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znayu.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

znayu. Toute cette distance, toutes ces années ; et puis elle était là, de l'autre côté de la table, il était là, bavardant avec moi au téléphone, ils étaient là, encore quelque part si vous étiez capable de les trouver : se souvenant d'eux. Comme son coup de téléphone de nuit m'avait totalement surpris, j'ai demandé à Jack Greene, après quelques minutes où j'ai eu le souffle coupé, si cela ne l'embêtait pas que je le rappelle plus tard dans la semaine, afin de me donner un peu de temps pour préparer une interview. Bien sûr, a-t-il dit. Appelez-moi quand vous voudrez. Pour moi, c'est aussi précieux que pour vous. Un jour ou deux après, j'ai appelé l'Australie et j'ai eu une longue conversation téléphonique avec Jack Greene, et c'est à partir de lui, vraiment, que nous avons commencé à apprendre des choses sur Shmiel et sa famille, sur la façon dont ils vivaient et sur la façon dont ils sont morts. Et des choses de moindre importance aussi. C'est au cours de cette conversation que j'ai appris que le « Ruchatz » des lettres de Shmiel était en réalité Ruchele, parfois écrit Ruchaly. Alors la première chose que j'ai à vous dire, a dit Jack ce soir-là, c'est que la troisième fille de Shmiel s'appelait Ruchele, orthographié R-U-C-H-E-L-E. J'ai protesté, disant que j'étais certain que Shmiel avait écrit R-U-C-H-A-T-Z, et Jack a éclaté de rire. Non, non, a-t-il dit, parfois on faisait un trait en travers du l, et l'autre c'est un y, pas un z. Lorsqu'il a dit ça, je me suis senti tout à coup idiot et honteux. On m'avait toujours appris à me montrer respectueux envers les vieux Juifs, après tout. Mais il s'était contenté de rire et il avait dit, Ecoutez, je sortais avec elle, alors je sais ça. Ruchele. ROUKH-eh-leh, ai-je répété dans ma tête. Je l'ai écouté me corriger et je me suis dit, Comment ai-je pu me tromper à ce point sur quelque chose d'aussi élémentaire qu'un prénom ? Et pourtant, en dépit de la honte, de la gêne adolescente, il y avait maintenant cette autre précieuse pépite d'information à ajouter à mon trésor grandissant : cette Ruchele avait été la troisième des quatre. Nous n'avions jamais su exactement dans quel ordre étaient nées les filles. J'ai écouté attentivement Jack parler, m'assurant que la petite lumière de mon magnétophone était allumée, tapant de temps en temps quelques notes dans un dossier que j'avais ouvert sur mon ordinateur, lorsqu'il disait quelque chose qui me paraissait particulièrement important. Une grande partie de ce qu'il me racontait n'avait rien de dramatique - par exemple, le fait que les adolescents de Bolechow allaient voir des films dans le centre de loisirs de la communauté catholique, le Dom Katolicki, même si « rien de dramatique » est ici mal venu puisque c'est dans ce même centre que certains de ces adolescents ont été forcés, quelques années plus tard, à amuser leurs tortionnaires avant d'être tués. Il m'a parlé des films américains qu'ils allaient voir (Wallace Berry, se souvenait-il) et des réunions de l'organisation sioniste auxquelles il participait pour voir Ruchele, et des affaires de Shmiel, et de la façon dont Bronia ressemblait à sa mère, comme deux gouttes d'eau, et comment Shmiel avait eu le premier téléphone de la ville, et comment les garçons et les filles se promenaient dans le parc, le soir, et du fait que Ruchele n'avait pas la personnalité de fanfaron de son père. C'était une fille très placide, a-t-il dit. Des cheveux blonds. A mes yeux, c'était une belle fille. Puis il a marqué une pause et, comme s'il venait de se souvenir, il a dit, Frydka était une fille d'une grande beauté. Pour des raisons que j'allais connaître quelques minutes plus tard, la pensée de Frydka a conduit Jack Greene aux années de guerre, et c'est à ce moment-là qu'il m'a dit qu'il avait entendu parler du sort de mes parents, en soulignant bien qu'il en avait entendu parler seulement, puisque à un moment donné il avait dû se cacher. Je peux vous dire, a-t-il commencé, que Ruchele a péri le 29 octobre 1941. J'ai été sidéré et, immédiatement après, bouleversé par la précision de ce souvenir. J'ai dit, Permettez-moi de vous demander pourquoi - puisque vous vous souvenez de la date avec une telle précision - pourquoi vous souvenez-vous de cette date ? Pendant que j'écrivais ruchele 29 oct 1941, je me suis dit, Il a dû vraiment l'aimer. Jack a dit, Parce que ma mère et mon frère aîné ont péri le même jour. Je n'ai rien dit. Nous sommes, chacun de nous, myopes, ai-je compris à cet instant-là ; toujours au centre de nos propres histoires. Puis Jack a continué. Il a dit qu'il pouvait seulement conjecturer que Shmiel, sa femme et la benjamine avaient été emmenés dans la seconde Aktion, au début du mois de septembre 1942, mais il savait, c'était un fait, que Frydka, la deuxième fille, pour laquelle Shmiel se souciait de trouver du travail dans une lettre à mon grand-père, avait réussi à trouver un emploi dans la fabrique de barils - une des industries locales qui étaient utiles à l'effort de guerre allemand -et était encore en vie après cette Aktion. Trente ans aptes avoir commencé à poser des questions et à prendre des notes sur des petites fiches, j'étais enfin en mesure d'écrire ceci : shmiel, ester, bronia, tués 1942. Je sais que j'ai vu Frydka dans la fabrique après cette Aktion, a