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ses deux soeurs à leur cousin, et comme il faisait

Publié le 06/01/2014

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ses deux soeurs à leur cousin, et comme il faisait ce récit, irrésistiblement tragique, il s'attardait surtout sur l'angoisse que ces arrangements avaient provoquée chez sa mère, qui s'était soudain retrouvée, à l'âge de trente-sept ans, veuve et mère de sept enfants jeunes et qui, après huit années de veuvage à Bolechow, de difficultés et de pauvreté, suivies d'une terrible guerre, en avait été finalement réduite à vendre -  car c'était certainement le terme qui convenait -  une première, puis une seconde de ses adorables filles à son riche frère de New York : le prix qu'elle avait été contrainte de payer les billets pour l'Amérique et une nouvelle vie pour sa famille. Quand j'étais jeune, mon grand-père racontait cette histoire et il disait, Ça lui a brisé le coeur ! Et j'écoutais et je me disais, Comme c'est dramatique, comme c'est tragique, ces épouses vendues, ces épouses de la mort ! Mais aujourd'hui, quand je repense à cette histoire, je me dis, Quel genre de frère obligerait une soeur qu'il aime à consentir à un tel mariage, franchement ? Et je me pose des questions sur les rapports de mon arrière-grand-mère Taube et de son frère. Mais, évidemment, entre frères et soeurs, il peut y avoir des problèmes. Entre frères et soeurs, il peut y avoir des choses apparemment minuscules et insignifiantes qui peuvent couver sous la surface quand grandissent ensemble, dans une petite maison, de nombreux enfants, trop nombreux peut-être, choses qui ensuite explosent dans la rage ou la violence, ou les deux. Maintenant, quand je me demande, Qui ferait ça à sa soeur ?, je pense à d'autres choses dans l'histoire de ma famille, des choses qui appartiennent à un passé lointain et d'autres plus récentes. Je pense à la façon dont, quand j'avais dix ans et lui huit, j'ai cassé le bras de mon frère Matt, cassé comme ça dans un accès de rage au cours d'une bagarre, un jour, dans le jardin derrière la maison de mes parents, cassé comme on casse une branche, et maintenant je sais que, quelle qu'ait pu être la raison immédiate de ma violence, les raisons véritables étaient plus troubles : la couleur de ses cheveux, le fait qu'on lui avait donné comme deuxième prénom Jaeger, que je croyais mériter plus ; le fait qu'il aimait le sport et avait des copains à l'école, le fait qu'il était né trop vite après moi. Proches par l'âge, nous ne l'étions pas autrement : je ne me souviens pas d'avoir jamais recherché sa compagnie, quand j'étais enfant, et je suis sûr qu'il ne voulait pas de la mienne. Je préférais de loin celle de notre plus jeune frère, Eric, qui s'intéressait comme moi (en plus talentueux, on s'en apercevrait rapidement) à la peinture, au dessin, à l'art, et à qui j'ai essayé d'apprendre, quand j'avais dix ans et lut six seulement, ce qu'était l'Egypte ancienne, ma passion de l'époque, uniquement pour avoir quelqu'un à qui en parler. Dans notre cave, je me fabriquais des costumes : des couronnes de pharaon avec des bonbonnes de Javel vides, des grands colliers et des kilts en carton, la tenue parfaite de l'oppresseur des Hébreux. Dans ma chambre, à l'étage, je mettais mon costume d'apparat pharaonique, je brandissais ma crosse et mon fléau, et avec mon égoïsme d'aîné, ma vanité non négligeable, j'obligeais Eric à réciter à haute voix les noms et les dates des dynasties, ce qu'il faisait volontiers parce qu'il voulait (je m'en aperçois maintenant, trop tard) que je l'aime, alors que moi, je voulais simplement ne pas être seul dans mes jeux étranges. Nous étions donc là, moi assis sur un petit fauteuil de bureau en chêne, portant une couronne en plastique peinte en bleu, Eric agenouillé devant moi, bredouillant des noms et des dates dont il se fichait éperdument, pour essayer de me faire plaisir. A l'égard de Matthew, dont j'avais cassé le bras en deux, j'ai été, je m'en rends compte à présent, moins cruel. Peut-être que c'est pour cette raison que, contre toute attente, c'est Matthew qui est devenu mon compagnon et mon partenaire dans la quête de Shmiel : car les centaines de photos de nos voyages, d'abord à Bolechow, puis en Australie, en Israël, en Scandinavie et, finalement, en Ukraine une dernière fois, ont été, avant tout, des images qui sont passées à travers ses yeux fauves, ces yeux enfoncés dans un visage identique à ceux de ces icônes devant lesquelles, pendant des générations, les membres de la famille de sa femme, grecque orthodoxe, ont prié. Et c'est peut-être pourquoi Eric, le frère que, dans ma vanité et mon arrogance, dans ma croyance égocentrique que ce qui m'intéressait l'intéresserait forcément, dans mon désir de le transformer en satellite lunaire de la planète que j'étais, celui dont j'avais cru faire mon compagnon, est devenu le frère que je me suis aliéné, après toutes ces années d'insouciance de ma part. Ces silences meurtriers entre frères sont aussi typiques de ma famille que peuvent l'être certains gènes. Je pense à mon père qui, pendant trente-cinq ans, n'a pas adressé la parole à son frère aîné, dont il avait été autrefois très proche, mon oncle Bobby que mon père, quand il était enfant dans le Bronx, avait observé en silence chaque matin (je l'ai appris seulement après la mort de Bobby) pendant qu'il attachait les prothèses encombrantes à ses jambes fines comme des crayons. Bobby, dont la polio -  c'est souvent le cas -  a resurgi plus tard au cours de sa vie, pour le tuer, et aux funérailles duquel, quelques mois avant que mes frères, ma soeur et moi partions à la recherche du frère inconnu de mon grand-père, mon père a lu un éloge si poignant, d'une émotion si crue, que j'ai compris à ce moment-là que la raison pour laquelle il ne lui avait pas parlé pendant toutes ces années était que son émotion était trop intense et non trop dérisoire. Je pense à la façon dont mon père, comme dans une bizarre équation à somme nulle, dès qu'il s'était remis à parler à Bobby, avait perdu contact avec son autre frère, un homme charmant, grand, portant jusqu'à l'âge adulte et à la vieillesse même les traces (presque invisibles désormais) d'une terrible acné, qui est né le même jour que Matt et qui, photographe amateur éclairé, a été la première personne à encourager Matt dans un hobby qui allait devenir sa profession. Je pense aussi à mon grand-père, à la façon dont il s'était montré à la fois impérieux et condescendant envers Oncle Julius, qui n'avait pas commis d'autres péchés que d'être peu séduisant et peu raffiné, de manquer de Feinheit. Je pense à mon grand-père et à Shmiel, et je me demande encore une fois ce qui a bien pu se passer entre eux, quelle bouffée d'émotion méconnue et méconnaissable, qui m'a poussé, un jour, à casser le bras de mon frère, a conduit mon grand-père à faire quelque chose de bien pire, quelque chose dont j'ai commencé à me préoccuper, seulement après avoir découvert les lettres de Shmiel.     Car, lorsque Shmiel s'est assis pour écrire cette lettre, ce lundi de janvier 1939, il avait besoin d'argent pour sauver son camion ; à la fin de l'année, ce serait pour sauver sa vie qu'il supplierait qu'on lui envoie de l'argent. Entre janvier et décembre 1939, date à laquelle la dernière lettre a pu passer, le frère de mon grand-père n'a cessé d'écrire pour demander de l'argent à mon grand-père, à leur jeune soeur, Jeanette, un argent destiné non plus à ses camions ou à des réparations, mais à l'achat de papiers, de déclarations sous serment, de papiers d'émigration pour (d'abord) les quatre filles, pour deux filles (un peu plus tard), pour une fille peut-être (finalement), « la chère Lorka », comme il appelait en plaisantant sa fille aînée, dont le prénom, je l'ai appris d'un certificat de naissance qui m'a été envoyé, il y a quelques années, par les Archives de l'État polonais, était Leah.   Si l'état de crise ne cesse immédiatement, il sera impossible d'endurer la situation. S'il était seulement possible pour le cher Sam [Mittelmark] de se procurer une déclaration sous serment pour la chère Lorka, cela rendrait les choses un peu plus faciles pour moi.   Je m'aperçois, en relisant ces lettres, que ce qui les rend si étrangement émouvantes est dû au fait qu'elles sont adressées à la deuxième personne du singulier. Chaque lettre est adressée à un « tu » -  « Je te salue et t'embrasse du fond du coeur » est l'adieu préféré de Shmiel -  et pour cette raison, il est difficile, en lisant ces lettres, des lettres adressées à d'autres, de ne pas se sentir impliqué, de ne pas se sentir vaguement responsable. Lire les lettres de Shmiel, après que nous les avons trouvées, a été ma première expérience de l'étrange proximité des morts, qui parviennent cependant à rester hors d'atteinte.

