Don Juan se confie à son valet: autoportrait Acte 1, scène 2 CONTEXTE Don Juan a reconnu en Gusman le...
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«
Don Juan se confie à son valet:
autoportrait
Acte 1, scène 2
CONTEXTE
Don Juan a reconnu en Gusman le valet de Done Elvire.
Il
questionne Sganarelle qui, mal à l'aise, car conscient d'avoir
trop parlé, répond de façon embarrassée et hypocrite.
Don Juan
veut alors sonder la perspicacité de son valet.
Il lui demande son
avis sur « cette affaire ».
Sganarelle est ravi d'avoir trouvé jus
te: son maître a, en effet, un « nouvel amour en tite ».
Quand
Don Juan veut savoir ce que pense Sganarelle de son incons
tance, celui-ci ose lui dire qu'il ne l'approuve point.
Don Juan
entreprend alors de s'expliquer.
Il analyse les raisons de son
comportement.
TEXTE
5
DON JUAN: Quoi? tu veux qu'on se lie à demeurer au
premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde
pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La
belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être
fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et
d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui
nous peuvent frapper les yeux! Non, non: la constance
n'est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont
droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la
première ne doit point dérober aux autres les justes pré
tentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs.
Pour moi, la
beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facile
ment à cette douce violence dont elle nous entraîne.
J'ai
beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'en1s gage point mon âme à faire injustice aux autres; je
conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends
à chacune les hommages et les tributs où la nature nous
oblige.
Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à
tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau visage
20 me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais
tous.
Les inclinations naissantes, après tout, ont des
charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est
dans le changement.
On goûte une douceur extrême à
réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beau25 té, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait,
à combattre par des transports, par des larmes et des
soupirs, l'innocente pudeur d'une ân1e qui a peine à
rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites
résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules
30 dont elle se fait un honneur et la mener doucement où
nous avons envie de la faire venir.
Mais lorsqu'on en est
maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhai
ter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous en
dormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque
35 objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter
à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à
faire.
Enfin, il n'est rien de si doux que de triompher de
la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet
l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement
4o de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à bor
ner leurs souhaits.
Il n'est rien qui puisse arrêter l'impé
tuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute
la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût
d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes
45 amoureuses.
10
MATÉRIAUX
Civilisation
► Le mariage est une institution sacrée; la monogamie est le socle de la socié
té où vit Don Juan.
Même si cette monogamie est l'objet de transgressions (la
chair est faible), la règle n'est pas contestée.
Don Juan s'attaque ici au princi
pe même et donc à l'ordre social.
A la morale populaire ou dominante, il sub
stitue une morale du plaisir personnel.
Cette contestation des conventions, au
nom de l'individu et du bonheur de l'instant, se retrouvera chez Gide.
Langue
► Ob/et (1.
2): ce mot a, au xv11e siècle, un sens beaucoup plus large qu'au
jourd'hui: a l'objet de mon amour» pour a la personne que j'aime».
► Se piquer d'un faux honneur (1.
4): être fier d'avoir fait le choix d'un code de
l'honneur que Don Juan considère comme fallacieux.
► Constance (1.
7): fidélité dans le temps, à laquelle Don Juan substitue une
fidélité de l'instant.
► Les ridicules (1.
8): les personnes ridicules.
Aujourd'hui, le mot désigne les
modes de comportement considérés comme ridicules.
► Tribut (1.
17): choses de valeur que le vaincu donne au vainqueur.
Dans un
sens figuré,
«
compensation ».
► Réduire (1.
24): ici, plier à sa merci, soumettre à sa puissance.
L'allusion au vocabulaire militaire est certaine.
En effet, on « réduit » une
place forte (on réussit à l'investir, à y entrer).
Prépare le parallèle avec les
grands conquérants qui vient en fin de tirade.
D'autres éléments du même type
tout de suite après: a à combattre...
l'innocente pudeur d'une âme qui a pei
ne à rendre les armes (à s'avouer vaincue) •..
àforcer pied à pied toutes les
petites résistances ».
Don Juan joue sur le mot « conquête » qui s'emploie aussi bien pour une
femme que pour un territoire.
► Quand on en est maitre une fois (1.
32): quand on en a définitivement triom
phé; une fois qu'on en est devenu maître.
► Il n'y a plus rien à dire (1.
32): il n'y a plus d'intérêt; tout l'intérêt de la chose
a disparu.
Rhétorique
► Une tirade est une longue intervention d'un personnage, qui s'adresse à un ou
plusieurs des autres personnages (sauf s'il s'agit d'un monologue), mais plus
encore au public.
Quand une tirade est spécialement brillante, elle est appelée
« morceau de bravoure».
Le public était friand de ces morceaux de bravoure qui figuraient aussi dans
les tragédies.
Corneille y recourut so1,1vent.
Au XIX8 siècle, Edmond Rostand
répondit à ce goût du public dans des pièces comme Cyrano de Bergerac ou
L'Aiglon.
On connait, en particulier, la« tirade des nez"·
La tirade a un côté paradoxal et apparemment non théâtral puisqu'elle in
terrompt l'action.
Mais le public semble trouver du plaisir à cette maîtrise su
périeure du langage (qu11 envie peut-être secrètement}.
C'est aussi le cas de
Sganarelle: « Vertu de ma vie, comme vous débitez![...]", répond-il.
► Vers blanc (1.
7}: élément structuré comme un vers (en général un alexandrin)
qui se trouve isolé dans un texte en prose.
Ici: «La constance n'est bonne que
pour des ridicules.
»
IDÉE DIRECTRICE ET MOUVEMENT DU TEXTE
Le discours de Don Juan est un éloge de l'inconstance.
Il
appuie sa démonstration sur trois arguments.
• D'abord, il assimile la notion de fidélité à la fois à un escla
vage et à une injustice car elle nous attache à une femme et
nous prive de toutes les autres.
Ainsi, Don Juan fait du vice une
vertu.
Ce passage s'étend jusqu'à la phrase qui se termine par
« si j'en avais dix mille, je les donnerais tous» (1.
20).
• Le deuxième argument est le charme des « inclinations nais
santes».
Don Juan n'aime l'amour que dans les commence
ments.
Cette partie s'achève sur « les charmes attrayants d'une
conquête à faire » (1.
36).
• Le troisième argument occupe la dernière partie, à partir de:
« Enfin, il n'est rien de si doux...
», jusqu'à la fin.
C'est le plai
sir du chasseur, du conquérant qûi s'y exprime à travers des
métaphores et des comparaisons guerrières.
Don Juan y avoue
que, pour lui, l'intensité de la passion se mesure à la résistance
qu'on lui oppose.
AXES D'EXPLICATION
La relation avec Sganarelle
Pourquoi Don Juan prend-il la peine de s'expliquer devant
son valet? Cette question touche à une dimension essentielle de
l'œuvre.
Ce type de discours n'est pas exceptionnel.
On le rencontre
ici pour la première fois mais, tout au long de l'action, Don Juan
prendra constamment son valet à témoin de ses aventures, com
me il le dira dans la scène 5 de l'acte ID:
«Je te l'ai dit vingt fois, j'ai une pente naturelle à me
laisser aller à to,ut ce qui m'attire.»
• Sganarelle est flatté: il convient de remarquer la métamor
phose de Sganarelle quand il change d'interlocuteur.
Autant il se
pavanait devant Gusman, autant il file doux devant Don Juan.
Mais cette prudence sournoise qui lui fait éviter toute informa
tion compromettante n'exclut pas la complicité.
Alors qu'il
vient tout juste de condamner l'amoralité de Don Juan, il accep
te avec complaisance le rôle de confident qui flatte son amour
propre.
En effet, le mode de vie adopté par Don Juan le contraint au
mensonge et à la solitude.
La seule personne devant laquelle il
peut se dévoiler, à qui il peut confier ses desseins, ses intentions,
ses motivations, est son valet qu'il tient en son pouvoir, sur qui
il exerce une emprise totale.
• Le besoin d'un témoin : certes, ce désir de se refléter dans le
regard d'autrui prouve l'impossibilité de la solitude absolue.
Comme Sartre l'a fort bien dit: «Sans témoin on s'évapore».
Dans ce sens, Don Juan a besoin du miroir que lui tend
Sganarelle pour se sentir exister.
Le discours qu'il lui tient est
une illustration du rapport des consciences tel que l'analyse la
philosophie moderne.
Mais il serait aberrantôe croire que Don Juan aspire à s'épan
cher, à ouvrir son cœur: cela serait en totale contradiction avec
le personnage.
Le climat de familiarité qu'il établit avec son
valet a d'autres causes, et d'abord celle-ci: Don Juan a moins be
soin d'un confident que d'un public.
Cela ressort clairement des
questions qu'il pose avec une sorte de curiosité gourmande.
Ainsi, à propos des raisons de son départ précipité du domicile
conjugal (scène 1): «Mais encore, quelle est ta pensée là
dessus? Que t'imagines-tu de cette affaire?» Et après cette
longue et magistrale tirade dans laquelle il développe sa théorie
de l'amour libre, il s'empresse de s'enquérir de l'effet produit:
«Qu'as-tu à dire là-dessus ? »
Il peut paraître surprenant qu'un seigneur aussi fier de ses pré
rogatives que Don Juan demande l'avis de son valet sur sa «vie
privée» et lui expose les raisons intimes d'une conduite scanda
leuse.
Mais c'est justement pour cela même, parce qu'il n'a pas
d'autre «public» sous la main.
Cet aspect des relations avec
Sganarelle manifeste tout ce qu'il y a de théâtralité dans le per
sonnage de Don Juan.
Il a besoin de se donner en représentation,
d'étaler orgueilleusement sa supériorité sur le commun des
mortels.
• Un doctrinaire en puissance: cela ne lui suffit pas.
Il ne se
contente pas de s'exhiber, il lui faut aussi convaincre.
Il y a, dans
l'attention qu'il témoigne à son valet, le désir de justifier sa
conduite, de la fonder en raison.
En lutte contre les lieux com
muns, Don Juan sait très bien que, dans la société où il vit, il est
condamné à rester minoritaire.
Son valet lui offre donc un terrain
où exercer ses talents de pédagogue à l'envers.
Le dialogue permanent entre Don Juan et Sganarelle met aux
prises la raison avec la superstition.
On est toutefois amené à se
demander si Don Juan cherche à éclairer son domestique ou à le
pervertir.
Il est certain que de son point de vue d'homme
«éclairé», Don Juan cherche à émanciper Sganarelle, à l'arra
cher à ses préjugés.
Mais cela n'empêche pas la secrète volupté
de l'initiation au fruit défendu.
En ouvrant les yeux du balourd,
Don Juan veut faire une recrue.
L'ascendant dont il joue, la
brillance qu'il déploie pour convaincre, ne....
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