De la lecture des philosophes par Léon-Louis Grateloup Phusei enesti tis philosophia tè toû andros dianoia. Platon 1 « Il...
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«
De la lecture des philosophes
par Léon-Louis Grateloup
Phusei enesti tis philosophia tè toû andros dianoia.
Platon 1
« Il y a trois degrés dans la formation des sociétés »,
selon le Dictionnaire politique publié en 1868, avec une
introduction de Garnier-Pagès, ce sont : « l'agglomération,
l'agrégation, l'association».
Exprimant « quelque chose
d'uni, à la fois, et de divisé», l'agrégation représente bien
- pour la philosophie - cette phase critique de l'humanité
en question dans le très vieux débat de l'Un et du Multiple.
Le présent ouvrage associe les études d'une agrégation
de professeurs de philosophie, consacrées - de Platon à
Sartre - à trente-quatre auteurs, qu'on peut tous appeler
philosophes, si .l'on ne cherche pas la philosophie seulement du côté des grands systèmes, mais également du côté
des grandes figures.
Qu'un système philosophique soit réfutable, par qui,
comment et à quelles conditions, c'est au moins une question philosophique.
Mais quand bien même tout un système, en tant que tel, se serait écroulé, et s'il ne restait plus
de l'édifice que la vaste place vide où il se dressait naguère,
rien ne pourrait faire que la construction n'ait pas été entreprise et que le philosophe qui l'avait conçue et dirigée ne
soit indéfectiblement présent sur les ruines mêmes de· son
projet.
Nietzsche, grand expert en l'art de déconstruire
l.
Par nature il y a dans l'en.tendement de l'homme une philosophie.
Platon, Phèdre, 279 a.
Préface
8
sinon de réfuter, n'écrivait-il pas à Lou Andréas-Salomé :
« Votre idée de ramener les systèmes philosophiques aux
actes personnels de leurs auteurs est vraiment l'idée d'une
"âme-sœur"; moi-même, à Bâle, j'ai enseigné, dans ce sens,
l'histoire de la philosophie antique; et je disais volontiers à
mes auditeurs .: "Ce système est réfuté; et mort, - mais la
personnalité qui se trouve derrière lui, est irréfutable : il est
impossible de la tuer", - par exemple Platon .1• »
Pourtant, il serait vain de se dissimuler que ces « personnalités» à l'ombre desquelles nous pensons, restent pour la
plupart inconnues du public, qui donnerait aisément les
noms de trente-quatre.
vedettes de la politique, du sport, du
show-business ou du crime, plutôt que ceux de trente-quatre philosophes, même si les rues de Paris portent les noms
de quatorze d'entre eux.
Il n'y aurait là aucun inconvénient majeur, si cet état de
fait ne témoignait, en même temps que de la marginalisation immémoriale de la philosophie, d'une sorte d'incapacité persistante de l'humanité à dialoguer avec elle-même.
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Car le « face à face », cette forme télégénique de la violence; qui tend à se substituer partout au dialogue, n'est pas
la· libre confrontation de deux certitudes en mal .de fondement; mais .l'affrontement borné, sans issue et sans espoir,
de deux discours répétitifs.
Dès lors, nous voilà ordinairement condamnés à ces entretiens tronqués et à ces débats
collectifs où tout se joue et se rejoue en surface, « dans un
tumulte au silence pareil », sans communication possible,
c'est-à-dire sans que la moindre idée puisse a:ller jusqu'à
son terme et sans que la pensée puisse se déployer jusqu'à
ses dernières conséquences.
Car le terrorisme rhétorique qui
s'emploie à placer des bombes sous certains mots pendant
qu'il en détourne d'autres, interdit .toute analyse, faute
d'instrument aseptisé.
Ainsi, dans fo feu des passions,
comme il ne s'agit pas « de méditer' et de connaître>} mais
1.
Andréas-Salomé (Lou), Friedrich Nieti.sche in seinen Werken (1894);
trad.· J.
Benoist-Méchin, ·«Frédéric Nietzsche », réimpr.
Gordon & fü:ach,
Paris; Londres, New York, s,d., p.
3.
.
Préface
9
· d'agir, et de l'emporter, la poîëinique s'impose .comme une
méthode de combat et de propagande qui se perpétue à
satiété, dans le flou verbal.
La philosophie, dans ces conditions, est seule eh mesùre de libérer la pensée de ces enjeux
qui sont autant de servitudes et de ces pudeurs ou de ces
précautions qu'exige le souci de liquider l'adversaire.
Le présent recueil n?est pas, malgré l'apparence, un
ouvrage collectif.
Ceci mérite une explication.
La voici :
« Dans tous les domaines, écrit l'auteur d'Oppression .et
Liberté, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles ...
Mais en réalité il y a une exception et
une seule, à savoir le domaine de la pensée.
En ce qui concerne la pensée, le rapport est retourné; là l'individu
dépasse la collectivité autant .que quelque· chose dépasse
rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit se trou~
vant seul en face de lui-même ; les collectivités rie pensent
point 1• »
Ici, chaque auteur est responsable de son article et chaque philosophe est confié au soin de l'auteur qui a accepté
la charge d'introduire à la lecture de son œuvre, saris autre
souci que de se mettre au service du lecteur.
Ainsi, les
trente-quatre philosophes ne sont pas ici.
face à .face, mais
côte à côte, formant un cercle autour de la question qui les
rassemble et qui n'est autre que l'idée même de la philosophie.
