II apparaît de plus en plus clairement aujourd'hui que la culture de l'écrit et la conception de l'art sur lesquelles...
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II apparaît de plus en plus clairement aujourd'hui que la culture de l'écrit et la conception
de l'art sur lesquelles a reposé notre civilisation pendant des millénaires sont
actuellement mises en cause par la civilisation de l'image.
Celle-ci a développé ses
moyens propres au rythme des innovations technologiques qui caractérisent l'ère
industrielle.
Les apparitions successives de la photographie (début du xixe s.), du cinéma
(fin du xixe s.) et de la télévision (milieu du xxe s.) ont jalonné cette évolution qui se
perpétue de nos jours avec l'apparition de nouvelles images créées par l'électronique.
Le
bouleversement engendré par cette mutation culturelle suscite depuis plus d'un siècle, et
particulièrement chez les intellectuels, un vif débat d'idées.
Pour certains, les images
sont en voie de s'assurer une dangereuse emprise sur notre civilisation : elles nuisent à
la contemplation des œuvres d'art en plaçant entre celles-ci et le public l'écran de leur
kaléidoscope confus.
Elles ne permettent ni le recueillement, ni la réflexion que suppose
l'approche d'un univers esthétique.
On ne saurait négliger ces critiques et il serait
innocent de croire l'image sans dangers.
Elle comporte indéniablement un pouvoir
d'illusion qui s'accorde mal avec une vision sereine de la création artistique.
Pourtant,
l'image n'est pas étrangère à cette création.
Est-ce que créer, ce n'est pas d'abord voir et
donner à voir? On pourrait, dès lors, souligner les virtualités esthétiques des arts de
l'image et proposer une maîtrise de sa prolifération, un apprentissage de son langage,
comme moyen d'accès au monde visible, au monde sensible, au monde des idées et de la
beauté.
L'image pourrait ainsi nous inviter à une autre relation avec l'art vivant.
On a très tôt reproché à l'image son immédiateté et son caractère mécanique : en faisant
irruption dans la conscience avec rapidité, elle ne permettrait aucun délai de réflexion,
aucune distance par rapport à son objet.
La pensée réflexive, supposant un retour en
arrière sur les sujets qu'elle veut embrasser, ne pourrait ainsi plus s'exercer, prise dans
le vertigineux déferlement des images.
De surcroît, le caractère mécanique de leur
production signifierait la fin de toute création puisque l'homme déléguerait en quelque
sorte à la « machine enregistreuse d'images » (caméra, appareil photographique, etc.)
son propre pouvoir, son propre regard, ses propres facultés imaginatives.
Il en résulterait
un dangereux appauvrissement culturel, d'autant plus redoutable que cinéma et
télévision savent capter aujourd'hui l'attention du spectateur par tout un jeu de
séduction.
Séduction de la facilité, tout d'abord : la consommation des images ne
suppose pas, a priori, un grand effort.
D'autant que les conditions matérielles des
spectacles audio-visuels, le rassemblement de foules dans des salles obscures et
confortables, l'amplification de sensations et la continuité du flux d'images ne peuvent
que favoriser la passivité du « consommateur », peu à peu privé de tout sens critique,
glissant dans une torpeur seulement troublée par des scènes violentes dont l'effet même
finit à la longue par s'émousser.
À cette séduction de la facilité s'ajoute celle du plaisir.
Un plaisir élémentaire qui exclut
toute dimension intellectuelle mais qui satisfait l'affectivité en en comblant les vides.
D'où
la fascination pour les vedettes de l'écran : phénomène d'identification classique qui
conduit le spectateur à oublier pendant un moment sa propre personnalité, les
contraintes de son existence pour se fondre dans l'image flatteuse de la « vamp » ou du
« superman ».
Pris dans ce processus, le consommateur d'images est victime des mythologies les plus
ressassées : fasciné, hébété par la prolifération de signes sur l'écran, il absorbe de
surcroît une foule de stéréotypes.
L'évasion à bon compte, la sentimentalité la plus plate,
les émotions faciles des films d'action constituent la trame indéfiniment exploitée de
cette sous-culture infantilisante qui fait de l'image une sorte de drogue douce.
S'y
accoutumer serait accepter le conditionnement par le cliché, le règne de la bêtise
satisfaite.
Ce serait succomber à la pure magie de l'image qui laisse croire à l'identité
entre l'objet et sa représentation.
Or la contemplation de l'œuvre d'art ne peut s'accommoder de cette prolifération de
l'image-opium, instrument de toutes les illusions, de toutes les mystifications.
Elle ne
peut s'accommoder de la dispersion, de la confusion et de la facilité parce qu'on ne peut
la réduire à une pure sensation.
Regarder un tableau, une sculpture, un monument
suppose une certaine forme de recueillement propice à la méditation.
Cette
contemplation requiert également un certain temps que l'image, trop fugace, ne préserve
pas toujours.
Enfin, elle demande un effort de pensée et déjà une culture, c'est-à-dire un
ensemble maîtrisé de connaissances qui permet d'accéder non seulement à la vision mais
aussi à la compréhension des signes de l'œuvre d'art.
Or la prolifération des images
aboutit souvent à la négation de leur dimension symbolique et esthétique.
Doit-on pour autant considérer que, en toutes circonstances, l'image tue la vision? Ne
peut-elle au contraire l'éveiller, la transformer? Il faut se garder des évaluations
sommaires : pour qui sait voir, l'image peut être un extraordinaire révélateur du monde
sensible.
Le règne actuel des images semble nous écarter de l'art mais peut-être n'assistons-nous
qu'à un changement des modes par lesquels on accède à l'art.
La contemplation de
l'œuvre d'art, prise jadis essentiellement au sens intellectuel, est réinvestie aujourd'hui
d'une signification différente : elle devient, par le canal des images, une approche
sensible de la création.
C'est ce que René Huyghe, dans Dialogue avec le visible, répond
à ceux qui condamnent la « civilisation de l'image » parce qu'ils « méconnaissent les
possibilités qu'elle offre en contrepartie de ses dangers » :
« Rien n'empêchera la civilisation....
»
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