Devoir de Philosophie

quinze ans le jour de 1943 où elle était rentrée chez elle après avoir fait des courses dans le centre de la ville et tout le monde parlait dans la rue.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

quinze ans le jour de 1943 où elle était rentrée chez elle après avoir fait des courses dans le centre de la ville et tout le monde parlait dans la rue. Ce qu'ils disaient, c'était la chose suivante : leur voisine Hela avait été dénoncée pour avoir caché des Juifs chez elle. Tout le monde en parlait ! a dit Mme Latyk. Oui, il y avait bien deux soeurs Szedlakowa, mais l'une d'elles, Emilia, avait pris peur et quitté la ville - était partie, avait dit quelqu'un à l'époque, à Boryslaw. Donc, lorsqu'elles ont été trahies, c'est Hela qui a été tuée. Elle cachait les Juifs dans une cave, quelque part dans sa maison, un endroit sous terre. Et le garçon, Ciszko Szymanski, qui leur avait trouvé cette cachette, leur apportait tous les soirs de la nourriture de la boutique de son père, qui avait une tannerie, mais aussi une sorte d'épicerie chez lui, les gens venaient y acheter de la viande, des saucisses. Il aimait cette fille, cette Juive, disaient les gens, c'est pourquoi il avait trouvé un endroit pour elle et son père. Mais quelqu'un l'a vu apporter de la nourriture tous les soirs chez les soeurs Szedlakowa, l'a soupçonné, et cette personne - un voisin, probablement, elle ne s'en souvenait pas - l'a dénoncé, ainsi que la Szedlakowa, à la Gestapo. Les Allemands sont venus et ils ont emmené les Juifs dans un coin au fond du jardin et les ont abattus là. Qu'est-ce qui est arrivé exactement à Szymanski et à Szedlakowa ? avons-nous demandé en choeur. Jack Greene, il y avait des lustres à présent, avait raconté qu'il avait entendu dire qu'il avait été emmené le jour même dans un champ et qu'ils l'avaient tué là. Maintenant, Mme Latyk, qui était là le jour où ça s'était passé, a dit, Il a été tué à Stryj. Et Hela a été emmenée à Stryj, elle aussi, et ils les ont pendus tous les deux. Mais les Juifs ont été abattus sur place. Stryj, ai-je pensé : la petite ville de province de Mme Begley. Ce petit détail, que je n'avais jamais entendu auparavant, me faisait l'effet d'être la preuve absolue de l'authenticité de l'histoire. Les Juifs étaient hors la loi, on pouvait les tuer comme ça, les abattre n'importe où. Mais les Polonais désobéissants, il fallait faire d'eux un exemple. Il est probable qu'ils les avaient emmenés à Stryj pour faire un spectacle terrifiant, avant les exécutions qui étaient une conclusion assurée. Et c'était toute l'histoire. A présent, toutes les pièces s'emboîtaient : Ciszko et Szedlak, la maison de Szymanski et celle de l'institutrice polonaise. Tout faisait sens à présent et il était enfin possible de voir comment ce qui s'était réellement passé avait été, corrompu par les distances à la fois géographiques et temporelles - ils n'étaient pas vraiment là, ils en avaient entendu parler deux, trois ou dix ans plus tard -, métamorphosé en de nombreuses histoires que nous avions toutes entendues désormais. Nous sommes restés assis pour parler encore un peu : des années de guerre, de la terreur ressentie par les gens, de l'angoisse de voir disparaître des voisins de longue date ; et aussi de la brutalité de l'époque d'après 1945, lorsque les Soviétiques avaient pris le contrôle, les conditions de quasi-famine, l'aspect mesquin de l'oppression. Mme Latyk se souvenait avec une certaine allégresse des années d'avant-guerre, des années d'enfance passées avec des amies juives, ukrainiennes et polonaises, des années pendant lesquelles il n'y avait pas, pour autant qu'on le sache, de tension, de haine, d'animosité. C'était une petite ville animée, heureuse, a-telle dit en souriant un peu. J'écoutais en silence, en partie parce que j'étais ému d'entendre une femme polonaise, née en 1928, prononcer les mêmes mots que ceux que mon grand-père, un Juif né dans la même ville en 1902, m'avait répétés inlassablement, il y avait des lustres, et en partie parce que c'était le moins que je pusse faire pour cette femme au visage si bon que nous connaissions à peine, que nous aurions manquée si nous n'étions pas retournés une dernière fois, quand nous pensions que tout était perdu, et qui m'avait finalement raconté l'histoire que j'avais voulu entendre, du début jusqu'à la fin, depuis bien longtemps maintenant.   