Don Juan épouse l'hypocrisie Acte V, scène 2 CONTEXTE Don Juan s'était montré si insolent avec son père, Don Louis...
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Don Juan épouse l'hypocrisie
Acte V, scène 2
CONTEXTE
Don Juan s'était montré si insolent avec son père, Don Louis
(IV, 4), qu'on n'imaginait pas que celui-ci puisse revenir le voir.
Mais.
entre l'acte IV et l'acte V, le « grand seigneur méchant
homme» a fait courir le bruit de sa conversion.
Cette nouvelle a
mis du baume au cœur de Don Louis qui ne doute pas un instant
de la sincérité de son fils et lui rend visite (V, 1).
Don Juan
confirme alors qu'il a été l'objet d'une illumination du Ciel et
qu'il a maintenant choisi la vertu.
Son père repart dupé et ravi.
Le spectateur, lui, n'est pas dupe.
Molière, en effet, dans les
didascalies, conseille un jeu outré, lequel a pour but d'éviter
toute ambiguïté.
Sganarelle, pourtant, tout comme Don Louis, se laisse
prendre aux propos de son maitre.
Au début de la scène suivan
te (V, 2), il exprime sa satisfaction de constater un tel change
ment.
Don Juan le détrompe immédiatement en le traitant de
benêt, puis entreprend de lui expliquer les tenants et aboutissants
de sa nouvelle méthode.
Nous constatons donc que l'acte V a commencé par une mise
en œuvre - réussie - de la nouvelle méthode.
Cette mise en
œuvre est suivie d'un exposé théorique: le passage qui nous in
téresse ici.
Cette profession de foi sera suivie d'une seconde
mise en œuvre de la méthode-qui échouera-: l'entretien entre
Don Juan et Don Carlos où Don Juan tentera vainement de
satisfaire Don Carlos par l'annonce de sa conversion (V, 3).
TEXTE
DON JUAN: Il n'y a plus de honte maintenant à cela:
l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la
mode passent pour vertus.
L e personnage d'homme de
bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puis5 se jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de
merveilleux avantages.
C'est un art de qui l'imposture
est toujours respectée; et quoiqu'on la découvre, on
n'ose rien dire contre elle.
Tous les autres vices des
hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté
10 de les attaquer hautement; mais l'hypocrisie est un vice
privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le
monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine.
On
lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les
gens du parti.
Qui en choq ue un se les jette tous sur les
15 bras; et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là
dessus, et que chacun connaît pour être véritablement
touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des
autres; ils donnent hautement dans le panneau des gri
maciers et appuient aveuglément les singes de leurs ac20 tions.
Combien èrois-tu que j'en connaisse qui, par ce
stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de
leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de
la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission
d'être les plus méchants hommes du monde? On a beau
25 savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu'ils sont,
ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les
gens; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié,
et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout
ce qu'ils peuvent faire.
C'est sous cet abri favorable que
30 je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires.
Je ne
quitterai point mes douces habitudes; mais j'aurai soin
de me cacher et me divertirai à petit bruit.
Que si je
viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre
mes intérêt� à toute la cabale, et je serai défendu par elle
35 envers et contre tous.
Enfin c'est là le vrai moyen de faire
impunément tout ce que je voudrai.
Je m'érigerai
en censeur des actions d'autrui, jugerai mal de tout le
monde, et n'aurai bonne opinion que de moi.
Dès
qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne par-
40 donnerai jamais et garderai tout doucement une haine
irréconciliable.
Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel,
et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis,
je les accuserai d'impiété, et saurai déchaîner contre eux
des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause,
45 crieront en public contre eux, qui les accableront •
d'injures, et les damneront hautement de leur autorité
privée.
C'est ainsi qu'il faut profiter des faiblesses des
hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de
son siècle.
MATÉRIAUX
Histoire littéraire
►De Tartuffe à Dom Juan : après l'interdiction du premier Tartuffe représenté
à Versailles en mai 1664 et victime de la fureur dévote, Molière, ne serait-ce
que pour des raisons économiques, doit se tourner vers d'autres textes.
Il monta d'abord la première tragédie d'un jeune auteur, La Thébaïde, de
Jean Racine.
Le public bouda cette œuvre.
Alors MoDère décida de redonner
à grands frais dans son théâtre du Palais-Royal, La Princesse d' Elide, une
comédie galante dont la première avait eu lieu, comme celle de Tartuffe, dans
le cadre des Plaisirs de l' fle enclwntée.
Mais, devant la modicité des recettes, il décida de retirer cette pièce de
l'affiche après vingt-cinq représentations.
li lui fallait d'urgence une création qui
lui regagnât la faveur du public.