Ici, chacun parle parce qu'il a quelque chose à dire: Que
signifie donc «avoir quelque chose à dire » ? sinon se heurter à sa propre certitude lorsque celle-ci, apparemment,
n'est pas partagée par.
les autres, ce qui revient à chercher
l'épreuve de la confrontation avec d'autres certitudes et,
par conséquent, à s'.exposer ouvertement au risque d'avoir
tort.
C'est pourquoi, enéore une fois malgré l'apparence, ici
les ..
philosophes dialoguent vraiment; faisant éclater les
cadres · étroits et machinalement étiquetés dans lesquels
voudraient les enfermer les entomologistes de la pensée.
1.
W~il :(Simone), .Oppression
p.
129.
et überté
(1934), Gallimard, .
1955,
ro
Préface
Les « histoires de la philosophie », qui sont rarement des
« histoires » et plus rarement encore « de la philosophie »,
n'ont de èesse, le plus souvent, qu'elles n'aient décidé si
Platon est un «idéaliste», si Descartes est ou n'est pas
tout à fait un « rationaliste », si Marx est ou est devenu
brusquement un « matérialiste », etc., sans paraître soupçonner qu'il y a plus de différence encore entre le projet
d'un philosophe en exercice et sa réduction sous un mot en
~isme, qu'entre un papillon butinant dans les prés fleuris et
le même, piqué dans sa boîte vitrée, ornée d'une étiquette,
C'est par dérision, comme on sait, que les peintres « impressionnistes » ont été ·ainsi baptisés ; mais on voudrait
croire que c'est à bon escient qu'ont été choisis les noms
des doctrines et des sectes philosophiques.
Cependant, il est
douteux qu'il,existe, en dehors d'une définition trop étroite
pour contenir un seul philosophe, quelque chose comme :
le rationalisme, le matérialisme, le scepticisme; l'idéalisme,
etc.
Aussi bien, est-ce à juste titre que Kant écrit, dans la
Préface à la Critique de la raison pratique : « Les noms
qui désignent les partisans d'une secte ont detout temps
donné lieu à de grandes injustices; comme si quelqu'un
disait, par exemple : N...
est idéaliste, car bien que non
seulement il admette, mais encore soutienne avec insistance
qu'à nos représentations des choses extérieures correspondent des objets réels des choses extérieures, il veut toutefois
que la forme de l'intuition de ces choses extérieures
dépende non des choses, mais seulement de l'esprit
humain 1• »
Les traditions rabattent· Jes pans flottants des·.
doctrines.
Les successeurs, les résumés, le· temps, érodent les problématiques, équarissent la pensée, ferment.
les écoutilles.
Quand on revient au bâtiment original, on est heureusement
surpris d'y découvrir des hublots et des ponts-promenades.
Si « cartésien », par exemple, a fini• par signifier, dans le
« Trésor de la langue française » : « sec et trop systémati1.
Kant : Critique de la raison pratique (1788), trad.
Picavet, P.ù.F.,
1943, p.
11, note 1.
·
Préface
11
que.», alors il suffit de-revenir à Descartes pour s'assurer
que Descartes n'était pas cartésien.
Les philosophies, c'est-à-dire les individus et leurs
œuvres, n'empruntent pas leur saveur singulière à de grossières étiquettes.
C'est pourquoi, on conseille à l'élève de
Terminale, comme à tous ceux qui ont la philosophie en
estime, de commencer par entrer; aussi loin que possible,
dans l'œuvre d'un auteur et d'être d'abord, pour ainsi dire
« par provision», cartésien ou épicurien, platonicien ou
kantien, etc., en essayant de répondre alors à ses propres
questions et à ses propres difficultés.
En effet, pour savoir
ce qu'est la philosophie, mieux vaut se faire d'emblée le
disciple d'un auteur de prédilection, plutôt que de s'interroger à vide sur 1'être de la philosophie ou de se disperser en
dilettante à la surface qes doctrines.
Il faut accéder, autant
que possible, à 1'œuvre de l'auteur, grâce aux traductions,
aux notes, aux glossaires, en évitant, pour commencer;· le
détour par les commentaires spécialisés.
Au.
prix d'un tel
effort, la lecture la plus naïve peut réserver des découvertes
d'une fraîcheur inattendue.
En effet : « Quand on s'avance
dans les délicatesses et la structure fine d'une connaissance
passionnément poursuivie et approfondie, il arrive, presque
nécessairement, que l'on perde de vue certaines difficultés
élémentaires, certaines conventions initiales, qu'il n'est pas
mauvais que l'ingénuité d'un passant ravive tout à coup 1• »
Avec chaque grand philosophe, tout commence.
A chaque fois, tout est neuf, car les questions posées, sans nous
être étrangères, proviennent d'une conception du monde qui
n'est pas nécessairement la nôtre, dans laquelle nous
entrons parfois avec peine, Jusqu'à nous trouver enfin sous
une no1.1velle lumière, au sein d'une plénitude déconcertante.
Lorsqu'on saisit le projet d'une œuvre, il est loisible
de l'explorer à fond, sans complaisance, jusqu'à s'y sentir
1.
Valéry (Paul), Discours aux chirurgien., in.
Œuvres, t.
II, Pléiade,
p.
909.
.
.
.
12
Préface
à l'étroit.
Mais comment saisir ce projet? Le recueil des
« Philosophes » est un ouvrage dont le propos déclaré est,
précisément, d'introduire à la lecture des trente-quatre
auteurs qui composent actuellement la liste canonique de
référence pour les classes terminales de philosophie.
On remarquera peut-être que tous les auteurs figurant sur
cette liste ont au moins ceci de commun, c'est qu'ils sont
morts.
Les derniers, récemment,· les premiers, depuis plus
de deux mille ans.
Cette exclusion des....
»
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