Devoir de Philosophie

ÉPREUVE 12 Amiens, Lille, Rouen Juin 1989 TEXTE Lucien Leuwen, exclu de !'École Polytechnique pour manque­ ment à la discipline,...

Extrait du document

« ÉPREUVE 12 Amiens, Lille, Rouen Juin 1989 TEXTE Lucien Leuwen, exclu de !'École Polytechnique pour manque­ ment à la discipline, est maintenant sous-lieutenant de cava­ lerie à Nancy, grâce au crédit de son père, célèbre banquier parisien.

Entrant dans la ville avec son régiment, il est jeté à terre par son cheval sous les fen€tres d'une jeune veuve, Madame de Chasteller, dont il devient fort épris.

Elle craint de répondre à ses sentiments.

A l'issue d'une rencontre chez des amis communs, ils se rendent en leur compagnie dans un « joli café» en lisière de for€t: « le Chasseur vert». Il y avait ce soir-là, au café-hauss du Chasseur vert, des cors de Bohême qui exécutaient d'une façon ravissante une musi­ que douce, simple, un peu lente.

Rien n'était plus tendre, plus occupant, plus d'accord avec le soleil qui se couchait der­ rière les grands arbres de la forêt.

De temps à autre, il lan­ çait quelque rayon qui perçait au travers des profondeurs de la verdure et semblait animer cette demi-obscurité si tou­ chante des grands bois.

C'était une de ses soirées enchante­ resses, que l'on peut compter au nombre des plus grands ennemis de l'impassibilité du cœur.

Ce fut peut-être à cause de tout cela que Leuwen, moins timide sans pourtant être hardi, dit à madame de Chasteller, comme entraîné par un mouvement involontaire : - Mais, madame, pouvez-vous douter de la sincérité et de la pureté du sentiment qui m'anime ? Je vaux bien peu sans doute, je ne suis rien dans le monde, mais ne voyez-vous pas que je vous aime de toute mon âme ? Depuis le jour de mon arrivée que mon cheval tomba sous vos fenêtres, je n'ai pu penser qu'à vous, et bien malgré moi, car vous ne m'avez pas gâté par vos bontés.

Je puis vous jurer, quoique cela soit bien enfaµt et peut-être ridicule à vos yeux, que les moments les plus doux de ma vie sont ceux que je passe sous vos fenê­ tres, quelquefois, le soir. Madame de Chasteller, qui lui donnait le bras, le laissait dire et s'appuyait presque sur lui : elle le regardait avec des yeux attentifs, si ce n'est attendris. Stendhal, Lucien Leuwen, 1 re partie, chapitre XXIII, Bonheur Sous la forme d'un devoir composé, vous commenterez cette page de Stendhal.

Vous vous interrogerez sur l'évocation de cette « soirée enchanteresse » en analysant par exemple la tonalité, les éléments du récit, les techniques narratives, les traits d'écriture. ■ Le passage cité est tiré de Lucien Leuwen, un roman inachevé de Stendhal. La page correspond à une rencontre d'amoureux qui se connaissent depuis quelque temps déjà, mais n'ont jamais exprimé nettement leurs sentiments. C'est une scène d'aveu, dans la plus pure tradition romanesque. Comparez-la à une scène de ce genre dans La Princesse de Clèves (Mme de Lafayette). Un paragraphe est narratif (le premier) ; un autre est en style direct (le deuxième).

C'est presque un monologue, puisque la femme ne dit rien dans cette page. Le récit semble axé sur Lucien.

Mais il ne faut pas se fier à l'apparence ; l'écriture entraîne l'ensemble jusqu'au très bref paragraphe (le troisième) consacré à Mme de Chasteller, car elle est implicitement présente tout au cours du passage. ■ ■ ■ ■ Ne pas croire que le libellé accompagnateur donne une idée du plan à suivre.

Il est ici tout à fait traître, car seule « l'évocation de cette « soirée enchanteresse» pourrait constituer un thème.

Les autres indications : « tona­ lité, éléments du récit, techniques narratives, traits d'écriture» sont toutes des notions de forme.

Or il ne faut jamais avoir un thème uniquement for­ mel.

C'est à vous à trouver un autre thème de fond. Devoir rédigé « Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.

» Cette définition et cette subtile analyse d'une des premières démarches de l'amour sont extraites d'un traité très pertinent de Stendhal, De l'amour.

Stendhal est l'un de nos grands romanciers dits« réalistes» du x1x0 siècle, et l'un des chantres de l'amour à tous ses stades, auteur CONNAISSANCES LITTÉRAIRES Stendhal (1783-1842) est le pseudonyme pris par Henri Beyle.

Ce der­ nier, fils d'un avocat au Parlement de Grenoble, s'entendit mal avec son père.

Après son échec à l'École Polytechnique, il entra dans l'armée, fit campagne en Italie, et en Russie dans l'intendance.

Il se fixa un temps à Milan, puis fut consul à Trieste et à Civita-Vecchia.

Il est à la fois un analyste rigoureux et un remarquable romancier d'une sensibilité esthé­ tique intense et d'une grande profondeur psychologique.

Citons de lui Le Rouge et le Noir (1830) ; La Chartreuse de Parme (1839) ; Lucien Leuwen (1855 inachevé et posthume) ; De l'amour.

Son style est inci­ sif et dépouillé. COMMENTAIRE COMPOSÉ célèbre de Le Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme.

Or, entre la parution de ces deux chefs-d'œuvre, Stendhal avait commencé un autre roman, Lucien Leuwen, qui restera inachevé. C'est ici une page de cet ouvrage original, où il se montre une fois de plus analyste rigoureux et styliste objectif.

Cet extrait est le récit d'une fin de journée où le héros va vivre une « soirée enchanteresse », car tout va concourir à lui faire dépasser sa timidité et avouer directement ses sentiments à celle dont il est, depuis un certain temps, fort épris en secret. La relation de l'épisode est construite sur l'harmonie complice entre l'atmosphère des lieux et le courage subit que trouve Lucien à faire sa déclaration. Cependant on sent aussi chez /'écrivain le plaisir d'évoquer un moment de grâce à travers une subtile montée des sentiments dans le cœur des deux protagonistes. Lucien est amoureux depuis sa chute devant la maison de Mme de Chaste/Ier; mais jusqu'à présent il s'est contenté de le laisser entendre, sans rien dire.

Il faut donc des circonstances particulières pour que cet amour inavoué se révèle clairement à l'intéressée.

Or chaque élément du cadre de la soirée prédispose à !'amour et à son expression. D'abord l'heure.

Depuis le romantisme, on sait combien sont appréciés les crépuscules.

ils s'accompagnent d'une lumière qui va en s'adoucissant et cette luminosité, mourant peu à peu, crée un certain mystère. Stendhal le constate, sans l'analyser pleinement, mais en laissant au lecteur la possibilité de s'en rendre compte.

Le paysage est beau et forrne une toile de fond propice : « le soleil se couchait derrière les grands arbres de la forêt ».

Une phrase montre même que le soleil est directement acteur, influençant le courage futur de Lucien.

En effet l'alternance entre les moments de déclin du jour et les dernières lueurs de « quelque rayon qui perçait au travers des profondeurs de la verdure » magnifie l'ambiance générale. Ces éclats qui n'apparaissent que « de temps à autre» donnent au soleil une dimension de magicien.

C'est comme si d'un coup de baguette, il voulait préparer plus directement à oser l'amour.

Très signifiant est alors le choix du verbe : « [il] semblait animer »...

Le contraste de clair-obscur ajoute à la féerie latente.

On passe de la « demi-obscurité [...

] des grands bois», faite d'inconnu, à un retour provisoire de lumière. D'ailleurs cette pénombre n'est pas ressentie par les protagonistes comme inquiétante, ce à quoi l'on pourrait s'attendre, mais elle est« touchante», adjectif qui prouve combien cette atmosphère estompée prédispose au laisser-aller sentimental.

Sur cette coloration en demi-teinte, un faisceau lumineux éclate : « il [ = le soleil] lançait quelque rayon ».

Le verbe est fort, peut-être parce que ces instants de lumière vive annoncent la lumière vive de la déclaration, tranchant sur la timidité de l'amour qui se taisait et restait dans l'ombre.

Bref, tout dans l'heure est favorable à l'aveu, y compris le souvenir des passages sous le balcon qu'il osait seul jusqu'alors et qu'il rappelle à Mme de Chaste/Ier comme « les moments les plus doux de [sa] vie » ...

« ceux qu'[il] passe sous [ses] fenêtres, quelquefois, le soir». Les deux phrases se font écho.

Elles se déroulent toutes deux avec une certaine lenteur un peu molle, exception faite de deux sonorités franches dans la première qui a été relevée·_.

«lançait», «perçait» avec leurs sif142 flantes, correspondant aux apparitions brèves du soleil, meneur de jeu. De plus s'ajoute à l'heure une intervention musicale.« Il est un air pour qui je donnerais tout», constate Nerval dans Fantaisie.

La musique pré­ dispose à l'abandon, aux états d'âme, surtout s'il s'agit ici d'une mélodie « de bohême» donc nostalgique.

Quant aux « cors » ils comportent une connotation typée, ils sont porteurs de souvenirs de chasse, d'halali, d'un certain sentimentalisme.

Stendhal précise d'autre part que les musiciens sont de qualité, donc que la musique bien jouée n'apporte pas d'éléments qui détonneraient.

Mais il utilise pour le dire /'adjectif " ravissante » qui qualifie l'exécution.

Or c'est un terme qui rappelle les charmes, les filtres d'amour.

La musique s'identifie à un enchantement, en accord avec le rôle magique du soleil, peut-être bien aussi avec ce « cheval[qui] tomba sous [les] fenêtres» de la jeune femme, véritable signe prémonitoire de sorcellerie. Pour qualifier le rythme de la phrase qui présente cette musique ouvrant les cœurs, avec les coupes discrètes de la fin, comme des soupirs dans la mélodie: « une musique douce, simple, un peu lente», if suffirait d'utili­ ser ces trois adjectifs; ils conviennent au déroulement syntaxique et à sa cadence.

Trois autres précisions dans la phrase suivante complètent l'impression musicale produite, mais elles se rapportent autant aux consé­ quences sentimentales qu'à fa qualité mélodique: « Rien n'était plus ten­ dre, plus occupant, plus d'accord avec[...]».

L'anaphore« plus...

plus... plus» apporte un léger martèlement,· semblable à des coupes harmoniques. C'est d'ailleurs l'harmonie avec la nature qui prédomine; l'énumération monte de degré en degré jusqu'à cet« accord avec».

En même temps la mu­ sique est omniprésente, « occupante », comme l'amour dans le cœur du jeune homme.

C'est pourquoi il indique: « je n'ai pu penser qu'à vous». Les cœurs n'ont plus de place que pour l'envoûtement qui s'insinue « len­ tement»; véritable sorcellerie à nouveau, comme le constate Lucien : « bien malgré moi », précise-t-il à propos de cet amour qui « occupe » totalement son être. Or tout ce qui dans la soirée avait créé une atmosphère particulière, sans commentaire de l'auteur qui aurait.... »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