Janina Latyk n'avait plus qu'une chose à nous révéler et j'étais nerveux quand j'ai dit, à la fin de notre longue conversation, Maintenant, peut-elle nous montrer quelle maison c'était ? Elle a hoché la tête. Avant que nous ne ressortions de chez elle, j'ai dit à Alex, S'il vous plaît, dites-lui que ma famille a vécu dans cette ville pendant plus de trois cents ans et que je suis à la fois honoré et reconnaissant de l'avoir pour voisine. Il a traduit ma phrase et elle m'a souri en posant la main sur son coeur, avant de la tendre vers moi. Même chose pour vous, a dit Alex. Nous avons quitté la maison et marché lentement dans la rue. Mme Latyk s'est arrêtée devant la première maison, la maison où nous étions entrés le jour de notre arrivée, la maison avec la trappe et la cachette, et elle a pointé le doigt vers elle. Je le savais, me suis-je dit. J'ai été là-dedans, je suis descendu dans cet endroit tellement froid. C'est la maison, a dit Alex. Elle dit, Si vous voulez, elle peut vous montrer l'endroit où ils les ont tués. Le voisin a tout vu, tout le monde a su. J'ai dit, Oui.   La porte qui donnait sur le fond du jardin se trouvait à l'arrière de la moitié de la maison occupée par la femme russe, et elle a été agitée et animée lorsque Alex lui a fait savoir pourquoi nous étions de retour. Avec un grand sourire, elle a ouvert le portail devant moi. J'étais debout contre la barrière et je regardais vers le fond du jardin, un jardin tout en longueur, à la végétation dense, avec des rangées de légumes et de vignes qui s'étiraient jusqu'au bout de cette propriété assez vaste. Mme Latyk, près de moi, a pointé le doigt. Au bout du jardin, s'élevait un antique pommier à double tronc. Elle a dit quelque chose à Alex. Il m'a dit, C'est là-bas. D'un pas lent, j'ai commencé à marcher vers l'arbre. Les légumes, les vignes, les framboisiers avaient tant poussé au-dessous des sentiers à peine visibles qu'il était parfois difficile de trouver un appui solide. Au bout de quelques minutes, je suis arrivé devant l'arbre. Son écorce était épaisse, et le point où les deux troncs divergeaient était à la hauteur de mon épaule. De temps en temps, une minuscule goutte de pluie, à peine plus grosse que de la rosée, éclatait sur une feuille. Mais j'étais parfaitement sec. J'étais devant l'endroit. Pendant un moment, je suis resté là, à réfléchir. C'est une chose que de se retrouver à l'endroit auquel vous avez pensé depuis longtemps, un bâtiment, un temple, un monument que vous avez vu dans des tableaux, des livres ou des magazines, un endroit où, pensez-vous, vous êtes censé éprouver certaines sensations qui, lorsque le moment est venu d'être dans l'endroit en question, sont présentes ou ne le sont pas : admiration craintive, fascination, terreur, chagrin. C'en est une autre que de se retrouver dans un endroit d'un genre différent, un endroit que vous avez cru pendant longtemps parfaitement hypothétique, un endroit dont vous pouviez dire c'est l'endroit où ça s'est passé et penser, c'était dans un champ, c'était dans une maison, c'était dans une chambre à gaz, contre un mur ou dans la rue, mais lorsque vous prononciez ces mots pour vous-même, ce n'était pas tant l'endroit qui semblait importer que le truc en soi, la chose horrible qui avait été perpétrée, parce vous ne pensiez pas à l'endroit comme à autre chose qu'une sorte d'enveloppe, jetable, négligeable. Maintenant, j'étais à l'endroit même et je n'avais pas eu de temps pour me préparer. J'étais confronté à l'endroit même, à la chose et non à l'idée que