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Hu HU!

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

Hu HU!   Et même là, il y a la mélodie, les inflexions tristes, sépia, en tonalité mineure qui me font me demander, brièvement, si c'était la traduction d'une vieille chanson de son enfance. Récemment, j'ai demandé à mon frère Andrew, qui joue si bien du piano, s'il se souvenait de l'air de cette chanson de mon grand-père, et lorsqu'il a répondu, Bien sûr que je m'en souviens, je lui ai demandé de la transcrire pour moi. Une semaine après, environ, j'ai ouvert le fichier qu'il m'avait envoyé et j'ai souri en voyant qu'il l'avait intitulée Oh pourquoi mon Andrew avezvous frappé. Quand je lui en ai parlé, il a dit, très sincèrement, Il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'il ait pu la chanter à quelqu'un d'autre. J'ai donc chanté cette chanson à Shlomo, alors que nous roulions vers le sud, dans le désert, en direction de l'appartement des Reinharz, et il a secoué la tête en disant, Non, je ne peux pas dire avoir jamais entendu cette chanson. J'étais déçu. Mais il y avait une autre chanson qui m'intéressait, une autre chanson assez mélancolique, et c'est sans doute parce qu'elle était tellement triste que, moi qui connais si peu la musique populaire, je m'étais dit qu'elle provenait peut-être aussi de l'enfance perdue de mon grand-père, fils d'une famille de bouchers, il y a une centaine d'années, et à six mille cinq cents kilomètres de moi. Je l'ai chantée aussi à Shlomo dans la voiture :   Je voudrais encore, je voudrais en vain Je voudrais avoir seize ans demain Seize ans demain jamais, jamais fêtés Jusqu'au temps des cerises pendant aux pommiers ! Je ne me suis pas soucié de mettre l'accent, cette fois : fudrais, avait dit mon grand-père, je fudrais en fain. Jusqu'au temps tes cérises.,, Shlomo a écouté et pris un visage embarrassé. Je n'ai jamais entendu cette chanson non plus, a-t-il dit. Oh, tant pis, ai-je dit. Ce n'est pas grave. C'est juste une chanson. J'ai regardé par la fenêtre. Le désert s'était transformé en immeubles. Ha, ha ! a dit Shlomo en pointant le doigt. Nous sommes arrivés à Beer Sheva.   Oh Why Did You Hit My Andrew     Vêtue d'une blouse sans manche à motifs fleuris éclatants, dans diverses tonalités de bleu, Malcia Reinharz nous attendait sur le seuil de sa porte. Au moment où nous avons franchi les dernières marches pour atteindre son palier, elle a fait un grand sourire, exposant des dents bien alignées. Hallo ! a-t-elle dit. La voix était profonde et elle avait une tessiture agréablement grenue, comme une clarinette. Ses cheveux étaient légèrement auburn et son long visage, aux joues rondes et plein d'humour, était animé comme celui d'une jeune fille. Hallo Malcia ! a dit Shlomo. Il m'avait dit que Malcia parlait bien l'anglais ; son mari non, mais Shlomo traduirait. Nous sommes entrés. L'appartement était plongé dans la pénombre pour le protéger du soleil de l'après-midi. Au fond, devant les fenêtres dont les stores étaient baissés, il y avait quelques meubles confortables ; à l'entrée, juste après la porte, il y avait une petite table de salle à manger. Assis à cette table, le dos appuyé au mur de la cuisine, se trouvait M. Reinharz. J'ai aimé son visage : curieusement juvénile, grave mais sympathique. Il avait l'allure plaisamment désuète d'un fermier nanti : une chemise beige impeccable, un pantalon sombre, des bretelles et une casquette de golf beige. Il s'est levé pour nous serrer la main. Malcia nous a alors fait signe de nous asseoir. S'il vous plaît, a dit Malcia. Tout d'abord, nous allons parler un peu, et ensuite nous mangerons, d'accord ? D'accord, ai-je dit. Parfait. Les trois ont parlé en yiddish quelques minutes pendant que j'installais mon magnétophone et ma caméra vidéo. Shlomo expliquait ce qui allait se passer ; ils hochaient la tête en l'écoutant. J'étais prêt. Quand j'ai commencé à parler, j'ai essayé de les regarder tous les deux, mais comme je savais que Malcia pouvait me comprendre mieux que ne le pouvait son mari - et