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DEFOE

Publié le 02/09/2013

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vers 1660-1731

E suis entré en relations avec Daniel Defoe, une récente nuit, dans mon domicile d'Archet dont l'aspect est celui d'une souricière adroitement adaptée à de telles circonstances.

Autour de ma demeure, à l'heure où les chouettes, les hiboux, les effraies chantent modes-tement leurs petits succès sur un air universellement connu, la route est peuplée de passants, quel-quefois anonymes. Le plus souvent ce sont des personnages historiques qui vont et viennent entre deux crépuscules, sans grande utilité pratique. La plupart d'entre eux parlent à voix haute mais pour leur seul entendement. Drôles de voix dans la nuit. On s'habitue très bien à leur présence fugitive.

Une nuit, cependant que j'achevais péniblement ma besogne quotidienne, qui est de me mêler de ce qui ne me concerne pas directement, on heurta le marteau de ma porte. Après avoir hésité un peu à cause de la lecture des journaux du jour, j'ouvris et j'aperçus, sous la lumière blême d'une lune rigolante, un homme vêtu d'un grand manteau d'utilité nocturne. Le visage de ce passant était assez beau. Il était coiffé d'une chevelure en cascade, une perruque probable¬ment, qui l'apparentait à Louis XIV. Ce n'était pas lui. L'inconnu se présenta sans hésiter.

« — Vous ne me reconnaissez pas, dit-il. Je suis Daniel Defoe. Il n'y a aucune imposture dans cette visite nocturne, comme vous pouvez vous en rendre compte en ouvrant votre Grand Larousse, lettre D, à la page 727, tome II. «

Je fis entrer Daniel Defoe dans mon domicile, car j'ai toujours éprouvé une curieuse sympathie pour ses romans et pour ses infortunes.

« — Je suis, dit-il, le fils d'un marchand de chandelles qui devint propriétaire d'une boucherie à Londres. Mon père voulait me destiner à l'état ecclésiastique et je rompis avec le collège pour entrer comme petit commis dans la boutique d'une sorte de shipchandler-marchand de vins. Le métier me plut au point que je m'établis afin de pratiquer le même commerce, quand, devenu homme, j'épousai Marie Tuffley une demoiselle assez bien pourvue d'attraits et d'argent. C'était, si ma mémoire est bonne, le ler janvier 1684. Il est inutile d'écrire un livre ou de ratiociner sur l'art de dilapider sa fortune en moins de dix ans. Vous savez qu'au moment même où la gêne, que dis-je, la misère menace de vous saisir à la gorge, les préjugés disparaissent et que l'honnêteté, telle que la morale sociale l'imagine pour les besoins de la cause, s'affaiblit jusqu'à la mortification complète. Il me fallut éviter la prison en prenant la fuite. Il serait fastidieux de vous énumérer mes angoisses durant cette période. Les circonstances me conduisirent à Bristol d'où je pus revenir à Londres sans craindre d'être agrippé par les constables. «

Daniel Defoe sortit d'une poche intérieure de sa houppelande une pipe en terre blanche et la bourra machinalement en usant de mon tabac mis frais dans un pot d'aspect très élisabéthain.

« — Vous avez beaucoup voyagé ? «

Il sursauta.

« en 1706.

En somme, j'ai vécu dans mon pays comme mon matelot dans son îledéserte.Encorel'île de Selkirk était-elle peuplée par ses rêves, tandis que je dépeuplais mon île de mes rêveries les plus fructueuses.

J'ai, ainsi, imaginé en 1719, mon Robinson et son papegai et son valet de solitude, la fameux Vendredi.

En 1720, j'ai suivi le capitaine Singleton.

En 1722, j'ai rencontré Moll Flanders ...

sans doute dans une vieille chronique de Covent Garden.

C'est en 1724 que lady Roxana fit son apparition devant mon écritoire.

Elle était, comme je l'ai dit, une heureuse personne ...

» « - Et votre Histoire du Diable? Et votre Système de la Magie? « - Ce furent des legs ...

