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CERVANTÈS

Publié le 02/09/2013

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1547 - 1616 

DE la vie et de la destinée littéraires de Miguel de Cervantès Saavedra, on peut longuement rêver sur la page ouverte du livre, quand on vient de lire une Nouvelle exemplaire ou un chapitre des Aventures de l'Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche. Nulle vie, nulle destinée n'offrent une plus riche matière aux interrogations. Tout semble, dans cet écrivain, contradictoire et paradoxal, aussi bien la médiocrité, les misérables débats de son existence matérielle toujours harcelée que son obscurité, besogneuse jusqu'au seuil de la vieillesse, et la gloire éclatante, immense, indestruc¬tible qui s'amorce peu avant sa mort et, au cours des siècles, ne fera que grandir, s'amplifier presque démesurément. Illustration de la langue espagnole, son oeuvre, par un rare prodige, ne dépend plus d'elle. Miguel de Cervantès a créé un monde si cohérent, des types si fortement indi¬vidualisés que, même si l'idiome qui les a peints disparaissait de la surface de la terre, ils ne périraient pas pour autant. Cela n'arrive qu'à fort peu d'élus parmi les romanciers et les poètes; on compte ceux qui ont fourni à la postérité un adjectif ou un substantif capable de traverser les frontières et les âges, de susciter une atmosphère caractéristique, une forme humaine person¬nalisée : homérique, shakespearien, balzacien, don quichottisme. Et chez les peuples les plus séparés par l'histoire, l'évolution politique, la religion, les guerres ou, bien pis, les barrières pacifiques de l'indifférence.

Huit villes se disputèrent longtemps l'honneur d'avoir donné le jour à Cervantès. Alcala de Hénarès, ville de Castille, non loin de Madrid, l'a finalement emporté. Issu d'une famille pauvre mais honorable, catholique, de bonne race, de sang vieux-chrétien, sans mélange d'hérétique ni de musulman, ainsi qu'en témoigne un acte authentique, il a pour père un chirurgien ambulant; et le mot de chirurgien me paraît un peu noble, au sens actuel, il faudrait plutôt dire une sorte de barbier distingué ; employons, afin de nous tirer d'affaire, comme le subtil Francis de Mio-mandre qui a si merveilleusement traduit notre auteur, le mot de phlébotomiste : le grec sauve tout. 

« paisibles, des héritiers assurés d'une étude de notaire ou d'un fonds de pharmacien; mais, pour nous, ces sortilèges n'opèrent plus; les massacres, les occupations, les travaux forcés, la famine, les mutilations, leur souvenir ou leur perspective font partie de notre vie courante, et le romanesque se détruit de lui-même par sa consommation quotidienne, sa vulgarisation; dix ans de ces tribu­ lations ne constituent que le pourcentage normal du déboire sur la somme de nos années; qui n'en demeure que manchot, comme le rejeton du phlébotomiste, s'estime heureux.

L biographie de Cervantès, dont nous connaissons bien les grandes lignes, présente des trous; il convient que trop de précision ne corrompe pas entièrement le mystère qui lui sied, que nous ayons, en dehors de tout document, quelques lacunes à meubler, que nous puissions, à défaut de !'exactement authentique, du certifié par le labeur des érudits, imaginer le vrai.

Une enfance assez nomade dans les bagages du père, des études hachées -il y aura toujours de l'autodidacte chez Cervantès -d'assez vagues débuts littéraires et, aussitôt, le départ pour l'Italie, soit parmi la flatteuse domesticité d'un cardinal diplomate et ami des humanités, soit à la suite d'une fâcheuse affaire d'honneur qui aurait mal tourné, les critiques en discutent; bientôt l'engagement et l'habit bariolé du soldat espagnol.

Le voici, comme on surnommait alors les fantassins des fameux tercios, papagayo, perroquet.

Il me plaît de penser qu'il a servi sous les ordres de ce légendaire don Lope de Figueroa que, plus tard, Calderon a choisi pour un des principaux personnages de son Alcade de :(.alaméa et dont il nous a légué une silhouette haute en couleur d'homme de guerre austère, loyal, coléreux, brave, tourmenté de rhumatismes, terriblement pointilleux sur la discipline et les privilèges de l'armée, insupportable et plein de cœur.

Des marches, des contre-marches, des embarquements, des débarquements, des rembarquements, l'hôpital à Messine, l'ordinaire du métier.

Le jour de Lépante, une heure d'élan et d'enthousiasme extraordinaires, une heure qui marquera tout son avenir, illuminera parfois les sombres passes d'un sort sans joie, sans lumière.

La période d'actions et de catastrophes brillantes ne dure guère.

Personne n'ignore la capture, dans le golfe du Lion, au large des Saintes-Maries-de-la-Mer, de Cervantès par les pirates barba­ resques, sa dure prison à Alger, ses vaines et hardies tentatives de rupture de ses fers.

A cette époque, il possède, quoique privé de liberté, subissant les traitements les plus odieux, je ne sais quel rayonnement.

Tous les témoignages de ses compagnons s'accordent pour le confirmer.

Il fait, parmi eux, figure de chef, de soutien, de consolateur; son autorité, son courage, en imposent même à son maître, homme féroce, et lui épargnent les derniers supplices, fouet, pendaison ou pal.

Enfin, racheté après des tractations sans nombre, il regagne l'Espagne.

Alors, soudain, ce qu'il y avait en lui de fier, de séduisant, d'irréductible par le malheur semble s'assombrir et s'éteindre.

Le voici en butte à une guigne constante, acharnée.

Sa Galatée, pastorale à la mode du temps, lui a valu une petite réputation; il travaille obscurément pour la scène; il écrit vingt comédies, dont il nous reste peu de chose; il renonce bientôt aux tréteaux, car le soleil de Lope de Vega, le royal, !'acclamé, l'intarissable, ne laisse place, selon le style de l'époque, à aucune autre étoile dans le ciel du théâtre.

Il trouve un méchant emploi qui répond bien mal à l'âme, au génie de notre poète.

Mais il faut manger et nourrir sa famille, et Cervantès a épousé dona Catalina, jeune fille d'Esquivias; il a de plus à sa charge Isabel, sa fille naturelle, fruit d'une liaison avec, croit-on, une comédienne.

Oui, à la vérité, un emploi sinistre.

Il s'agit de ramasser, en Andalousie, les vivres qui ravitailleront l' Invincible Armada.

Profession, en somme, de pressureur des pauvres paysans dépourvus, qui cachent leurs maigres récoltes, à qui on arrache leur blé, que l'on paie chichement ou pas du tout.

Ces pourvoyeurs, exacteurs souvent, ont mauvaise réputation; on imagine aisément les crève-cœur, les dégoûts de l'excellent Cervantès.

IL a cru sans doute, l'insensé, le chimérique, que cet état ne se prolongerait pas, qu'il n'exercerait ce métier répugnant à sa nature que très provisoirement.

Mais non, celui-là, ou d'autres du même genre, à peine moins intolérables, il les traînera.

comme des boulets, afin d'assurer sa chétive 113. »

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