comme il y avait quelque chose de si attirant, si délicieusement doux et disponible chez elle, qualités que la mère de ma mère avait eues autrefois -, je me suis davantage adressé à elle assez rapidement. Toutefois, j'ai noté qu'au cours de notre longue conversation, ce jour-là, son mari et elle se regardaient pendant que nous parlions, comme pour obtenir une confirmation silencieuse de ce qui leur était demandé ou de ce qu'elle était en train de me dire en leur nom. Très bien, ai-je dit, je vais commencer à poser des questions. Elle a hoché la tête. Nous ne savions rien de Shmiel, de sa femme ou de ses enfants, ai-je dit. Je parcours donc le monde pour parler avec quiconque a connu Shmiel et, de ces conversations, j'essaie d'extraire quelque chose sur Shmiel et sa famille. Parce que tout ce que nous savons jusqu'à présent, c'est qu'ils ont été tués. Elle a fermé les yeux. Je sais, a-t-elle dit. Et nous voulons savoir quelque chose de mieux que ça, ai-je dit. Malcia a hoché la tête et dit, Oh, je les connais, je les connais très bien. J'étais sidéré par la façon dont elle employait le présent pour parler de ces morts : Je les connais, je les connais très bien. Elle a dit, Demandez ce que vous voulez. Tout ce que vous avez besoin de savoir. OK, ai-je dit. Nous nous sommes mis à parler. Elle m'a dit que tout le monde dans sa famille était de Bolechow. Voulait-elle bien me dire quand elle était née ? Elle a fait un grand sourire et a dit, Je suis née en Hongrie en 1919 ! Elle avait l'air amusée à l'idée que je puisse être embarrassé de lui demander son âge. Elle a expliqué qu'elle était née en Hongrie pendant que ses parents y séjournaient brièvement, et qu'ils étaient retournés rapidement dans leur ville où, à partir de l'âge de trois mois, elle avait toujours vécu. Avec ses parents, sa soeur Gina et ses deux frères, David et Herman. Elle a dit, Et plus personne n'est vivant. J'ai seulement une photo de mon jeune frère. Elle m'a dit qu'elle s'était mariée en 1940. Qui reste marié pendant un temps aussi long de nos jours, soixante-trois ans ? Personne ! Elle a éclaté de rire et agité la main, comme pour écarter les protestations de quiconque avait été marié moins de soixante-trois ans. Donc vous avez connu les Jäger quand vous étiez petite ? ai-je demandé. Je les connaissais très bien, a-t-elle répliqué, en passant à l'imparfait. C'était Shmiel Jäger et sa femme, c'était une jolie femme. Avec de jolies jambes ! Avec de cholies chambes. Malcia a posé sa main gauche sur son coeur et ensuite elle a fait un geste de connaisseur, un peu comme un maître d'hôtel décrivant une spécialité particulièrement savoureuse de la maison. Oh ! Elle avait de ces jambes - je n'ai jamais revu des jambes pareilles ! J'ai souri, et Shlomo aussi. Et deux jolies filles, a-t-elle poursuivi. Lorka aussi avait de jolies jambes ! Elle aussi ? a dit Shlomo, amusé. Oui. Malcia a hoché la tête. J'étais plus intéressé par un autre détail. Deux jolies filles. Chacun, semblait-il, avait un souvenir différent du nombre d'enfants qu'avaient eu Shmiel et Ester. Vous n'avez connu que deux des filles seulement ? ai-je demandé. Deux seulement ? Quand nous parlions, Malcia écoutait patiemment et silencieusement, comme une étudiante attentive, avec une expression grave sur son visage long et alerte ; mais, souvent, dès que je finissais de parler, son visage exprimait une forte réaction. A présent, il affichait une incrédulité exagérée. Elles étaient quatre, ai-je dit. Malcia me regardait. Quatre ? ! Il avait quatre enfants ? Je les ai nommées toutes les quatre. Lorka. Frydka. Ruchele. Bronia. Quatre filles ? a-t-elle répété. Je lui ai alors montré la photo de Shmiel, Ester et Bronia, mais elle s'est contentée de dire, Ja, Shmiel Jäger. Elle a posé la photo sur la table et dit simplement, Ai, Gott. Je sais seulement que l'aînée était Lorka, a-t-elle repris au bout d'un moment, et que la plus jeune était Frydka. Et nous étions souvent en contact. Avec Lorka... bien sûr. C'était une jolie fille. Et Frydka, elle était un peu plus haute que Lorka.