John Sheppard, en montant sur l'échafaud, me reconnut dans la foule.

Il m'appela, car, en ce temps-là, le protocole des exécutions capitales n'excluait pas une agréable familiarité entre le principal acteur et le public.

Sheppard me remit, à la sauvette, les manuscrits de ces deux ouvrages mi-figue, mi-raisin ...

mi-publiciste, mi-romancier.

Après bien des méditations posthumes, je peux conclure que je fus un romancier.

Mon journal de la Peste à Londres me fut dicté par le mot peste, qui est un mot dont les projections secrètes sont puissantes.

« En 1685, je portais un baudrier et une épée, et c'est en troquant mon épée militaire contre une plume que mon opinion sur Guillaume III devint plus favorable à ma tranquillité.

Je préfé­ rerais vous parler de Moll Flanders.

Mais c'est un inexorable besoin qui me pousse à expliquer ma vie politique balancée entre la cause whig et la cause tory.

Tel est le cas de tous ceux pour qui la politique est un art, un art d'agrément, de hasard ou d'opportunité.

«En 1713,j'étais en prison.

Et c'est, peut-être, derrière mes barreaux queje conçus la pré­ sence de Robinson sur son île entourée de barreaux.

En prison, j'ai dû rencontrer Moll Flanders, quand petite fille de 1' Assistance Publique, elle voulait devenir une dame de qualité.

Cette fillette vivait aussi derrière des barreaux.

Dès lors un romantisme influencé par la pègre pittoresque de Londres me révéla que j'avais été mis au monde pour vivre des vies imaginaires et non pour concré­ tiser mes qualités dans une activité exclusivement sociale.

On dit de mes romans qu'ils ne sont pas romanesques.

Ce n'est pas exact.

Tels qu'ils sont ils reflètent la société de mon époque et les disci­ plines littéraires en usage.

Né en d'autres temps, par exemple dans le vôtre, j'eusse accordé mon style à celui de Stevenson.

» Nous parlâmes ensuite de Moll Flanders et Daniel Defoe apporta son tribu d'hommages à la mémoire de Marcel Schwob qui, dit-il, avait amélioré considérablement les chances de cette aventurière à l'immortalité.

Il s'expliqua : « - A cette époque les Moll Flanders n'étaient pas rares.

Elles prospéraient autour de Covent Garden.

C'était le bon temps de la fameuse Moll King et de la mère Douglas, mieux appréciée sous le nom de mère Cole.

A vrai dire, toutes ces personnes offraient un portrait parfait de la che­ valière de fortune.

Par bien des détails, si ce n'est que la sensualité ne la dominait pas, Moll Flanders se rapprochait de cet idéal.

Beaucoup de ces joyeuses garces gardaient la réputation d'être des filles aimables et spirituelles.

Grâce à une certaine distinction dans ses manières, Moll Flanders se rapprochait de lady Douglas, la mère Cole, qui exigeait de ses filles un langage châtié dans l'exercice de leur profession.

Nous étions loin des héroïnes de John Gay, l'auteur de The Beggar's Opera.

J'ai connu ce polémiste au moment où l'on chantait dans toutes les rues de la Cité : Pretty Polly, say ...

J'ai connu une fille blonde et rose au nez pointu qui, je crois, se nommait Polly Peachum.

» Après avoir dit, Daniel Defoe prit congé.

Sur le seuil de ma porte, il me serra la main.

Le contact de ses os, un peu terreux, me laissa une vilaine impression.

Je le suivis du regard jusqu'au tournant de la route, puis il prit la consistance du brouillard.

Je rentrai chez moi et, machinalement, j'interrogeai le calendrier des Postes et Télégraphes.

Nous étions le 24 avril 1731, date à laquelle Daniel Defoe mourut dans une chambre d'hôtel médiocre du type cabinet de débarras.

Je connaissais ce genre d'abri.

PIERRE MAC ORLAN de l'Académie Goncourt 199. »

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