je m'en faisais. Longtemps, j'avais eu soif de détails, de choses spécifiques, j'avais poussé les gens que j'interrogeais, ayant traversé le monde pour cela, à se souvenir de plus de choses, à penser plus loin, à me donner l'élément concret qui rendrait l'histoire vivante. Mais c'était, je m'en apercevais à présent, le problème. J'avais voulu les détails et les éléments spécifiques pour l'histoire et je n'avais pas vraiment compris - et comment n'avais-je pas pu, moi qui ne les avais jamais connus, qui n'avais jamais eu que des histoires ? -jusqu'à présent ce que c'était que d'être un détail, un élément spécifique. Le mot spécifique vient, je le sais bien, du mot latin species, espèce, qui veut dire « apparence » ou « forme », et c'est parce que chaque type de chose a sa propre apparence ou forme que le mot species est le mot que nous employons pour décrire des types consistants de choses vivantes, les animaux et les plantes qui constituent la Création ; c'est parce que chaque type de chose vivante a sa propre apparence ou forme que, après un nombre incalculable de siècles, le mot species a donné naissance à spécifique, qui veut dire, entre autres, « particulier à un individu donné ». Devant le plus spécifique des endroits qui soit, plus spécifique encore que la cachette, cet endroit où Shmiel et Frydka avaient vécu des choses, des choses à la fois physiques et psychiques que je ne pourrais jamais commencer à entrevoir, précisément parce que cette expérience était spécifique pour eux et non pour moi, devant cet endroit très spécifique, je savais que je me tenais là où ils étaient morts, là où la vie que je ne connaîtrais jamais s'était échappée des corps que je n'avais jamais vus, et précisément parce que je ne les avais jamais connus ou vus, j'étais contraint de penser à quel point ils avaient été des personnes spécifiques avec des morts spécifiques, et que ces vies et ces morts leur appartenaient, à eux et pas à moi, indépendamment de l'attrait que pourrait avoir l'histoire racontée à leur sujet. Il y a tant qui restera à jamais impossible à connaître, mais nous savons qu'ils ont été, un jour, eux-mêmes, spécifiques, les sujets de leur propre vie et de leur propre mort, et pas simplement des marionnettes manipulées pour les besoins d'une bonne histoire, pour des mémoires, pour les films ou les romans du réalisme magique. Le temps viendra pour ça, une fois que chaque personne qui a connu chaque personne qui les a connus et moi serons morts ; puisque, comme nous le savons, tout, à la fin, disparaît. Donc, en quelque sorte, au moment même où je les trouvais de la façon la plus spécifique qui soit, je sentais qu'il me fallait les abandonner de nouveau, les laisser être eux-mêmes, quoi que cela puisse être. C'était amer et c'était doux ; et en effet, lorsque je devais décrire par la suite ce moment à Jack Greene, à qui je devais tout, il m'a déclaré, en faisant allusion à sa propre émotion au moment où il est sorti de sa cachette, tant d'années auparavant, Oui, je connais cette impression, c'est un sentiment d'accomplissement, mais on ne se sent pas heureux. J'avais voyagé loin, fait le tour de la planète et étudié ma Torah, et à la toute fin de ma quête, je me retrouvais à l'endroit où tout commence : l'arbre dans le jardin, l'arbre de la connaissance qui, comme je le savais depuis longtemps, est quelque chose de divisé, quelque chose qui apporte à la fois du plaisir et, du fait que la croissance n'est possible que dans le temps, du chagrin. Je suppose que j'essayais de saisir des choses concrètes, ces éléments spécifiques, lorsque, sous l'impulsion d'un instinct que je ne parviens pas encore à identifier aujourd'hui, je me suis penché et j'ai plongé les mains dans la terre, au pied de l'arbre, et que j'en ai rempli mes poches. Puis - comme le veut la tradition d'une tribu à laquelle, même si certains éléments de cette tradition n'ont aucun sens pour moi, je sais appartenir parce que mon grand-père y a

