D'AUTRES DON JUAN Mais l'œuvre de Molière ne fut qu'un jalon, si important qu'il fût, dans l'histoire d'un mythe litté...
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D'AUTRES DON JUAN
Mais l'œuvre de Molière ne fut qu'un jalon, si
important qu'il fût, dans l'histoire d'un mythe litté
raire qui ne devait pas s'arrêter en si bon chemin.
En 1736, le dramaturge italien Goldoni fit jouer une
pièce intitulée Don Giovannni Tenorio ossia il dissoluto,
commedia (Don Juan Tenorio, ou le débauché), en vers
blancs.
L'œuvre, manifestement, s'oppose à la fois aux
traditions espagnoles, françaises et italiennes auxquelles
elle renvoie.
Dès le départ, Goldoni songea à reprendre
la légende pour rivaliser avec Molière, et pour arracher
Don Juan à la tradition italienne de la commedia dell'arte
dont le succès bouffon n'était dû, selon lui, qu'à« l'igno
rance et à la bassesse du public ».
Et pour ce faire, il
modifia en bonne partie l'œuvre de Tirso de Molina.
L'auteur, conforme en cela à son esthétique ordi
naire, voulut faire de la pièce une peinture de la société.
Par conséquent, il élimine autant que possible les élé
ments merveilleux: il refuse d'agir à l'instar du modèle
français, et supprime la statue animée et le festin qui
justifiaient le sous-titre de Molière.
Il n'y a plus chez
Goldoni, qui prend explicitement ses distances avec
l'auteur français sur ce point, à la place de la statue
vivante, qu'un marbre immobile, reliquat de la vieille
tradition.
Simplement, à la fin, le héros blasphémateur
tombe, frappé par la foudre.
Ce dénouement, dont
l'auteur se flatte, permet d'accorder science et religion.
La mort du personnage est à la fois naturelle et surnaturelle.
Il n'est pas contraire à l'expérience qu'un
homme meure ainsi, à cause de la foudre; et ce fait que
la raison admet satisfait aussi la foi.
Voilà donc en quoi
Goldoni se démarque de Molière.
Par rapport à la tradition de la commedia delFarte, il
supprime Arlequin et tous les autres masques; les facé-
ries grossières des valets, les lazzi, laissent place aux
amours pastorales d'un berger et d'une bergère.
Du coup, pour compenser toutes ces suppressions,
l'auteur rajoute quelques intrigues qui rappellent le
Don Juan espagnol, mais le héros est désormais moins
héroïque que son ancêtre, et manque de panache.
Moins sublime et plus naturel, il est vrai, c'est un
séducteur rusé qui s'en sort mal, qui meurt pleurant et
maudissant, sans dignité, voilà tout.
Le Don Giovanni que Mozart a donné en 1787 est
peut-être le plus célèbre de ses opéras.
Le personnage,
servi par une musique brillante et pleine d'allant, possède une vitalité exubérante, un« appétit d'enfer», une
gaieté tonique.
Ce « dramma giocoso », pièce
comique, ou peut-être comédie dramatique, sur un
livret de Da Ponte, campe un héros superficiel, au
meilleur sens du terme, qui refuse toute aliénation.
Don Giovanni se veut libre, scandaleusement et joyeusement.
C'est une destinée singulière, qui se présente
comme un symbole possible de l'homme moderne, qui
veut s'affranchir des valeurs féodales, de toute valeur
quelle qu'elle soit.
Cependant, cette ivresse frénétique
semble souvent un érotisme névrotique.
Le livret est solidement composé.
Le Commandeur,
pour Da Ponte, est le père de Donna Anna, ce qui resserre les liens de l'intrigue par rapport à l'œuvre de
Molière.
Dès le début de la pièce, le héros se signale
par « deux exploits élégants : violer la fille et tuer le
père.
» Le personnage du valet, Leporello, a dans
l'opéra toute son importance.
Dès après l'ouverture, il
entame son air célèbre « notte egiorno faticar » (nuit et
jour se fatiguer); c'est lui aussi qui énumère les
conquêtes internationales de son maître dans l'air du
catalogue, fameux et drolatique, car Don Juan, qui
aime bien en hiver les grassouillettes et en été les maiPROLONGEMENTS
107
grelettes, a déjà séduit 640 femmes en Italie, 231 en
Allemagne, 100 en France, en Turquie 91, et en
Espagne ...
1003 (mille e tre) !
C'est manifestement la bonne humeur qui doit
l'emporter, puisque Da Ponte et Mozart refusent de
finir la pièce sur la scène· tragique du châtiment.
Tout
le monde se retrouve à la fin sur la scène, comme dans
toutes les bonnes vieilles comédies.
Donna Anna va
épouser Don Ottavio, Zerlina et Masetto rentrent à la
maison pour y manger en compagnie, et tandis qu'avec
Leporello ils reprennent « joyeusement l'antienne traditionnelle», le spectacle s'achève sur la morale vaguement édifiante que tous chantent en chœur, et la parole
revient à la musique.
C'est à partir de là que !'écrivain Hoffmann, dans ses
Fantaisies à la manière de Callot, publiées à Bamberg
en 1814, trouva l'inspiration du conte qui a pour titre
« Don Juan, aventure fabuleuse arrivée à un enthousiaste en voyage».
C'est une rêverie poétique, érotique
et fantastique, qui se développe autour d'une représentation de l'opéra de Mozart.
L'auteur écrit à un de ses amis pour lui faire le récit
d'une aventure singulière.
Comme l'opéra se déroulait,
l'actrice jouant Donna Anna a mystérieusement surgi
dans sa loge pour lui parler de ce chef-d'œuvre passionné.
Plus tard, dans la nuit, l'auteur veut retourner
dans cette loge où à deux heures il croit entendre,
comme dans un rêve, la voix enchantée de Donna
Anna.
Mais il apprend le lendemain que l'actrice, à la
suite d'une attaque de nerfs, est morte dans la nuit ...
à deux heures.
Ce récit étrange permet à l'auteur d'exprimer son
sentiment sur l'œuvre de Mozart, sur la légende de
Don Juan, et plus généralement, sur la solitude des
108 DoMJUAN
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grandes passions.
Des thèmes romantiques et des
réflexions métaphysiques traversent le conte, qui
s'éloigne de plus en plus de l'œuvre de Mozart qui lui
servait de support :
« je me sens en état, mon cher Théodore, de t'indiquer
ce que j'ai cru saisir dans l'admirable composition de ce
- .divin maître -le poète seul comprend le poète; les âmes
qui ont reçu la consécration dans le temple devinent
seules ce qui reste ignoré des profanes.
Si l'on considère le poème de Don Juan sans y chercher une pensée plus profonde, si l'on ne s'attache qu'à la fable qui
en fait le sujet, on doit à peine comprendre que Mozart
ait pensé et composé sur ce motif une semblable
musique.»
Bientôt, l'auteur dégage ce qui lui semble être le
sens fondamental de l'œuvre:
« la nature pourvut Don Juan, comme le plus cher de
ses enfants, de tout ce qui élève l'homme au-dessus de
la foule commune, condamnée à souffiir et à travailler;
elle lui prodigua tous les dons qui rapprochent l'humanité de l'essence divine; elle le destina à briller, à
vaincre, à dominer.
Elle anima d'une organisation
magnifique ce corps vigoureux et accompli; elle....
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