[Introduction] La poésie de circonstance est vouée par sa nature même aux oubliettes de l'Histoire, car elle devient lettre morte...
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[Introduction]
La poésie de circonstance est vouée par sa nature même aux oubliettes de l'Histoire, car
elle devient lettre morte quand l'événement qui l'a inspirée ne mérite pas de figurer dans
les annales.
Volontiers péjorative, l'expression caractérise d'ailleurs une poésie
éphémère, peu sincère, facile, qui choisit ses sujets dans la vie quotidienne.
Mais pour
désigner Les Châtiments, l'expression prend le sens large de poésie inspirée par le coup
d'Etat du 2 décembre 1851 et ses conséquences.
Les coups d'État ne se comptent plus
dans l'histoire des nations, et pourtant un seul a inspiré un chef-d'œuvre ayant traversé
victorieusement l'épreuve du temps, Les Châtiments.
Quels sont les caractères d'une
œuvre de circonstance présentés par ce recueil ? Comment Victor Hugo a-t-il réussi à la
transformer en un monument poétique ayant une valeur durable et même en une
véritable épopée de l'humanité ?
[I.
Une « œuvre de circonstance »]
[1.
L'histoire d'un crime]
Initialement, Victor Hugo avait l'intention d'écrire un recueil poétique qui fût l'équivalent
en vers d'Histoire d'un crime tout en ayant la force satirique du pamphlet Napoléon le
Petit.
Les Châtiments sont donc d'abord un récit, non pas linéaire comme en prose, mais
éclaté et souvent allusif, du coup d'État du 2 décembre 1851, raconté par « un témoin,
un acteur et un juge » de l'Histoire, selon les propres termes de Victor Hugo dans une
lettre à Madame Hugo.
L'examen des dates de composition des poèmes révèle que
jusque vers le milieu de l'année 1852 la mémoire du poète est obsédée par les
massacres comme celui de la rue Tiquetonne, les morts du cimetière Montmartre, les
colonnes de déportés.
La récurrence des images sanglantes et des visions macabres
exprime toute l'horreur du citoyen devant des combats fratricides où l'on n'épargna ni les
femmes ni les enfants ni les vieillards, devant les orgies qui ont accompagné le coup
d'État et, plus que tout, devant l'application cynique et impitoyable du principe de «
l'obéissance passive », au nom duquel tous les tyrans se sont efforcés de justifier leurs
crimes :
« On voit, quand dans Paris leur troupe se promène
Aux fers de leurs chevaux de la cervelle humaine
Avec des cheveux blancs » (« A l'obéissance passive », II, 7).
[2.
L'indignation d'un poète]
Le prince Louis Napoléon est donc pour Victor Hugo un assassin et un traître : il a gagné
les républicains à sa cause, mais ensuite il a trahi la République en s'octroyant le pouvoir.
Cette trahison explique et justifie l'acharnement du poète à dénoncer l'hypocrisie
révoltante du Te Deum célébré le 1er janvier 1852 à Notre-Dame.
« Je mens, ergo sum »
: cette parodie, dans « Éblouissements » (VI, 5), du célèbre « Cogito » de Descartes
résume avec un laconisme lourd de sens la réprobation du mensonge, qui est l'élément
naturel des politiciens.
Le poète dénonce en outre l'arrogance des grands commis de
l'État, les Maupas, lesTroplong, les Louis Veuillot..., et le règne de l'argent, seule valeur
du nouveau régime.
Or l'attitude personnelle de Victor Hugo à l'égard de l'argent explique son indignation
devant le luxe effréné des fêtes de l'Empire : lui qui pratiquait à longueur d'année une
charité active grâce à « la réserve sacrée », la part du budget familial destinée à
soulager les pauvres - elle atteignit jusqu'au tiers de ce budget ! -, ne pardonne pas à
l'auteur de L'Extinction du paupérisme, d'avoir trompé les espérances de tous les esprits
généreux conscients de l'urgence des mesures à prendre pour enrayer la misère du
prolétariat urbain.
Au lieu d'utiliser son pouvoir pour mieux répartir les richesses au sein
de son peuple, le tyran gaspille les deniers publics d'une façon éhontée.
L'opposition dans
le poème « Joyeuse vie » (III, 9) entre les « millions », dont le scandale est souligné par
la diérèse (c'est une allusion aux seize, puis aux vingt-cinq millions que l'empereur se fit
octroyer pour sa liste civile) et le dénuement total dans lequel vivent des centaines de
milliers d'ouvriers sacrifiés sur l'autel du capitalisme (« C'est de ces douleurs-là que
sortent vos richesses ») est une condamnation sans appel.
[II.
Un monument poétique]
L'invective risque cependant de lasser, car le poète ne peut éviter la répétition et la
redondance.
Or, par la concentration des effets et la variété du ton, Victor Hugo réussit à
esquiver l'écueil de la monotonie qui guette toujours le genre satirique.
[1.
La concentration des effets]
En mobilisant une foule d'images, de métaphores et d'allusions fournies par sa vaste
culture, de Cartouche à Mandrin, de Sardanapale à Néron, de Judas à Shylock et à
Robert Macaire, Victor Hugo réunit tous les criminels de l'Histoire, du mythe et de la
littérature pour donner à la figure abhorrée de Napoléon III le relief d'une caricature
inoubliable.
Ce portrait au vitriol doit constituer le châtiment par sa démesure même.
Parallèlement, tous les libérateurs, de Moïse à Prométhée, de Josué au Christ, se
rejoignent en un individu unique, le Poète.
Vengeur des républicains, massacrés,
exécutés, prisonniers ou proscrits, il appelle le peuple à se réveiller.
L'ennemi n'est plus
seulement le prince-président, mais la tyrannie de tous les temps ; les libérateurs ne
sont plus une poignée d'hommes résolus mais le Peuple tout entier, qui a dû se
reconnaître dans les « va-nu-pieds superbes » de l'an II et qui va continuer leur combat
avec le même enthousiasme ; l'objectif de la France, fondatrice des droits de l'homme,
est dans l'immédiat le renversement du tyran, mais, à plus longue échéance, l'enjeu de
sa lutte concerne l'humanité tout entière, puisqu'il ne s'agit de rien de moins que de
l'avènement du Progrès.
[2.
La variété du ton]
Mais là où Victor Hugo donne toute la mesure de son génie, c'est quand il intègre dans la
satire les registres qui en paraissent les plus éloignés, du lyrisme au grotesque.
[a.
Le lyrisme]
Le poète satirique ne saurait oublier qu'il est aussi un proscrit et un homme.
La plainte
de l'exilé résonne douloureusement, car, contrairement à ses espoirs, le régime haï
perdure :
« Ô France, France aimée et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours ».
(« Ultima verba », VII, 17)
Le regret du pays natal est d'autant plus vif que le père est aussi séparé de sa chère
morte, Léopoldine.
Mais le poète garde la tête haute, car il est investi d'une mission :
solidaire de tous les proscrits, il ne se lamente pas sur son sort, il l'accepte ; mieux, il
l'aime, car il n'a renié ni son idéal républicain, ni ses convictions ; la plus exigeante des
fidélités est la fidélité à soi-même.
L'homme qui va repousser toutes les offres d'amnistie
de Napoléon III est sincère quand il écrit en 1852 : « Je t'aime, exil ! douleur, je t'aime »
(II, 5).
L'homme qui, malgré les privations et l'amertume de l'exil, malgré sa sympathie pour
tous ceux qui souffrent, prisonniers ou proscrits, ne peut s'empêcher de....
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