dit Jack. Ceux qui avaient des postes dans les camps de travaux forcés avaient au moins quelques chances de survivre. J'ai écrit, fabrique de barils, travaux forcés à survivre. L'idée, c'était de se trouver un boulot pour l'effort de guerre, a dit au téléphone cette voix qui ressemblait tant à celle de mon grandpère. Et ça vous donnait une certaine impression de sécurité - ils ne vous emmèneraient pas le lendemain. Ils vous emmèneraient peut-être dans trois mois, mais pas le lendemain. Un peu plus tard, il a ajouté qu'il avait entendu dire, lorsqu'il était devenu clair que les quelques centaines de Juifs qui restaient dans la ville allaient être liquidés, que Frydka et sa soeur aînée, Lorka, s'étaient échappées de Bolechow pour rejoindre un groupe de partisans qui opéraient dans la forêt aux environs du village voisin de Dolina. A la différence de certains groupes de partisans locaux, a-t-il dit, celui-là accueillait volontiers les Juifs. Le groupe avait été organisé par deux frères ukrainiens, a-t-il ajouté, les frères Babij. Jack a dit, B-A-B-I-J, et j'ai écrit, frydka/lorka  à  partisans babij. Puis j'ai écrit dolina et, au bout d'un moment, j'ai ajouté taube. Les Mittelmark étaient de Dolina ; mon arrière-grandmère Taube y était née. C'était à Dolina qu'elle avait joué, et peut-être s'était battue amèrement, avec son frère aîné. Vous voyez, a dit Jack, il y avait trois gamins polonais, pas juifs, et les trois aidaient les partisans ou, du moins, ils étaient en contact avec eux. Et une nuit - je n'étais pas à Bolechow à ce moment-là, je me cachais, mais je l'ai entendu plus tard - les garçons se sont fait prendre, les Allemands les ont emmenés en ville et ils les ont fusillés. C'était exactement... enfin, plus ou moins exactement au même moment qu'ils ont éliminé le groupe Babij dans la forêt. Je crois qu'il y a eu quatre survivants. Quatre ? ai-je dit. Jack a émis un petit bruit à l'autre bout de la ligne ; une sorte d'amusement sarcastique, peutêtre, devant ma naïveté. Euh, pensez à Bolechow, a-t-il fini par dire. Sur six mille Juifs, nous avons été quarante-huit à survivre. De nouveau, je n'ai rien dit. J'ai regardé l'écran de mon ordinateur, frydka/lorka  partisans babij. J'ai tapé, garçons qui aidaient ont été fusillés. à  Cette nuit de février 2002, bien incapable de deviner jusqu'où cette histoire finirait par me conduire, combien de kilomètres et de continents nous allions parcourir pour découvrir ce qui s'était passé en réalité, qui avait aidé et qui avait été pris et tué, je m'intéressais plus aux filles qu'aux garçons et j'ai donc dit, Je vois. Mais à cette époque-là, les filles étaient dans la forêt, non ? C'est exact, a dit Jack. Les garçons étaient en contact avec les gens dans la forêt, ils leur rendaient visite, ils les ravitaillaient, je ne sais pas si c'était en munitions ou en nourriture, je ne sais pas. Ils ont été fusillés parce qu'ils les ravitaillaient en quelque chose. D'accord, ai-je dit. J'ai tapé les mots RAVITAILLAIENT EN QUELQUE CHOSE dans le dossier que j'avais ouvert. Vous comprenez, les Allemands avaient mis en place des espions a poursuivi Jack. Ce qui veut dire que les Juifs qui s'enfuyaient, ils espionnaient le groupe et dévoilaient tout. J'imagine qu'on les forçait ou qu'on les faisait chanter pour qu'ils les trahissent, d'une certaine façon, quelque chose comme ça. à   trahison ! !, j'ai eu soudain une J'ai sursauté sur mon siège. Alors que je tapais juifs   idée de la façon dont ça avait dû se passer, comment l'histoire que j'entendais à présent se connectait à des histoires, à des fragments dont j'avais entendu parler, il y a longtemps. De toute évidence (ai-je pensé), la trahison du groupe Babij avait été transmise de façon confuse dans la traduction, quelque part entre l'événement même et le moment où quelqu'un avait raconté à mon grand-père et ses frères et soeurs ce qui était arrivé à Oncle Shmiel et sa famille. Et, d'une certaine façon, cet unique événement de l'histoire, la trahison, a été brodé, avec le temps, dans le récit familial. Mon grand-père, ses frères et ses soeurs, et les autres, ont tous voulu croire à cette histoire, comme nous l'avons fait nous-mêmes ensuite, cette histoire que mes frères, ma soeur et moi avons voulu confirmer en voyageant de l'autre côté, parce que nous voulions croire qu'il y avait une histoire ; parce qu'un récit de cupidité, de naïveté et de mauvais jugement était meilleur que l'alternative, c'est-à-dire pas de récit du tout. Au moment même où Jack Greene me parlait des espions qui avaient dénoncé le groupe Babij et que je comprenais quelles avaient été les origines de l'histoire familiale, je me suis souvenu de Marilyn, la cousine de ma mère à Chicago, quand elle s'était souvenue de la réaction à l'annonce de la mort de Shmiel - je me souvenais qu'elle avait parlé de cris -- et je me suis aperçu que j'avais aussi fait ce voyage à Chicago dans l'espoir de découvrir un drame. J'ai vu alors que j'avais voulu déterrer quelque chose de déplaisant dans l'histoire des relations de mon grand-père, de mes grands-tantes et de mes grands-oncles avec Shmiel, quelque chose qui confirmerait mon récit personnel, suspicieux, d'une trahison plus terrible, plus intime, entre frères et soeurs, ce qui était, après tout, ce que je savais, et qui fournirait un mobile cohérent de leur échec à sauver Shmiel - s'il y avait eu, bien entendu, un tel « échec ».

