Extrait de l'acte 111, scène 3 5 i 1o 15 ' 20 , 25 1 30 LORENZO. - Tu me...
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Extrait de
l'acte 111, scène 3
5
i
1o
15
'
20
,
25
1
30
LORENZO.
- Tu me demandes pourqu01 Je tue
Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne,ou que
je saute dans I'Arno ? veux-tu donc que je sois un
spectre, et qu'en frappant sur ce squelette.
.
.
(Il frappe
sa poitrine) il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre
de moi-même,veux-tu donc que je rompe le seul fil qui
rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon
cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre,c'est tout
ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu· que je glisse
depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce
meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner
mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil,
parce que je n'ai plus de honte,et veux-tu que je laisse
mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui,cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentis
sage du vice pouvait s'évanouir,j'épargnerais peut-être
ce conducteur de bœufs - mais j'aime le vin,le jeu et les
filles,comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque
chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu
honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais
pas.
Voilà assez longtemps,vois-tu,que les républicains
me couvrent de boue et d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent,et que l'exécration des
hommes empoisonne le pain que je mâche.
J'en ai assez
de me voir conspué par des lâches sans nom,qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer,
comme ils le devraient.
J'en ai assez d'entendre brailler
en ·plein vent le bavardage humain; il faut que le monde
sache un peu qui je suis,et qui il est.
Dieu merci,c'est
peut-être demain que je tue Alexandre; dans deux jours
j'aurai fini.
Ceux qui tournent autour de moi avec des
yeux louches, comme autour d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, pourront satisfaire leur
gosier, et vider leur sac à paroles.
Que les hommes me
35 comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas,
j'aurai dit tout ce que j'ai à dire; je leur ferai tailler leurs
plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et
l'Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée
marquée en traits de sang.
LECTU.RE
MÉTHODIQUE
INTRODUCTION
Dans cette tirade, qui se situe à la fin de la longue scène
3 de l'acte 111, où Lorenzo se dévoile à Philippe Strozzi, nous
atteignons le cœur de sa confession.
Apparaissent ici les mobiles profonds qui poussent le
héros au meurtre d'Alexandre: il est naturel de les analyser
dans un premier temps de notre étude.
C'est aussi l'occasion pour Musset de jouer à fond de la
complexité et de la singularité propres à son héros : il est
tentant à cet égard de voir en Lorenzo une version exacerbée du héros romantique.
Intéressons-nous enfin aux procédés du discours visant
ici à convaincre Philippe : il mobilise à la fois la force de la
rhétorique et l'originalité d'images poétiques.
1.
LES MOBILES
DE LORENZO
Le premier mobile du meurtre :
retrouver le Lorenzo véritable
Le mobile principal qui pousse Lorenzo au meurtre
d'Alexandre est nettement exprimé aux lignes 8-9:
« Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste
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1
(
)
de ma vertu ? ».
II faut entendre que, pour Lorenzo, tuer
Alexandre est le seul moyen de s'assurer que son rôle de
courtisan débauché n'a bien été qu'un rôle.
Au fond de lui
, subsiste cette « vertu » héritée de l'enfance, et la haine du
:vice dont il a pris le masque.
En supprimant Alexandre,
1
incarnation de la débauche, mauvais génie qui l'a initié à
tous les vices, Lorenzo sera justifié à ses propres yeux
.d'avoir été le compagnon servile du duc.
' Il apparaît donc que la véritable quête de Lorenzo est
celle de l'unité de son être : il veut vérifier qu'il y a contii nuité et identité entre le pur Lorenzo de jadis et celui d'auijourd'hui.
Voilà pourquoi il faut être attentif à l'image du
« fil » qui, précise le héros, « rattache aujourd'hui [son]
:cœur à quelques fibres de [son] cœur d'autrefois » (1.
7-8).
Ce « fil » n'est autre que le meurtre, pur instrument, pour
:Lorenzo, de la continuité de son Moi.
.
D'où la logique de la supposition faite ensuite par
,Lorenzo : s'il pouvait « redevenir vertueux » sans recourir à
:ce meurtre, il épargnerait sans doute Alexandre.
Musset ne
:pouvait pas mieux souligner que le meurtre n'a pas pour
:Lorenzo de mobile politique : il n'a de sens que par rapport
à l'histoire psychique du futur meurtrier.
1
L'importance de l'image
du spectre
1
Lorenzo refuse de se reconnaître dans l'homme qu'il est
devenu,« lendemain d'orgie ambulant», comme l'appelle
Alexandre ! II se voit, s'il continue, devenir \< spectre » et
1« ombre » de lui-même (1.
