Étapes et figures de la déshumanisation Si c'est un homme peut être lu comme le récit d'une déshumani sation progressive,...
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«
Étapes et figures
de la déshumanisation
Si c'est un homme peut être lu comme le récit d'une déshumani
sation progressive, depuis la première constatation :
«
nous voici
transformés en ces mêmes fantômes entrevus hier au soir» (p.
26),
jusqu'à la dernière remarque:« ils avaient bel et bien fait de nous des
bêtes» (p.
185).
L'auteur nous le fait comprendre à travers de nom
breuses métaphores.
LA PERTE DE TOUT DROIT
La déshumanisation commence déjà avant la déportation.
Ainsi, à
partir du moment où on leur annonce qu'ils vont être déportés, les
Juifs prisonniers dans le camp de Fossoli se voient comme des
condamnés à mort.
Cependant, comme le fait remarquer l'auteur, tout
condamné a droit avant son exécution à un certain respect et même
à une certaine pitié.
Il existe une sorte de cérémonial qui, aussi déri
soire que cela puisse paraître, vise à marquer qu'il ne s'agit pas de
vengeance, mais de justice, et que même un condamné est toujours
une personne, c'est-à-dire un sujet de droit.
Mais ces hommes que
l'on va déporter uniquement parce qu'ils sont Juifs n'ont commis
aucun crime.
De plus, ils sont embarqués dans un train comme des
bestiaux ou même de vulgaires marchandises :
«
Wieviel Stück ? »
{« Combien de pièces ? ») : la question posée par l'officier allemand
leur fait comprendre que, désormais, ils ne sont plus des personnes.
L'INITIATION
Le cha pitre 3, intitulé
«
Initiation », fut a jouté a près coup, dans
l'édition de 1958.
Ma is ce terme pourra it s'a ppliquer à l'ensemble
formé par les trois premiers chapitres, qui constituent une véritable
descente en enfer.
IL'entrée dans l'enfer
Avant l'arrivée au Lager, telle est déjà la signification du voyage :
«
en route pour le néant, la chute, le fond» (p.
15); « les nuits étaient
d'interminables cauchemars» (p.
17); de plus, le convoi s'arrête« en
pleine nuit, au milieu d'une plaine silencieuse et sombre ».
Le dernier
épisode du chapitre 1, avec le soldat allemand assimilé à Charon,
caractérise bien ce monde à la fois infernal et grotesque où pénètrent
les déportés : alors qu'il devrait, comme dans le texte de Dante cité
par Primo Levi, prononcer des paroles solennelles (p.
20), il se
contente de demander de l'argent, comme un vulgaire portier d'hôtel.
li est Charon, le passeur des Enfers à qui le mort devait donner
une obole pour payer son transport.
Bien qu'il annonce aux condamnés un avenir sinistre - au Lager, plus rien ne leur appartiendra -, il
est un homme comme les autres, qui cherche simplement à faire un
petit profit en contournant le règlement.
D'où l'« étrange soulagement » que ressentent les arrivants.
ILe fond
Dans le chapitre 2 domine une impression d'étrangeté et d'irréalité :
«
C'est cela, l'enfer
»
(p.
21) ;
nous sentons hors du monde
»
« [ •••]
(p.
22) ;
«
désormais, c'est fini, nous
nous voici transformés en
ces mêmes fantômes entrevus hier au soir» (p.
26) ; «
[ •••]
cette pre-
mière et interminable journée, prélude à l'enfer qui nous attend,
touche à sa fin
»
(p.
29) ; «
[ •••]
sur le seuil de la maison des morts »
(p.
32).
Il s'agit bien d'une initiation : l'auteur parle de « baptême » à
propos du tatouage du numéro (p.
27), de « processus d'intégration
dans [un] univers nouveau
»
(p.
28).
Le chapitre se termine par une
constatation : au bout de quinze jours, le détenu a déjà « touché le
fond
»
(p.
37).
Les deux derniers paragraphes sont un résumé des
différents aspects de la vie au Lager, qui vont être développés dans
la suite du récit.
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 75
1Une initiation à
Dans le chapitre 3,
«
l'envers
Initiation », nous revenons en arrière : le nar-
rateur évoque les quelques jours qui suivent l'arrivée (p.
39), puis fait
le point« au bout d'une semaine de captivité» (p.
41).
