ÉPREUVE13 Amiens, Lille, Rouen, Créteil-Paris-Versailles TEXTE Juin 1991 La scène se situe au temps du cinéma muet. Un pianiste accompa...
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ÉPREUVE13
Amiens, Lille, Rouen, Créteil-Paris-Versailles
TEXTE
Juin 1991
La scène se situe au temps du cinéma muet.
Un pianiste accompa
gnait alors la projection.
Le piano commença à jouer.
La lumière s'éteignit.
Suzanne se sentit
désormais invisible, invincible et se mit à pleurerde bonheur.C'était
l'oasis, la salle noire de l'après-midi, la nuit des solitaires, la nuit
artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus
5 vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les
vraies nuits, la nuit choisie, ouverte.
à tous, offerte à tous, plus
généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toutes les institutions
de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les
hontes, où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la
1O jeunesse de l'affreuse crasse d'adolescence.
C'est une femme jeune et belle.
Elle est en costume de cour.
On ne
saurait lui en imaginer un autre, on ne saurait rien lui imaginer
d'autre que ce qu'elle a déjà, que ce qu'on voit.
Les hommes se
perdent pour elle, ils tombent sur son sillage comme des quilles et
15 elle avance au milieu de ses victimes, lesquelles lui matérialisent son
sillage, au premier plan, tandis qu'elle est déjà loin, libre comme un
navire, et de plus en plus indifférente, et toujours plus accablée par
l'appareil < 1 J immaculé de sa beauté.
Et voilà qu'un jour de l'amer
tume lui vient de n'aimer personne.
Elle a naturellement beaucoup
20 d'argent.
Elle voyage.
C'est au carnaval de Venise que l'amour
l'attend.
Il est très beau l'autre.
Il a des yeux sombres, des cheveux
noirs, une perruque blonde, il est très noble.
Avant même qu'ils se
soient fait quoi que ce soit on sait que ça y est, c'est lui.
C'est ça qui
est formidable, on le sait avant elle, on a envie de la prévenir.
Il arrive
25 tel l'orage et tout le ciel s'assombrit.
Après bien des retards, entre
deux colonnes de marbre, leurs ombres reflétées par le canal qu'il
faut, à la lueur d'une lanterne qui a, évidemment, d'éclairer ces
choses"-là, une certaine habitude, ils s'enlacent.
Il dit je vous aime.
Elle dit je vous aime moi aussi.
Le ciel sombre de l'attente s'éclaire
30 d'un coup.
Foudre d'un tel baiser.
Gigantesque communion de la
salle et de l'écran.
On voudrait bien être à leur place.
Ah ! comme on
le voudrait.
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique.
(1) appareil: ensemble des ornements qui rehaussent la beauté de l'actrice.
Vous ferez de ce texte un commentaire composé que vous organiserez à
votre gré.
Vous pourrez, par exemple, étudier comment, sur un mode à
la fois lyrique et parodique, l'auteur évoque le pouvoir qu'exerce le
cinéma sur l'esprit de cette adolescente.
Introduction
Auteur contemporain, Marguerite Duras s'est illustrée dans le monde du
cinéma en écrivant des scénarios et dialogues de films, tels ceux d'Hiroshima
mon amour, réalisé par Alain Resnais.
Dans son œuvre romanesque se
retrouve son goût pour le septième art, comme le révèle un extrait de son
roman Un barrage contre le Pacifique, paru en 1950.
Dans ce passage, formé de deux paragraphes juxtaposés, l'héroïne, Suzanne,
s'abandonne au bonheur d'assister à la projection d'un film dont le thème romanesque à souhait - est une histoire d'amour.
Trois centres d'intérêt peuvent être dégagés de l'extrait.
D'abord, à un
premier niveau de lecture, ce passage constitue une sorte de témoignage sur
le cinéma muet, avec une atmosphère particulière.
D'autre part, ce témoignage
étant subjectif, il permet de cerner les sentiments de l'adolescente, dont
l'enthousiasme est révélateur.
Enfin, le recul critique de l'auteur confère à
cette évocation une dimension parodique que le lecteur, complice, savoure
à plaisir.
Première partie
La spécificité de l'atmosphère tient en premier lieu à la présence d'un
pianiste ; la phrase initiale «le piano commença à jouer» donne son élan au
texte et confère à la musique une fonction inaugurale.
Le pianiste est d'ailleurs
occulté, le piano personnifié, ce qui accentue l'effet magique des premières
notes qui précèdent la projection.
Et s'il n'est plus ensuite fait mention de cette
musique, le rythme même des phrases semble épouser celui du piano :
chaque paragraphe commence par de courtes propositions en asyndète,
comme des notes isolées, puis les phrases se déploient, le rythme s'élargit
avec des modulations de type musical, libres et amples.
L'obscurité de la salle est un autre élément déterminant de l'atmosphère : «la
salle noire» de l'après-midi devient métaphoriquement «la grande nuit[...] du
cinéma», nuit sur laquelle l'auteur s'attarde par des anaphores incantatoires.
Cette obscurité est en effet pleine de promesses puisqu'elle soustrait aux
regards la réalité visible pour lui substituer des images, sources d'évasion.
Ces images, en noir et blanc, sont d'ailleurs elles-mêmes orchestrées par des
jeux d'ombre et de lumière ; ainsi, le ciel, à l'arrière plan, «s'assombrit» puis
«s'éclaire d'un coup».
Dès que l'obscurité a envahi la salle se dévoile donc
sur l'écran un autre monde visible, avec ses «ombres», ses «lueurs» qui
peuplent la «nuit choisie» du cinéma.
Ainsi, les deux paragraphes sont
discontinus : on bascule d'un monde à l'autre.
De surcroît, ce changement est
mis en valeur par le passage au présent de narration : la réalité qui s'impose
est celle du film, tout le reste n'existe plus.
Pourtant, la présence des autres spectateurs ne se fait pas totalement
oublier ; cette présence est le troisième facteur déterminant de l'atmosphère :
cette salle vibre à l'unisson.
Le choix des adjectifs «égalitaire» et «démo
cratique» corrobore l'abolition des différences de condition sociale (celles-ci
sont en effet criantes dans ce cinéma du haut quartier d'une grande ville
coloniale) ; la nuit du cinéma est «ouverte à tous» , «offerte à tous», ce que
reflète l'utilisation du «on» indéfini: «on sait>•, «on a envie» .
Cette impression
d'unité est encore plus forte quand, à la faveur d'émotions intenses, toute la
salle entre «en communion» avec l'écran.
Art populaire, art de masse, le
cinéma muet permettait donc de restaurer une certaine communauté hu
maine.
Et, surtout, la magie du cinéma muet, sensible à travers l'atmosphère qui se
dégage du texte, permet à la jeune Suzanne de vivre «un grand moment>,.
Deuxième partie
Pour Suzanne, le cinéma est d'abord un refuge : il lui permet de se fondre dans
l'obscurité, d'y être à l'abri des regards : «Suzanne se sentit désormais in
visible, invincible» ; l'adverbe met en valeur l'instantanéité de l'impression et
la paronomase accentue les sortilèges de la «salle noire » pour l'adolescente.
Là, elle peut enfin être elle-même.
La métaphore de l'oasis confère à ce
refUge toute sa valeur subjective : dans le désert affectif de sa vie, le cinéma
devient la halte attendue, l'étape rafraîchissante...
Cette «nuit choisie» est également «consolante» .
«C'est la nuit où se con
solent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs et où se lave
toute la jeunesse de l'affreuse crasse d'adolescence » ; l'amplification du
rythme, les généralisations expriment sur le mode lyrique la ferveur de
Suzanne qui s'exalte, voue même un véritable culte au cinéma-la référence
aux «églises» le confirme-et la chute de la longue période oratoire justifie
l'intensité de cette exaltation : à l'âge où les moindres déboires ont des effets
ravageurs sur la sensibilité, les passions ne sont jamais tièdes.
Marguerite Duras retrouve sa propre personnalité d'adolescente en mal de
consolation dans cet éloge lyrique du septième art.
Aussi le film est-il, pour la jeune fille qui vient de «pleurer de bonheur » , un pur
ravissement.
Ce n'est d'ailleurs pas par hasard que le scénario raconté met
en scène «une femme jeune et belle» : pour l'adolescente, l'identification
permet une compensation imaginaire.
Elle peut se projeter complètement
dans l'histoire, sans le....
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