Dominique Fernandez (né en 1929) (L'École du Sud, 1989). La jeune Adeline vient de demander que le ménage soit fait...
Extrait du document
«
Dominique Fernandez (né en 1929) (L'École du Sud, 1989).
La jeune Adeline vient de demander que le ménage soit fait à fond dans sa
chambre.
Deux servantes, la mère et la fille, arrivent, munies chacune d'une
sorte de fouet à neuf lanières.
Adeline, réfugiée près du lit, se demandait à quelle sorte de travail se livreraient
les deux servantes armées d'engins aussi primitifs.
La frénésie belliqueuse dont
elles furent saisies dépassa ses prévisions les plus pessimistes, tout en lui
donnant une forte envie de rire.
À droite, à gauche, sur les chaises, sur les
tables, sur le coffre, sur la coiffeuse, sur les murs, par terre, en l'air, dans le
vide, elles projetaient les lanières de leurs fouets ; la mère, malgré son âge et
sa corpulence, ne se démenait pas moins que la fille : elles pivotaient sur ellesmêmes, se penchaient, se redressaient, toujours agitant leurs verges sinueuses
et fustigeant1 au petit bonheur devant elles.
La poussière, réveillée en sursaut de sa léthargie séculaire2, prenait la fuite
comme elle pouvait.
Elle s'élevait en petits nuages, montait au plafond hors de
portée des terribles lanières, flottait en suspens dans le demi-jour, cherchait un
refuge dans les toiles d'araignée inaccessibles.
L'irritation d'être soumises à un
extra3 non prévu dans les habitudes de la maison attisait la rage des deux
furies.
Adeline ne le devinait que trop bien.
«Elles sautaient sur place, lançaient
le plus haut possible leurs courts bras dodus, bondissaient, rugissaient,
apostrophant les corpuscules rebelles pour les obliger à retomber du plafond et
à prendre une autre raclée.
Cette danse de guerre dura tant qu'elles n'eurent
pas épuisé leur soif de vengeance.
Lorsqu'elles jugèrent la correction suffisante,
elles quittèrent la pièce, tête haute et sourire triomphal, laissant la poussière
descendre à nouveau sur les meubles et se rendormir dans la pénombre.
1.
Fustiger: donner des coups de fouet pour punir.
2.
Léthargie séculaire : sommeil profond qui dure depuis des siècles.
3.
Un extra : un travail supplémentaire.
Dans L'École du Sud, Dominique Femandez oppose deux éducations : celle du Nord,
éprise de propreté physique et morale, de rigueur intellectuelle, et celle du Sud, pleine de
liberté, de fouillis, de joie de vivre.
L'un des épisodes montre une jeune Française qui demande à sa future belle-famille
sicilienne que l'on fasse le ménage dans sa chambre.
Deux servantes, outrées d'une telle
exigence, se lancent dans un combat acharné et comique contre la poussière.
La description réaliste d'une scène de la vie quotidienne devient héroï-comique par la
métaphore de la guerre et le ton humoristique.
En deux paragraphes, l'auteur peint une scène banale : deux personnes nettoient une
pièce qui n'a pas vu de balai depuis longtemps.
Le passage évoque de façon précise l'état de la chambre avant le nettoyage.
On peut
même dire qu'elle est passée en revue : nous voyons ses « murs » (l.6), son « plafond »
(l.14), et l'on devine ses fenêtres, à moitié fermées puisqu'elles ne laissent entrer qu'un
«demi-jour» (l.15).
Les meubles sont mentionnés: «chaises», « tables », « coffre », «
coiffeuse » (l.5-6).
La « poussière », qui encadre le second paragraphe (l.12 et 26), bénéficie de quelques
notations réalistes : elle repose tranquillement sur les meubles, plongée dans une «
léthargie séculaire » (l.12).
Cette expression montre que la chambre n'a sans doute pas
été occupée depuis longtemps, ou que ses occupants ne se préoccupent guère de la
propreté : nous avons tous vu la couche grise, plus ou moins fine, qui recouvre les objets
et les meubles après des mois d'oubli.
Quant aux toiles d'araignée, elles sont également
un signe de la négligence dans laquelle on laisse une pièce : ces animaux ont eu le temps
de tisser leur toile entre les murs et au plafond, comme l'indique l'adjectif « inaccessibles
» (l.16).
, a La narration du nettoyage présente également des détails techniques qui
prouvent que l'auteur a déjà assisté ou participé à ce genre de ménage.
Il évoque des « fouets » (l.8) utilisés par les servantes, dont les « lanières » (l.7)
ressemblent dans l'air à des « verges sinueuses » à cause de leurs mouvements vifs
(l.11).
Une allitération en [g] retranscrit leur bruit : « toujours agitant leurs verges
sinueuses et fustigeant...» (l.11).
Une fois remuée, la poussière soulevée par le souffle
des fouets « s'élevait en petits nuages, montait au plafond [...], flottait en suspens dans
le demi-jour » (l.13 à 15).
La mention de la lumière est importante car elle rend la
poussière visible sous la forme de « corpuscules » (l.21), c'est-à-dire de petits points, de
minuscules confettis blancs ou brillants.
Les personnages sont également observés avec attention.
Adeline se retire « près du lit »
pour laisser les servantes agir (l.1).
Les deux domestiques sont brièvement décrites mais
pittoresques.
L'une est la mère, l'autre la fille.
Elles sont petites mais en bonne santé et
mangent plus qu'à leur faim, comme le montrent leurs « courts bras dodus » (l.20) et la
« corpulence » de la plus âgée (l.8).
Celle-ci bien que plus vieille est aussi énergique que
sa progéniture : elle « ne se démenait pas moins » (l.9).
Ce dynamisme vient certainement de la colère qui anime les deux femmes, révélée par
les mots «irritation» (l.16), «rage» (l.18), « soif de vengeance » (l.23-24).
En effet on
les oblige à faire un «extra» (l.17), c'est-à-dire un travail qu'elles ne font pas d'habitude,
pour lequel on ne les paiera pas plus, et qu'elles jugent inutile.
La colère se traduit par
un surcroît de mouvements parce que c'est le seul moyen, pour elles, d'exprimer leur
hargne.
Ne pouvant critiquer en paroles les exigences d'Adeline, qui fait partie des
maîtres, elles se vengent sur la poussière et exagèrent leurs gestes.
Faute de se
plaindre, elles « apostrophent » (l.21) la poussière.
Adeline comprend d'ailleurs
parfaitement le message : elle «ne le devinait que trop bien» (l.18-19).
L'auteur
témoigne ici fidèlement d'un comportement psychologique.
La scène, malgré son caractère banal, n'est en effet pas exempte de violence.
Le champ lexical de la guerre est riche.
Les servantes sont « armées d'engins » (l.2), et
mues d'une « frénésie belliqueuse » (l.3 ; l'adjectif vient du mot latin bellum, qui veut
dire « guerre »).
Mais c'est surtout dans le second paragraphe qu'abonde....
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