«   Vêtue d'uneblouse sansmanche àmotifs fleuriséclatants, dansdiverses tonalités debleu, Malcia Reinharz nousattendait surleseuil desaporte.

Aumoment oùnous avons franchi les dernières marchespouratteindre sonpalier, elleafait ungrand sourire, exposant desdents bien alignées.

Hallo !a-t-elle dit.Lavoix était profonde etelle avait unetessiture agréablement grenue, commeuneclarinette.

Sescheveux étaientlégèrement auburnetson long visage, aux joues rondes etplein d'humour, étaitanimé comme celuid'une jeunefille.

Hallo Malcia ! a dit Shlomo.

Ilm'avait ditque Malcia parlaitbienl'anglais ;son mari non,mais Shlomo traduirait.

Noussommes entrés.L'appartement étaitplongé danslapénombre pourle protéger dusoleil del'après-midi.

Aufond, devant lesfenêtres dontlesstores étaient baissés, il y avait quelques meublesconfortables ;à l'entrée, justeaprès laporte, ilyavait unepetite table desalle àmanger.

Assisàcette table, ledos appuyé aumur delacuisine, setrouvait M. Reinharz.

J'aiaimé sonvisage :curieusement juvénile,gravemaissympathique.

Ilavait l'allure plaisamment désuèted'unfermier nanti:une chemise beigeimpeccable, unpantalon sombre, des bretelles etune casquette degolf beige.

Ils'est levépour nous serrer lamain.

Malcia nousa alors faitsigne denous asseoir. S'il vous plaît, adit Malcia.

Toutd'abord, nousallons parler unpeu, etensuite nousmangerons, d'accord ?D'accord, ai-jedit.Parfait. Les trois ontparlé enyiddish quelques minutespendant quej'installais monmagnétophone et ma caméra vidéo.Shlomo expliquait cequi allait sepasser ;ils hochaient latête enl'écoutant. J'étais prêt.Quand j'aicommencé àparler, j'aiessayé deles regarder touslesdeux, mais comme jesavais queMalcia pouvait mecomprendre mieuxquenelepouvait sonmari – et comme ilyavait quelque chosedesiattirant, sidélicieusement douxetdisponible chezelle, qualités quelamère dema mère avaiteuesautrefois –, jeme suis davantage adresséàelle assez rapidement.

Toutefois,j'ainoté qu'au coursdenotre longue conversation, cejour-là, son mari etelle seregardaient pendantquenous parlions, commepourobtenir uneconfirmation silencieuse decequi leur était demandé oudecequ'elle étaitentrain deme dire enleur nom. Très bien, ai-jedit,jevais commencer àposer desquestions. Elle ahoché latête. Nous nesavions riendeShmiel, desafemme oudeses enfants, ai-jedit.Jeparcours doncle monde pourparler avecquiconque aconnu Shmiel et,deces conversations, j'essaied'extraire quelque chosesurShmiel etsa famille.

Parcequetout ceque nous savons jusqu'à présent, c'est qu'ils ontététués. Elle afermé lesyeux.

Jesais, a-t-elle dit. Et nous voulons savoirquelque chosedemieux queça,ai-je dit. Malcia ahoché latête etdit, Oh, jeles connais, jeles connais trèsbien. J'étais sidéré parlafaçon dontelleemployait leprésent pourparler deces morts : Je les connais, jeles connais trèsbien.

Elle adit, Demandez ceque vous voulez.

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