bulle. Les porter immédiatement en lieu sûr. Ces tableaux valaient une fortune, ils lui avaient été offerts en remerciement de services rendus à un galeriste de la rive droite et à un collectionneur canadien. Yvan y tenait comme à la prunelle de ses yeux. L'averse redoublait d'intensité. Elle lui criblait la figure et transperçait sa veste. Il traversa la rue en hâte, se faufila entre deux véhicules et, les bras encombrés par les toiles, glissa sur le bord du trottoir. Il dut lâcher les paquets pour amortir sa chute. Un genou dans le caniveau, un sentiment d'abandon le submergea. L'eau s'accumulait autour de sa jambe, s'infiltrait par la déchirure du pantalon. C'était à croire qu'on lui avait jeté un sort. Il s'épongea avec le revers de sa manche de pull, vérifia l'état des paquets, dont l'un était en partie éventré, puis se redressa. Une heure durant, il poursuivit ses va-et-vient sous le déluge. Les déménageurs n'arrêtaient pas de pester contre l'ascenseur vétuste, aussi étroit qu'un coffre d'horloge. Yvan les suivait à la trace en les maudissant, car il allait devoir nettoyer le tapis d'escalier. Au sixième étage, la vue donnait sur les toits de zinc, des vis-à-vis plus ou moins discrets, la rumeur du boulevard et les odeurs de cuisine. Entre deux pignons se découpait la cime des arbres qui bordaient les quais de Seine. C'était le seul repère végétal. En dessous, la cour pavée et les balcons ne portaient ni jardinières ni arbres en pot. Un Paris gris et maussade. Yvan s'ébroua. Le clapotis de ses vêtements alourdis par la pluie l'avait arraché à la contemplation du paysage. À ses pieds, un filet d'eau commençait à se répandre sur le parquet, cherchant son chemin vers les plinthes. Se changer. Il parvint à extraire du chaos le pantalon d'un costume parfaitement inapproprié aux circonstances, qu'il enfila en inspectant à nouveau les lieux. C'est sûr, il avait perdu en surface utile. Son logement était des plus réduits, deux pièces en enfilade et une cuisine de bateau. Une fois les cartons empilés, il devint même lilliputien, à l'image de sa voiture. Yvan se dit que le capharnaüm ambiant ne devait pas aider à repousser les murs. Aucun des déménageurs ne lui demanda où poser ses affaires. On les entassait comme on pouvait. Une fois seul, Yvan tenta de prendre ses marques. D'abord éclairer le salon, on n'y voyait goutte tant il faisait sombre au-dehors. Il repéra l'antique interrupteur et l'actionna. Clic. Clic clic... Il ne manquait plus que ça. Avoir de la lumière aurait été superflu. Fouillant dans un carton marqué « bricolage », Yvan sortit une lampe torche et chercha où pouvait bien se trouver le compteur électrique. Pas dans l'appartement, trop simple. Il poursuivit ses investigations sur le palier, sans résultat. C'est alors que la porte voisine de la sienne s'entrouvrit. -- Bonsoir, monsieur. Monsieur Sauvage, c'est bien cela ? demanda une octogénaire, l'unique résidente de ce dernier étage jadis occupé par des chambres de bonne. Avec sa lampe qui fouillait la pénombre, Yvan se sentit dans la peau d'un vulgaire cambrioleur. -- Euh... Oui, bonjour, madame. Je vois qu'Henry Dumont vous a avertie de mon arrivée. -- En quelque sorte. M. Dumont est un homme très prévenant. J'ai travaillé pour ses parents pendant plus de trente ans, je l'ai pour ainsi dire élevé avec mon fils. Yvan s'en fichait un peu, mais à cet instant il avait besoin d'aide. Il acquiesça poliment. -- Ce que vous cherchez, reprit la vieille dame, se trouve ici. On a repeint le coffre électrique pour le rendre plus discret, du coup, on ne devine pas forcément où il se trouve. -- Il est possible que mes soucis viennent de là. -- J'ai déjà demandé à plusieurs reprises que l'on fasse revoir l'installation. Tout ça n'est pas aux normes. Mais vous savez, les électriciens, ils