Quand Molière se met à écrire Dom Juan, après la dernière représentation
de La Princesse d' Elide, le 4 janvier 1664, il semble donc motivé essentielle
ment par des préoccupations économiques et tenté par un sujet à la mode.
Molière devait se hâter; une versification aurait demandé trop de temps et
c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles il choisit la prose.
Mais il
donne à cette comédie apparemment de circonstance la structure de ses
grandes comédies, en cinq actes.
Dans sa genèse, dans son urgence, Dom Juan provient de Tartuffe,
procède de Tartuffe.
Dom Juan se situe, en fait, dans une constellation de pièces sur l'hypocri
sie.
Cet ensemble prodigieux, inauguré avecL' Ecole desfemmes, se poursuit
avec Tanuffe et Dom Juan pour culminer avec Le Misanthrope.
Notons,
cependant, que le thème de l'hypocrisie n'est pas le seul dénominateur com
mun de ces quatre textes: dans chacun d'eux se développe une réflexion an
goissée sur l'identité, sur le comportement de l'homme en société aussi bien
que sur la recherche de la vérité de l'être intérieur sous le jeu des apparences.
Jusqu'à la seconde rencontre avec Don Louis (V, 1), Don Juan est le
contraire de Tartuffe puisqu"d heurte les convenances en toute lumière:A par
tir du début de l'acte V, il endosse carrément l'habit de Tartuffe.
Vocabulaire
►La profession d'hypocrite(!.
5): ici le mot «profession" correspond à "le fait
de se comporter en» (hypocrite).
Mais cette interprétation est un peu
réductrice: Molière joue, en fait, sur les mots.
«Profession", étym9logique
ment, vient du latin cc proflteri ,.
qui signifl8 «déclarer devant tout le monde,.
;
-reconnaître publiquement».
Ce sens se maintenait dans des expressions
comme «Je fais profession d'être votre serviteur» (c'est un fait de notoriété
publique parce que je le proclame).
Donc, il subsiste I1dée paradoxale d'une
hypocrisie qui s'affiche.
►L'imposture (1.
6): action de tromper avec cette idée qu'on cherche à se
faire paeser pour ce qu'on n'est pas.
N'oublions pas que la pièce dont nous
avons ici comme le prolongement s'appelait Tarneffe ou l' Imposteur.
► On lie à force de grimaces (1.
13): nous sommes ici dans le réseau séman
tique de l'imitation.
La «grimace», dans ce cas, est une déformation du visa
ge qui imite la vertu pour masquer le vice.
Cette idée d'imitation revient par la
suite avec les "grimaciers,.
ou les «singes de leurs actions"·
►Etre véritablement touchés (1.
16): il s'agit de ceux qui sont véritablement re
ligieux, les vrais dévots, c'est-à-dire ceux qui sont réellement «touchés» par la
grâœdMne.
A ce moment du texte, Molière revient sur le thème développé dans
Tanuffe de la distinction fondamentale entre les vrais et les faux dévots.
Don
Juan-Molière souligne un fait de poids: les vrais dévots, dupés par les faux,
mettent tout le crédit que leur vaut leur benne conduite au service du vice.
►Méchants hommes (1.
24): hommes mauvais, nous l'avons w précédem
ment ; mais l'idée d'une "méchanceté» dans le sens moderne du texte est
aussi présente dans la fin du passage comme elle l'est dans l'ensemble de la
pièce.
►Ils ne laissent pu pour cela d'être en crédit (1.
26): cc être en crédit» signi
fie qu'on leur fait confiance (donc pas le sens cc bancaire» d'aujourd'hui).
"Ne pas laisser de" est une expression sortie de l'usage, mais fréquem
ment employée au xvne siècle.
En pensant "Ils ne cessent pas de», ou "Ils ne manquent pas de», nous
ne sommes pas loin du sens exact.
Aujourd'hui, on aurait tendance à exprimer
l'idée sous un angle «positif»�« Ils sont toujours l'objet d'une grande considé
ration.
»
► Taute la caba/e(l.34): on dirait aujourd'hui, dans la langue familière, «mafia"•
pour désigner une association de gens très solidaires mais dont la moralité est
douteuse.
► Dès qu'on m'aura choqué (1.
39): ici, au figuré, le sens de «heurter»,« bous
culer».
► Je pousserai mes ennemis (1.
42): vocabulaire militaire signifiant dans ce cas
«Je les ferai reculer» (je les pousserai en arrière).
IDÉE GÉNÉRALE ET MOUVEMENT DU TEXTE
Don Juan expose ici clairement son nouveau système de vie.
Il peut panu"tre paradoxal que celui qui vient de décider d'agir
dans l'ombre mette à ce point en lumière ses nouveaux prin
cipes.