L'initiation
dont il parle ici est double : d'une part, il apprend les règles essentielles de la vie du Lager ; d'autre part, il reçoit une leçon de l'un de
ses codétenus.
Mais c'est une initiation à l'envers.
En effet, dans les
sociétés dites « primitives », les rites initiatiques marquent le passage de l'enfance à l'âge adulte ; ils représentent donc l'entrée dans
le monde des hommes.
Ici, au contraire, l'initiation place les détenus hors du monde, hors de l'humanité.
Ils sont confrontés à une
« monstreuse machine à fabriquer des bêtes " (p.
42), une machine
contre laquelle ils devront lutter s'ils veulent malgré tout rester des
hommes.
LA PERTE DE SOI
1La destruction de l'individualité
La chute est brutale.
Déjà, dans le chapitre 2, on a retiré au détenu
tout ce qui pouvait faire de lui une personne singulière : ses objets
personnels, ses vêtements, sa montre, ses chaussures.
On lui a surtout enlevé son nom, symbole de son identité, pour le remplacer par
un numéro dont il devra retenir la prononciation en allemand, et dont
il ne pourra jamais se défaire, puisqu'il est tatoué sur son bras.
Ainsi
est-il assimilé à du vulgaire bétail.
Il n'est plus lui-même, il est devenu
un « Haftling anonyme » (p.
27), dans une hiérarchie dominée par les
«
petits numéros", c'est-à-dire les anciens, ceux qui ont réussi à sur-
vivre plus de quelques mois, tandis qu'un « gros numéro », c'est-àdire un nouveau, est nécessairement « un individu bedonnant, docile
et niais
»,
auquel on peut faire croire n'importe quoi (p.
28).
Le sym-
bole de cette déshumanisation est Null Achtzhen (« Zéro dix-huit »),
détenu qui n'est désigné que par les trois derniers chiffres de son
numéro et qui semble avoir lui-même oublié son nom : il n'est plus
un homme, mais une simple enveloppe vide, « semblable à ces
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PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
dépouilles d'insectes qu'on trouve au bord des étangs, rattachées
aux pierres par un fil, et que le vent agite» (pp.
44-45).
Null Achtzhen
est devenu indifférent à tout, y compris à sa propre souffrance, il est
même inférieur à un cheval de trait.
1La déchéance physique
La dépersonnalisation passe d'abord par le corps.
«
Déjà mon
corps n'est plus mon corps », nous dit le narrateur à la fin du chapitre 2.
En quinze jours, la métamorphose est accomplie.
L'auteur se
décrit comme il le ferait d'un spécimen zoologique, avec une froideur
clinique : ventre enflé et membres desséchés, visage tantôt bouffi
tantôt creux, peau jaune ou grise : effets de la faim ; épuisement
chronique, plaies aux pieds : effets du travail ; saleté, puanteur, poux
et puces : effets du manque d'hygiène.
Les détenus deviennent des
êtres hideux et sordides, repoussants pour les autres et pour euxmêmes ; s'ils ne se voient pas pendant quelques jours, ils ne se
reconnaissent plus les uns les autre (p.
38).
Au chapitre 15 (pp.
152153), le narrateur nous donne une idée très précise de leur apparence physique : non seulement ils sont répugnants parce qu'ils sont
chauves, décharnés, crasseux et couverts de plaies, mais ils sont
ridicules, ils trébuchent sur leurs sabots, se grattent car ils ont des
puces, vont sans cesse aux latrines car ils ont la dysenterie.
Face à
eux, les jeunes filles allemandes et polonaises qui travaillent dans le
Laboratoire, ont des visages lisses et roses, des cheveux blonds et
soignés, et portent de jolis vêtements colorés.
Se voir par leurs yeux
est particulièrement humiliant.
1La «
mort de l'âme »
Le corps, livré aux besoins les plus élémentaires, prend le dessus.
Manger, boire, se laver, se réchauffer, tout fait problème, et les détenus ne pensent à rien d'autre.
Cette préoccupation constante les
empêche la plupart du temps de prendre conscience de leur
déchéance, sentiment qui ne revient qu'à l'infirmerie ou au
Laboratoire, lorsqu'ils ont chaud et ne sont pas abêtis par le travail.
En général, la conscience de soi disparaît avec les souvenirs el les
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 77
prpjets.
Mais la perte la plus douloureuse est peut-être celle de toute
conscience morale.
C'est ce que montre le chapitre 8, « En deçà....
»
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