4-5), véritable mort-vivant,
comme l'insinue l'allusion à son squelette, auquel paraît se
réduire sa personne physique (1.
4).
Ici, observons un
curieux paradoxe : on s'attendrait à ce que le spectre, ce
soit le fantôme du Lorenzo d'autrefois, apparaissant au
Lorenzo actuel, comme il apparaît d'ailleurs à sa mère à la
scène 4 de l'acte Il.
Or, c'est le Lorenzo d'aujourd'hui qui
est ici traité en termes de fantôme, justement parce que
Lorenzo refuse la réalité de son être actuel.
L'image est
donc purement subjective.
À travers elle, Musset fait poétiquement entendre que le héros frôle la schizophrénie,
puisqu'il se voit sous la forme d'un double vaguement
macabre (cf.
«squelette»).
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Le deuxième mobile du meurtre :
faire parler de soi
Lorenzo désire modifier radicalement l'image que les
autres ont de lui, et se dépouiller, d'un coup, de cette réputation de lâcheté attachée à son nom.
Nous touchons là à
une problématique que Musset hérite de Jean-Jacques
Rousseau : comment puis-je me dégager de cette image
que les autres ont de moi, et dont j'ai l'intime conviction
qu'elle est fausse?
On s'attendrait à ce que Lorenzo espère, des suites de
l'assassinat d'un tyran détesté, la reconnaissance et l'estime publiques.
Pas du tout.
Et c'est justement là qu'éclate
l'originalité de Musset.
Il a imaginé un héros parfaitement
lucide sur les conséquences de son acte : Lorenzo sait que
le meurtre d'Alexandre ne fera pas avancer la cause de la
liberté, parce que les hommes sont lâches, passifs et incapables de se mobiliser quand il le faut.
Les Florentins se
contenteront donc de s'étonner verbalement sur le cas
Lorenzo : ils « pourront satisfaire leur gosier, et vider leur
sac à paroles » (1.
33-34).
L'expression, péjorative à l'extrême, fait entendre que Lorenzo n'espère peut-être
qu'époustoufler les médiocres, sidérer par son audace le
peuple-spectateur, et non acteur, de l'Histoire ...
Il est vrai aussi qu'il fait allusion à ceux qui, à défaut de
« nettoyer leurs piques » (c'est-à-dire de préparer une
insurrection) pourront « tailler leurs plumes » (1.
36-37) : évidemment, il songe ici aux chroniqueurs de l'avenir, aux historiens de Florence, qui épilogueront indéfiniment sur
Lorenzo de Médicis et sur l'étrangeté de sa destinée.
Nous
voici ramenés à la fascination de Lorenzo pour les grands
hommes peints par Plutarque, son historien de prédilection
(cf.
Explication ci-dessus, p.
30).
Il sait qu'un jour viendra
où, en bien comme en mal, on écrira sur lui, et que c'est
peut-être cela qu'on appelle « entrer dans l'Histoire ».
On
voit la belle circularité que Musset a suggérée dans la destinée de son héros : Lorenzo a puisé dans sa lecture des
historiens romains l'obsession de devenir un nouveau Brutus, l'assassin de César, et il n'aura d'autre gloire que d'inspirer à son tour les historiens de l'avenir, en mal de singularité humaine ...
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2.
UNE VERSION
EXACERBÉE DU HÉROS
ROMANTIQUE
Lorenzo,
ou la complexité paradoxale
Le héros romantique analyse volontiers sa complexité,
qui peut aller jusqu'au paradoxe, à la contradiction interne :
le René de Chateaubriand aspire à la fois à l'amour terrestre
et à l'infini; Julien Sorel, héros de Le Rouge et le Noir, est
un ambitieux qui ne croit pas à l'ambition.
:Quant à Lorenzo, il est si bien englué dans le rôle du
débauché que le masque et la vérité en viennent à se
confondre.
D'un côté, il apparaît que le vice est bien en lui,
puisqu'il affirme à Philippe : « J'aime le vin, le jeu et les
•filles» (1.
17-18).
Il insiste, pour convaincre Philippe, qui
doute: « comprends-tu cela? ».
La débauche est devenue
la seconde nature de Lorenzo.
D'un autre côté, le fait
même que Lorenzo s'analyse ainsi et s'épouvante de ce
qu'il est devenu prouve qu'il y a toute une part de lui-même
qui refuse de s'identifier à ce vil Lorenzo.
·
Voilà pourquoi Musset a distingué et opposé les notions
d'orgueil et de honte, pour faire saisir cet....
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