Mais nous avons déjà vu que Don Juan, comme tout doc
trinaire, éprouve le désir de convaincre (ne serait-ce que
Sganarelle).
Par ailleurs, il va de soi que c'est Molière qui parle
par la bouche de Don Juan, Molière qui revient d'une manière
insistante et sans équivoque sur la querelle non vidée de
Tartuffe.
Il commence par vanter les mérites de l'hypocrisie et l'avan
tage qu'elle a sur tous les autres vices.
Il la montre ensuite en ac
tion: « On lie à force de grimaces ...
» puis évoque quelques cas
concrets: «Combien en crois-tu que je connaisse qui...
» Cet
exposé général terminé, il revient à son cas personnel: «C'est
sous cet habit favorable que je veux me sauver et mettre en sû
reté mes affaires.
»
Dans cette dernière partie, qui occupe le dernier tiers de l'ex
posé, Don Juan explique que cette hypocrisie - la fausse dévo
tion -va lui permettre de continuer à mener sa vie de débauche.
De plus, elle lui permettra de se venger de ses ennemis.
Celui
qui, du fait des agiss�ments de son père, risquait de devenir une
victime, peut se ranger ainsi dans le camp des bourreaux.
AXES D'EXPLICATION
Fonction cc personnelle»
On retrouve le même problème que pour la tirade de Don
Louis sur la noblesse.
Il s'agit d'une longue tirade peu scénique.
L'homme de théâtre qu'était Molière devait sentir le risque
d'ennuyer le public.
On peut nuancer en disant qu'une partie du public était peut
être plus portée à apprécier un théâtre de pur discours que nous
ne le sommes aujourd'hui.
Par ailleurs, ce public voyait peut
être des allusions à des personnes précises qui nous échappent,
ce qui donnait une certaine saveur au texte.
Il n'en reste pas moins, coifune pour Don Louis, que si
Molière accepte de casser le rythme de sa pièce, c'est qu'il tient
à la nature du propos.
Ici, il reprend brusquement la bataille de
Tartuffe, ce qu'on ne lui pardonnera pas.
Les dévots reprendront
eux aussi le combat et obtiendront l'interdiction définitive, ce
qu'ils n'obtinrent pas pour Tartuffe.
Cela va de soi, le texte s'adresse autant sinon plus au public
qu'à Sganarelle.
La réaction de Sganarelle qui suit a cependant
pour but de souligner la gravité de la faute.
Il n'est pas impossible que, dans la mise en scène de Molière,
le jeu de Sganarelle ait introduit des éléments de farce durant cet
exposé et rendu plus théâtral le passage.
Mais on peut imaginer,
en l'absence de tout apport de ce genre, un public brusquement
très attentif parce qu'il sait que Molière est en train de régler un
compte.
L'éloge de l'hypocrisie
Il convient de rappeler que Don Juan et Molière emploient le
mot d'«hypocrisie» dans l'acception restreinte qu'il avait prise
en fonction des mœurs du temps.
L'hypocrisie, dans ce sens, si
gnifiait un emploi particulier de l'hypocrisie, elle était devenue
synonyme de la fausse dévotion.
Quand on parlait alors d'un
hypocrite, on ne désignait pas un hypocrite en général, :,;nais un
dévot hypocrite.
C'est bien à ce jeu que Don Juan prétend s'initier.
La rançon
du succès est la solitude absolue à laquelle est voué l'hypocrite.
Cet enfermement dans le simulacre apparaît à travers le dépit
que lui cause la méprise de Sganarelle, le seul à qui il ait avoué
le fond de ses pensées.
Quand le balourd le félicite de sa conver
sion, Don Juan ne peut s'empêcher de laisser voir son dépit
devant tant de naïveté qui montre le peu de profit que son élève
a su faire de ses leçons.
L'hypocrite a toutes les raisons de se
sentir incompris: «La peste le benêt!».
Il aurait pu être flatté d'avoir si bien réussi à contrefaire le
dévot que même son confident s'y est laissé prendre.
Mais il est
déçu, au fond, de constater que Sganarelle, malgré toute leur
complicité, ait pu croire en un changement qui aurait supposé,
s'il avait été sincère, une véritable trahison de ses convictions
profondes.
Don Juan développe alors un éloge de l'hypocrisie qui est un
cours de morale inversée, un cours d'amoralité à l'usage des
apprentis ambitieux ou des hédonistes incurables.
Il construit son argumentation en deux mouvements;
d'abord, il se protège derrière une généralité, emploie l'imper
sonnel et le pluriel pour montrer qu'en adoptant cette méthode il
se contente de suivre l'usage.
Puis il personnalise....
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