« forcément, dansmondésir deletransformer ensatellite lunairedelaplanète quej'étais, celui dont j'avais crufaire moncompagnon, estdevenu lefrère quejeme suis aliéné, aprèstoutes ces années d'insouciance dema part. Ces silences meurtriers entrefrères sontaussi typiques dema famille quepeuvent l'être certains gènes.Jepense àmon père qui,pendant trente-cinq ans,n'apas adressé laparole à son frère aîné,dontilavait étéautrefois trèsproche, mononcle Bobby quemon père, quand il était enfant dansleBronx, avaitobservé ensilence chaque matin(jel'ai appris seulement après la mort deBobby) pendant qu'ilattachait lesprothèses encombrantes àses jambes fines comme descrayons.

Bobby,dontlapolio – c'est souvent lecas – aresurgi plustard aucours de savie, pour letuer, etaux funérailles duquel,quelques moisavant quemes frères, masœur et moi partions àla recherche dufrère inconnu demon grand-père, monpère alu un éloge si poignant, d'uneémotion sicrue, quej'aicompris àce moment-là quelaraison pourlaquelle il ne luiavait pasparlé pendant toutescesannées étaitquesonémotion étaittropintense etnon trop dérisoire.

Jepense àla façon dontmonpère, comme dansunebizarre équation àsomme nulle, dèsqu'il s'était remisàparler àBobby, avaitperdu contact avecsonautre frère, un homme charmant, grand,portant jusqu'àl'âgeadulte etàla vieillesse mêmelestraces (presque invisibles désormais) d'uneterrible acné,quiestnélemême jourqueMatt etqui, photographe amateuréclairé,aété lapremière personne àencourager Mattdansunhobby qui allait devenir saprofession. Je pense aussiàmon grand-père, àla façon dontils'était montré àla fois impérieux et condescendant enversOncleJulius, quin'avait pascommis d'autres péchésqued'être peu séduisant etpeu raffiné, demanquer de Feinheit.

Je pense àmon grand-père etàShmiel, etje me demande encoreunefoiscequi abien pusepasser entreeux,quelle bouffée d'émotion méconnue etméconnaissable, quim'a poussé, unjour, àcasser lebras demon frère, aconduit mon grand-père àfaire quelque chosedebien pire, quelque chosedontj'aicommencé àme préoccuper, seulementaprèsavoirdécouvert leslettres deShmiel.  . »

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