«   Janina Latykn'avait plusqu'une choseànous révéler etj'étais nerveux quandj'aidit, àla fin de notre longue conversation, Maintenant,peut-ellenousmontrer quellemaison c'était? Elle ahoché latête.

Avant quenous neressortions dechez elle,j'aiditàAlex, S'ilvous plaît, dites-lui quemafamille avécu dans cette villependant plusdetrois cents ansetque jesuis àla fois honoré etreconnaissant del'avoir pourvoisine. Il atraduit maphrase etelle m'a souri enposant lamain surson cœur, avantdelatendre vers moi.

Même chosepourvous, a dit Alex. Nous avons quitté lamaison etmarché lentement danslarue.

Mme Latyks'estarrêtée devant la première maison,lamaison oùnous étions entrés lejour denotre arrivée, lamaison avecla trappe etlacachette, etelle apointé ledoigt verselle.

Je lesavais, me suis-je dit.J'aiété là-dedans, jesuis descendu danscetendroit tellement froid. C'est lamaison, adit Alex.

Elledit,Sivous voulez, ellepeut vous montrer l'endroit oùilsles ont tués.

Levoisin atout vu,tout lemonde asu. J'ai dit, Oui.   La porte quidonnait surlefond dujardin setrouvait àl'arrière delamoitié delamaison occupée parlafemme russe,etelle aété agitée etanimée lorsque Alexluiafait savoir pourquoi nousétions deretour.

Avecungrand sourire, elleaouvert leportail devant moi. J'étais debout contrelabarrière etjeregardais verslefond dujardin, unjardin touten longueur, àla végétation dense,avecdesrangées delégumes etde vignes quis'étiraient jusqu'au boutdecette propriété assezvaste.

MmeLatyk, prèsdemoi, apointé ledoigt.

Au bout dujardin, s'élevait unantique pommier àdouble tronc.Elleadit quelque choseàAlex.

Il m'a dit,C'est là-bas. D'un paslent, j'aicommencé àmarcher versl'arbre.

Leslégumes, lesvignes, lesframboisiers avaient tantpoussé au-dessous dessentiers àpeine visibles qu'ilétait parfois difficile de trouver unappui solide.

Aubout dequelques minutes,jesuis arrivé devant l'arbre.

Sonécorce était épaisse, etlepoint oùles deux troncs divergeaient étaitàla hauteur demon épaule.

De temps entemps, uneminuscule gouttedepluie, àpeine plusgrosse quedelarosée, éclatait sur une feuille.

Maisj'étais parfaitement sec. J'étais devant l'endroit. Pendant unmoment, jesuis resté là,àréfléchir.

C'estunechose quedeseretrouver àl'endroit auquel vousavezpensé depuis longtemps, unbâtiment, untemple, unmonument quevous avez vudans destableaux, deslivres oudes magazines, unendroit où,pensez-vous, vousêtes censé éprouver certaines sensations qui,lorsque lemoment estvenu d'être dansl'endroit en question, sontprésentes ounelesont pas:admiration craintive,fascination, terreur,chagrin. C'en estune autre quedeseretrouver dansunendroit d'ungenre différent, unendroit que vous avezcrupendant longtemps parfaitement hypothétique, unendroit dontvouspouviez dire c'est l'endroit oùças'est passé et penser, c'étaitdansunchamp, c'étaitdansunemaison, c'était dansunechambre àgaz, contre unmur oudans larue, mais lorsque vousprononciez ces mots pourvous-même, cen'était pastant l'endroit quisemblait importer quele truc ensoi, la. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles