Devoir de Philosophie

Elle avait une allure différente, elle était différente.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

Elle avait une allure différente, elle était différente. Mais différente en quoi ? J'éprouvais le besoin désespéré de posséder un fragment de la personnalité de Lorka, quelque chose de concret, quelque chose qui la sauverait des généralités. Comment pourrais-je la décrire ? a dit Meg, les mains écartées en signe d'exaspération. Elle avait, a-t-elle fini par dire, une personnalité différente. Elle était très différente de Frydka. Elles ne se ressemblaient pas. Elles n'avaient même pas l'air d'être soeurs. Ruchele ressemblait beaucoup plus à Frydka. Mais Lorka avait l'air... différente. J'ai fini par changer de sujet. Que peut-on dire, vraiment, de quelqu'un ? Il était donc très difficile de savoir ce qu'avait été Ester. Peut-être qu'elle avait joué aux cartes avec des amies pendant les soirées d'hiver, fait du crochet ou du tricot ; elle avait certainement une maison bien tenue. Et elle avait clairement d'agréables dispositions Elle était très chaleureuse, très sympathique. Mais cette impression que je me fais de sa personnalité dérive en partie au moins du fait qu'une femme âgée qui avait été autrefois une adolescente à Bolechow voulait établir un fait à propos d'une autre personne. Et Bronia ? Aujourd'hui, il ne reste presque rien, et c'est donc précieux, de la benjamine des filles de Shmiel, la plus jeune des cousines de ma mère, dans le monde. Le problème, c'était qu'elle était trop jeune : dix ans quand la guerre a éclaté, pas encore treize ans quand la seconde Aktion a mis fin à sa vie, elle était trop jeune pour être candidate pour les camps de travaux forcés, qui avaient pour effet, paradoxalement, de prolonger la vie de ceux qui s'y trouvaient, dans certains cas assez longtemps pour mourir au cours de l'Aktion suivante, dans d'autres assez longtemps pour décider de rejoindre les partisans de Babij, qui finiraient par être éliminés, et dans d'autres cas encore assez longtemps pour décider de se cacher, comme Jack, Bob et les autres l'avaient fait, ce qui explique qu'ils aient survécu. Pour toutes ces options, Bronia était trop jeune, et c'est simplement d'une jeune fille ordinaire que quelques personnes pouvaient se souvenir un peu en 2003. C'est donc comme une jeune fille ordinaire que je dois à présent la décrire. Je me souviens de Bronia, m'a raconté Jack, à la fin de son récit beaucoup plus long sur Ruchele. C'était une gamine, je la voyais souvent dans la rue et je l'appelais : « Hallo, Bronia ! » La façon dont il a dit hallo au lieu de hello m'a ému ; il y avait là quelque chose de joyeux et de quotidien, quelque chose d'un peu daté. Le mot même - c'est simplement une traduction de ce que Jack avait dit en polonais à Bronia, il y a des décennies de cela - était comme l'émissaire d'un moment perdu de l'histoire. J'ai souri. Jack a souri, lui aussi. Elle avait quatre ans de moins, elle avait l'âge de Bob. Elle avait dix ans quand la guerre a éclaté. Ruchele était née en 1925, je crois que c'était en septembre 1925, et Bronia, pour autant que je m'en souvienne, est née en 1929- Elle jouait dans le jardin, je me tenais contre la barrière et je l'appelais : « Hallo. Bronia. » C'était une petite fille adorable, encore très petite fille. On voyait bien qu'elle avait toujours l'esprit à jouer, l'esprit au jeu. C'était peut-être cette douceur enfantine qui avait fait sourire Meg, le jour de la réunion des anciens de Bolechow, à la simple mention du nom de Bronia, lorsque je lui avais tendu une photo d'elle, jolie petite fille entre ses parents, ce jour-là. Et Bronia ! avait-elle dit, son visage s'éclairant pendant un instant. Et pourtant, lorsque je lui avais parlé en privé, quelques jours plus tard, elle était frustrée de ne pas vraiment se souvenir de quoi que ce fût à propos de Bronia - pas même de s'être arrêtée une fois dans la rue pour lui dire bonjour. La plus jeune, je ne m'en souviens pas, a dit lentement Meg, assise dans la salle de séjour de son beau-frère. Bronia. J'ai fouillé dans ma mémoire, j'ai essayé, mais je n'y arrive pas... Lorka je l'ai vue, parce que nous avons grandi ensemble, et Ruchele était toujours dans la maison. Mais Bronia, je n'y arrive pas - il n'y a aucun souvenir, je ne peux pas vous dire pourquoi. Elle était encore un bébé. Elle s'est interrompue une seconde. Lorsque vous alliez chez eux, elle était là, quand vous m'avez montré cette photo, j'ai su que c'était elle. Mais je ne peux pas... Sa voix a déraillé. C'était donc Bronia. Dans cette photo très nette que j'ai d'elle en 1939, quand elle a probablement dix ans, elle porte une blouse sombre, des socquettes blanches et des Mary Jane. Elle sourit. Ses parents, qui, eux, ont lu les journaux, ne sourient pas.     ET C'ETAIT, POUR autant que je sache, après avoir parlé avec tous les Australiens, ce qu'ils avaient été. Peut-être que ce qui leur était arrivé était quelque chose qui ressemblait à ceci : Le jour en question - le 3, le 4, le 5 septembre 1942 - il y avait eu, très probablement, un bruit fracassant contre la porte d'entrée (je ne peux pas imaginer que les Allemands, avec leurs guides ukrainiens, aient frappé poliment : peut-être qu'ils ont cogné sur la porte de la maison peinte en blanc avec la crosse de leur fusil). Pour une raison quelconque - sans doute parce qu'elles travaillent déjà à la Fassfabrik -, Lorka et Frydka ne sont pas à la maison ; et ce sont donc Shmiel, Ester et Bronia qui sont emmenés (frappés ? empoignés ? cognés à coups de crosse comme la porte d'entrée ? Impossible de le savoir) hors de la maison et dans la rue, où tant d'autres qui pleurent, qui crient, qui sont terrifiés, sont déjà rassemblés et poussés en direction du Magistrat, du ratusz, de la mairie à côté de laquelle se trouve la boucherie des Jäger depuis des générations. Dans la cour située à l'arrière de la mairie, on les fait attendre, avec les deux mille cinq cents autres, et alors que je considère cette scène, je dois envisager la possibilité qu'un des trois, ou peut-être plus, ne survit pas à cette période d'attente. Par exemple, Bronia est peut-être une des quatre-vingt-seize Juifs que l'Ukrainien a prétendu tuer de ses propres mains à ce momentlà, la plupart d'entre eux étant, nous le savons, des enfants. Peut-être que cette petite fille a été jetée depuis un étage sur le pavé ; peut-être qu'elle a été attrapée par les chevilles par un policier ukrainien qui l'a fait tourner jusqu'à ce qu'elle ait la tête fracassée, la matière de son cerveau répandue, la matière qui a constitué autrefois la personnalité que personne, soixante et un ans plus tard, ne peut se remémorer en détail, sur la pierre d'angle de la mairie. Ou peutêtre qu'Ester, femme corpulente à cette époque-là, s'est déplacée trop lentement quand ils ont cogné sur la porte de la maison peinte en blanc, ou qu'elle était au lit ce jour-là, malade, et que, soit par impatience soit par jeu, l'Allemand ou l'Ukrainien qui est venu les arrêter a abattu dans son lit la femme grosse et malade. Ou peut-être qu'un des Ukrainiens qui participaient à l'Aktion, ce jour-là, a reconnu Shmiel Jäger dans la foule, et peut-être que cet Ukrainien était (comme l'avait été, par exemple, le père de la vieille Olga que nous avions rencontrée à Bolechow) boucher, lui aussi, membre du petit cartel des bouchers locaux, et peut-être que ce boucher ukrainien en voulait depuis longtemps à Shmiel, le Juif important qui avait commandé tant de gens, et peut-être que, à cause de cela, cet Ukrainien s'était approché de Shmiel, quand il l'avait reconnu, et l'avait