« Pour desraisons quej'allais connaître quelquesminutesplustard, lapensée deFrydka a conduit JackGreene auxannées deguerre, etc'est àce moment-là qu'ilm'aditqu'il avait entendu parlerdusort demes parents, ensoulignant bienqu'ilenavait entendu parler seulement, puisqueàun moment donnéilavait dûsecacher. Je peux vousdire,a-t-il commencé, queRuchele apéri le29 octobre 1941. J'ai été sidéré et,immédiatement après,bouleversé parlaprécision decesouvenir. J'ai dit, Permettez-moi devous demander pourquoi– puisque vousvous souvenez deladate avec unetelle précision – pourquoi voussouvenez-vous decette date? Pendant quej'écrivais ruchele29oct 1941, jeme suis dit,Iladû vraiment l'aimer. Jack adit, Parce quemamère etmon frère aînéontpéri lemême jour. Je n'ai rien dit.Nous sommes, chacundenous, myopes, ai-jecompris àcet instant-là ;toujours au centre denos propres histoires. Puis Jack acontinué. Il adit qu'il pouvait seulement conjecturer queShmiel, safemme etlabenjamine avaientété emmenés danslaseconde Aktion, au début dumois deseptembre 1942,maisilsavait, c'était un fait, queFrydka, ladeuxième fille,pour laquelle Shmielsesouciait detrouver dutravail dans une lettre àmon grand-père, avaitréussi àtrouver unemploi danslafabrique debarils – une des industries localesquiétaient utilesàl'effort deguerre allemand -etétait encore envie après cette Aktion. Trente ansaptes avoircommencé àposer desquestions etàprendre desnotes surdes petites fiches, j'étaisenfinenmesure d'écrire ceci:shmiel, ester,bronia, tués1942. Je sais que j'aivuFrydka danslafabrique aprèscette Aktion, a dit Jack.

Ceux quiavaient des postes danslescamps detravaux forcésavaient aumoins quelques chancesdesurvivre. J'ai écrit, fabrique debarils, travaux forcés à survivre. L'idée,c'étaitdesetrouver unboulot pour l'effort deguerre, adit autéléphone cettevoixquiressemblait tantàcelle demon grand- père.

Etça vous donnait unecertaine impression desécurité – ilsnevous emmèneraient pas le lendemain.

Ils vous emmèneraient peut-êtredanstroismois, maispas le lendemain.

Un peu plus tard, ila ajouté qu'ilavait entendu dire,lorsqu'il étaitdevenu clairquelesquelques centaines deJuifs quirestaient danslaville allaient êtreliquidés, queFrydka etsa sœur aînée, Lorka, s'étaient échappées deBolechow pourrejoindre ungroupe departisans quiopéraient dans laforêt auxenvirons duvillage voisindeDolina.

Ala différence decertains groupes de partisans locaux,a-t-ildit,celui-là accueillait volontierslesJuifs.

Legroupe avaitétéorganisé par deux frères ukrainiens, a-t-ilajouté, lesfrères Babij. Jack adit, B-A-B-I-J, etj'ai écrit, frydka/lorka  à   partisans babij.Puisj'aiécrit dolina et,au bout d'unmoment, j'aiajouté taube.

LesMittelmark étaientdeDolina ;mon arrière-grand- mère Taube yétait née.C'était àDolina qu'elle avaitjoué, etpeut-être s'étaitbattue amèrement, avecsonfrère aîné. Vous voyez, adit Jack, ilyavait troisgamins polonais, pasjuifs, etles trois aidaient lespartisans ou, dumoins, ilsétaient encontact aveceux.Etune nuit – jen'étais pasàBolechow àce moment-là, jeme cachais, maisjel'ai entendu plustard – les garçons sesont faitprendre, les. »

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