ne se déplacent que quand il y a le feu... L'octogénaire parut à Yvan incroyablement alerte. On devinait son âge à ses rides d'expression et à son teint fané comme une étole de soie ancienne, mais les gestes et la voix conservaient une vivacité presque juvénile. Ses yeux pétillaient de malice. Par la porte entrebâillée, Yvan aperçut un coin de sa salle de séjour. Une bibliothèque remplie de livres tapissait toute la cloison. La voisine s'était rapprochée du compteur et, chaussant ses lunettes, elle montra à Yvan le fonctionnement de l'appareil. -- Merci, grâce à vous je vais pouvoir m'installer sans avoir à patienter jusqu'au chant du coq. -- Tant mieux. Bonne soirée, monsieur Sauvage. La vieille femme ne s'attarda pas, elle avait visiblement mieux à faire. Yvan prit son premier repas, un reste de pizza froide et un tiramisu rescapé des provisions de la veille sur un échafaudage de cartons. Après quoi, il se sentit trop fatigué pour entreprendre de déballer. Il rangerait au fur et à mesure de ses besoins. Que faire à cette heure ? Pas question de se replonger dans le dossier Salamandre : il y passerait la nuit et il lui fallait l'esprit clair. Il préféra se pencher sur ses rendez-vous à venir, et préparer l'étude d'une série de photos qu'un artiste comptait exposer et mettre en vente les jours suivants. Assis sur son lit, il resta moins d'une heure à prendre des notes avant d'être parcouru de frissons. Cette fois, rideau. Il ne prit même pas la peine de passer par la salle de bains - en réalité, un réduit pourvu d'un lavabo et d'une baignoire-sabot à l'émail douteux. Il dégagea le canapé enfoui sous un amoncellement de vêtements, s'enroula dans des couvertures et tendit le bras vers l'interrupteur. Clic. 5 Une semaine plus tard, l'appartement n'avait guère changé d'aspect. Le provisoire durait, un tantinet chaotique. Faute d'espace, Yvan avait renoncé à vider tous les cartons. Seul le coin bureau témoignait d'un début d'adaptation de l'occupant à son nouvel espace de vie. Il y passait le plus clair de son temps. Le bureau massif de style Louis-Philippe, bien que trop encombrant, lui permettait d'empiler d'innombrables dossiers, documents, livres et objets. Yvan appréciait leur proximité immédiate dans le travail, si volumineux soient-ils. Les avoir à portée de main le rassurait. Quant au fauteuil en cuir, un monument du confort anglais, il rendait tout déplacement périlleux à l'intérieur de la pièce. Mais Yvan préférait escalader cartons et meubles entassés plutôt que d'avoir à se séparer d'un fauteuil dans lequel il s'accordait fréquemment des sommes réparateurs. Ce matin-là, il compulsait un ouvrage portant sur la Renaissance française. Le dossier Salamandre guidait ses recherches et commençait à livrer certains indices. Il étudiait le plan du château de Chambord, l'annotant en marge, et relevait de curieuses coïncidences. Il sentit bientôt les picotements qui indiquaient chez lui un intérêt grandissant pour son sujet d'études. Le règne de François Ier avait ouvert la société à une culture nouvelle et clos le dernier chapitre du Moyen Âge. L'art, la philosophie et les progrès techniques révolutionnaient les moeurs et les consciences dans l'Occident chrétien. C'était un changement prodigieux qui s'opérait dans les mentalités, même si les contemporains d'Erasme n'en percevaient sans doute pas l'ampleur. Pourtant, dans le sillage des grands navigateurs, le monde basculait dans les Temps modernes. L'imprimerie était en plein essor après l'invention de Gutenberg. Longtemps déconsidérée par l'Église, la science échappait à la sorcellerie et entrait en concurrence avec les dogmes religieux. Délaissant le gothique, les architectes prenaient leurs modèles chez les classiques de l'Antiquité. Les peintres découvraient la perspective, la figure même de l'artiste s'imposait par son génie, les faveurs que lui accordaient les puissants, le nombre de ses émules. L'ingénierie, l'architecture et l'art occupaient les plus grands esprits. Fasciné par les princes italiens, François Ier avait attiré dans son royaume Léonard de Vinci, Rosso et Primatice. Aux yeux de ce munificent mécène, ce roi bâtisseur, rien n'était trop beau ni trop coûteux pour servir sa gloire. C'est au retour de l'un de ses voyages avec Léonard de Vinci que François Ier avait lancé le chantier de Chambord. Le château serait une merveille du temps, un vaisseau majestueux composé de quatre cent quarante pièces, trois cent soixante-cinq cheminées et soixante-dix-sept escaliers. Dans ce dédale de pierre, mieux valait s'équiper d'un plan pour ne pas se perdre. L'édifice était le plus imposant de tous les châteaux de la Loire. Pourtant, le monarque n'y avait résidé qu'une quarantaine de jours durant son règne. Mais le plus surprenant tenait à son emplacement. En dépit de la présence des meilleurs architectes, Chambord avait été bâti sur un terrain marécageux. Un tel choix compliqua tant la construction qu'un millier d'hommes durent travailler sans relâche pendant près d'une décennie pour assurer les fondations après avoir asséché les sols. Pourquoi des ingénieurs aussi compétents n'avaientils pas jeté leur dévolu sur un site à peine éloigné d'un kilomètre et qui leur aurait épargné de telles difficultés ? Yvan passa à la loupe la carte du secteur. Le château se trouvait perdu au milieu d'un vaste domaine boisé de Sologne. À ces interrogations vint s'ajouter un autre fait troublant : François Ier avait accordé toute licence à Philibert Babou, sieur de La Bourdaisière, pour conduire le chantier. Or ce personnage était réputé pour exceller dans l'art du chiffrage. Après avoir épuisé ses documents personnels et collecté un maximum de données sur les sites spécialisés du web, Yvan rassembla ses notes et les feuilles crachées par l'imprimante. Un écheveau de pistes et autant de questions s'offraient à lui. Satisfait de cette première approche et tenaillé par le désir de poursuivre, Yvan effleura de la main la salamandre. Hallucination ou pas, il crut sentir le dessin prendre du relief et vibrer sous sa paume. * Attentif à ne pas troubler le silence qui régnait dans la salle de lecture de la bibliothèque de la Sorbonne, Yvan se dirigea à pas feutrés vers une table du fond. -- Bonjour Marion, je ne suis pas en retard ? Plongée dans la lecture d'un ouvrage, Marion tressaillit en reconnaissant la voix. -- Pardon, je préparais notre entretien. Mais je vous rassure, vous êtes même cinq minutes en avance, si j'en crois l'heure affichée à la pendule. Yvan s'installa à son côté et se saisit du dossier Salamandre. -- On ne sait pas réellement ce qu'on cherche, mais de nombreux points méritent d'être éclaircis, fit Yvan en guise de préambule. -- Moi, j'ai mon idée sur la question..., répliqua Marion. -- Quel genre d'idée ? -- Le genre d'idée qu'il n'est pas bon de révéler avant d'avoir sérieusement progressé. -- Épargnez-moi les mystères, il y en a déjà suffisamment à découvrir. Marion sortit une copie d'un plan du château de Chambord et traça dessus, non sans habileté, des lignes droites à main levée. -- La symétrie, vous connaissez ? Elle poursuivit en lui indiquant des symboles qu'elle avait repérés, et forma un 8. -- Ce chiffre est partout, annonça-t-elle, pas peu fière de sa trouvaille. -- Effectivement, on le rencontre à plusieurs reprises, nota Yvan. Du moins, c'est un des éléments que j'ai relevés moi aussi. -- Même au château de Fontainebleau, chuchota Marion tout en s'assurant qu'il n'y avait pas d'oreille indiscrète alentour. Yvan fronça les sourcils. -- Qu'entendez-vous par là ? Un jeu de pistes ? -- Bon début, monsieur Sauvage.