frappé à coups de pistolet ou de crosse de fusil, ou lui avait simplement tiré une balle dans la tête. (Ou pire, pas dans la tête. Vous auriez prié pour tomber entre les mains des Allemands, m'a dit Meg, le jour où elle a finalement accepté de me parler en privé, croyez-moi. Les Allemands pratiquaient le coup de grâce, le Gnadelkugel - elle a fini par se souvenir du mot -, mais les Ukrainiens vous tiraient dans l'estomac et il fallait parfois quarante-huit heures pour mourir. Une mort horrible et lente.) Mais peut-être pas. Peut-être que la tante et l'oncle de ma mère, et sa cousine enfant, ont survécu à la procédure de rassemblement. Dans ce cas, nous le savons, ils ont été expédiés, après les journées de terreur dans la cour de la mairie, les heures de cris et de coups, les têtes d'enfants fracassées, le spectacle de Mme Grynberg, hébétée, le placenta sanguinolent coulant entre ses jambes, ils ont été expédiés à travers la ville jusqu'à la gare, passant devant la maison à la fausse cloison derrière laquelle se cachaient Jack, Bob et leur père - et peut-être que, là, Shmiel, aussi hébété qu'il ait pu l'être, a levé les yeux et reconnu la maison de Moses Grunschlag, un homme de sa génération qu'il connaissait certainement, un homme d'affaires plein de soucis comme lui et qui avait, lui aussi, des frères et des soeurs en Amérique, lesquels, comme le frère de Shmiel, arrivaient au même moment à la fin un peu mélancolique de leurs vacances d'été à Far Rockaway, dans l'État de New York -, cachés et écoutant les pleurs et les cris, et les grognements (et même le chant), dont une toute petite partie provenait des gorges de Shmiel, d'Ester et de Bronia ; et puis forcés, à un moment donné, de monter dans le fourgon à bestiaux. Dans la mesure où, à l'époque où j'ai parlé à ces quatre personnes à Sydney, j'étais déjà allé à Bolechow, j'étais capable, sinon d'imaginer ce que tout cela avait pu être pour eux, du moins de voir l'arrière-plan de leur souffrance, de voir mentalement les bâtiments devant lesquels ils sont passés pendant cette marche ultime à travers les rues de la ville. Depuis la cour du Magistrat, ils ont descendu Dolinska, la rue qui part vers le sud et finit par rejoindre le village de Dolina ; au bout de deux cents mètres, ils ont tourné à gauche dans Bahnstrasse, la route longue et poussiéreuse, un kilomètre environ, qui mène à la gare. J'ai fait ce parcours moimême. Ça m'a fatigué. Et ensuite ? De leur long et ultime voyage, la journée ou les journées en train, dans les fourgons bondés et étouffants, il est possible de connaître certains détails grâce au témoignage de Matylda Gelernter, que je me suis procuré après m'être rendu en Israël et avoir roulé jusqu'à Jérusalem, un jour : des détails qui ont été transmis à Mme Gelernter par la femme qu'elle appelle uniquement « Stern », la femme qui a dû étouffer son enfant de deux ans dans la cachette où elle se trouvait, puis, après avoir été arrachée à cette cachette et contrainte de monter dans le fourgon à bestiaux, a abandonné un autre enfant - peut-être un des enfants qui avaient étanché leur soif en buvant leur propre urine - quand elle a réussi à sauter du train, ce qui explique comment nous savons aujourd'hui certaines des choses qui se sont passées à bord du train en direction de Belzec où se trouvaient Shmiel, Ester et Bronia. En essayant de reconstruire ce que pourraient avoir été les derniers jours ou le dernier jour de mes trois parents, je dois admettre comme probable le fait que « Stern » a dû décrire avec bien plus de détails ce qui s'est passé dans les fourgons à bestiaux que ne le rapporte Matylda Gelernter dans sa propre description parce qu'elle n'y était pas elle-même et que le but de son témoignage était de raconter des choses qu'elle avait vues de ses propres yeux. Cet élément en

« La plus jeune, jene m'en souviens pas,adit lentement Meg,assise danslasalle deséjour de son beau-frère.

Bronia.J'aifouillé dansmamémoire, j'aiessayé, maisjen'y arrive pas...Lorka je l'ai vue, parce quenous avons grandi ensemble, etRuchele étaittoujours danslamaison.

Mais Bronia, jen'y arrive pas– iln'y aaucun souvenir, jene peux pasvous direpourquoi.

Elleétait encore unbébé. Elle s'est interrompue uneseconde. Lorsque vousalliez chezeux,elleétait là,quand vousm'avez montré cettephoto, j'aisuque c'était elle.Mais jene peux pas...

Savoix adéraillé. C'était doncBronia.

Danscette photo trèsnette quej'aid'elle en1939, quand ellea probablement dixans, elleporte uneblouse sombre, dessocquettes blanchesetdes Mary Jane.

Ellesourit.

Sesparents, qui,eux, ontlules journaux, nesourient pas.     ET C'ETAIT, POURautant quejesache, aprèsavoirparlé avectouslesAustraliens, cequ'ils avaient été. Peut-être quecequi leur était arrivé étaitquelque chosequiressemblait àceci : Le jour enquestion – le3,le4, le5septembre 1942– ilyavait eu,très probablement, unbruit fracassant contrelaporte d'entrée (jenepeux pasimaginer quelesAllemands, avecleurs guides ukrainiens, aientfrappé poliment :peut-être qu'ilsontcogné surlaporte delamaison peinte enblanc aveclacrosse deleur fusil).

Pouruneraison quelconque – sansdouteparce qu'elles travaillent déjààla Fassfabrik –, Lorka etFrydka nesont pasàla maison ;et ce sont donc Shmiel, EsteretBronia quisont emmenés (frappés?empoignés ?cognés àcoups de crosse comme laporte d'entrée ?Impossible delesavoir) horsdelamaison etdans larue, où tant d'autres quipleurent, quicrient, quisont terrifiés, sontdéjàrassemblés etpoussés en direction du Magistrat, du ratusz, de lamairie àcôté delaquelle setrouve laboucherie des Jäger depuis desgénérations. Dans lacour située àl'arrière delamairie, onles fait attendre, aveclesdeux mille cinqcents autres, etalors quejeconsidère cettescène, jedois envisager lapossibilité qu'undestrois, ou peut - être plus, nesurvit pasàcette période d'attente.

Parexemple, Broniaestpeut-être une des quatre-vingt-seize Juifsquel'Ukrainien aprétendu tuerdeses propres mainsàce moment- là, laplupart d'entreeuxétant, nouslesavons, desenfants.

Peut-être quecette petite filleaété jetée depuis unétage surlepavé ;peut-être qu'elleaété attrapée parleschevilles parun policier ukrainien quil'afait tourner jusqu'àcequ'elle aitlatête fracassée, lamatière deson cerveau répandue, lamatière quiaconstitué autrefoislapersonnalité quepersonne, soixante et un ans plus tard, nepeut seremémorer endétail, surlapierre d'angle delamairie.

Oupeut- être qu'Ester, femmecorpulente àcette époque-là, s'estdéplacée troplentement quandilsont cogné surlaporte delamaison peinteenblanc, ouqu'elle étaitaulitce jour-là, malade, etque, soit parimpatience soitparjeu, l'Allemand oul'Ukrainien quiestvenu lesarrêter aabattu dans son litlafemme grosseetmalade. Ou peut-être qu'undesUkrainiens quiparticipaient à l’Aktion, ce jour-là, areconnu Shmiel Jäger danslafoule, etpeut-être quecetUkrainien était(comme l'avaitété,parexemple, le père delavieille Olgaquenous avions rencontrée àBolechow) boucher,luiaussi, membre du petit cartel desbouchers locaux,etpeut-être queceboucher ukrainien envoulait depuis. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles