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La compréhension d'autrui L'art et la communication des consciences Une chose est d'identifier autrui, de le reconnaître com­ me tel,...

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« La compréhension d'autrui L'art et la communication des consciences Une chose est d'identifier autrui, de le reconnaître com­ me tel, autre chose de le comprendre.

Proust rappelait qu'on peut toujours parler de deux «moi».

Il y a le « moi social* >>, extérieur, celui qui se donne à voir aux autres, «que nous manifestons dans nos habitudes, dans la socié­ té, dans nos vices1 », et il y a un « moi privé*», plus secret, profond, impénétrable (« Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir2 »).

Mais comment pourrais-je jamais communi­ quer ce dernier aux autres ? Et autrui, pour sa part, risque bien de m'échapper à jamais et de me demeurer aussi étranger que je le suis pour lui.

Car après tout, je suis seul à vivre ce que je vis comme je le vis, mon point de vue sur les choses, la manière dont elles m'affectent sont uniques.

On peut bien dire, comme Leibniz, que chaque conscience constitue une unité spirituelle solitaire qui réali­ se un point de vue sur le monde différent de tous les autres. Il y a donc au départ ce drame de l'incompréhension, cette tragédie de la non-communication totale et irréduc­ tible des consciences, tout ce qui nourrit, quelles que soient les déclarations philosophiques de principe sur l'illo­ gisme du solipsisme*, les thèmes récurrents de la solitu­ de radicale : on vit et on meurt seul. Il y aurait pourtant selon Proust (cf.

texte 5) un domaine d'expression à travers lequel une communication* authentique des consciences est rendue possible: c'est 1.

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, 1954, p.

141. 2.

Ibid. l'art (et surtout la littérature), lesquels permettent une participation effective au monde qu'on croyait à jamais privé et séparé de l'autre.

L'expérience de l'œuvre d'art est à interpréter comme une saisie absolue, une plongée brusque dans l'univers d'une autre conscience.

Il faudrait voir comment une expérience comme celle de la lecture, qu'on a souvent interprétée comme une manifestation de repli sur soi, de rejet symbolique du monde des autres (par la lecture, je m'échappe, je brise les relations avec le monde extérieur) est peut-être en fait la seule et véritable ouverture à l'altérité* (Proust en ce sens est anti-socratique et ne croit pas aux vertus du dialogue entre amis qui, selon lui, ne dépasse pas le stade d'un échange superficiel de généralités). La compréhension intellectuelle d'autrui La solitude radicale des consciences (et son issue par l'art) reste pourtant un cas extrême de l'incompréhension mutuelle : ce qui demeure caché, obscur, non révélé, c'est une intimité profonde de nous-mêmes.

Il est bien établi par ailleurs qu'il y a compréhension* pratique de l'autre : je saisis la signification de ses gestes, l'expression de son visage.

Mais comment s'opère-t-elle? Certes on peut toujours dire qu'autrui me communique ses impressions par le langage.

Comme l'écrit Rousseau, tentant de cerner l'instant fondateur de la parole: « Sitôt qu'un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les moyens.

Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instruments par lesquels un homme puisse agir sur .un autre.

Voilà donc l'institution des signes sensibles pour exprimer la pensée 3 • » Mais dans la vie courante le seul spectacle des autres suffit cependant à m'en livrer les significations : je devine, sans l'aide d'un code explicite, le comportement et les gestes d'autrui, ses émotions, ses sentiments.

Comment 3.

J.-J.

Rousseau, Essai sur l'origine des langues, Nizet, 1970, p.

27. 25 puis-je être si bien accordé à lui que je n'ai parfois pas même besoin qu'il me parle pour connaître ses états d'âme? La première explication qu'on peut proposer est celle d'un raisonnement par analogie que nous opérerions immédiatement: quand je vois chez l'autre les signes extérieurs de la colère par exemple (crispation du visage, gestes désordonnés, etc.), je les reconnais pour les avoir déjà expérimentés dans mon corps: je sais qu'ils correspondent à ce sentiment que j'ai ressenti en mon for intérieur, la colère.

Dès lors, je peux me prononcer : un tel est en colère.

Ainsi Berkeley peut-il écrire : « Nous concevons les idées qui sont dans l'esprit des autres au moyen de nos propres idées que nous supposons leur ressembler, de même nous connaissons les autres esprits, au moyen de notre âme propre4.

» La communication par le sentiment À cette interprétation intellectualiste (cf.

texte 6) pour laquelle c'est par mon entendement pur que je comprends les affections d'autrui, on pourra toujours objecter la vivacité spontanée, fort éloignée des médiations du raisonnement, par laquelle je participe aux émotions d'autrui.

La joie d'un ami me réchauffe le cœur, le spectacle de sa souffrance me noue la gorge: c'est comme s'il y avait, bien en-dessous des jugements objectifs portés par mon intellect sur la situation de l'autre, un entraînement des états affectifs. Dès lors il faudrait poser, au fondement de nos relations à l'autre, un sentiment qui nous permette de comprendre directement les expressions d'autrui, une sympathie qui nous fasse partager ses impressions.

Ce principe de participation affective doit cependant bien être distingué d'un état de fusion totale, d'identification complète, qui serait l'absorption de deux ou plusieurs identités dans un état collectif indifférencié.

La compréhension* d'autrui suppose une mise en œuvre de la distance (cf.

texte 7). 4.

Berkeley, Œuvres, tome 1, P.U.F., 1985, p.

397. 26 La communication des consciences par l'art - M.

PROUST (1871-1922) Est-il possible de jamais comprendre l'autre ? Comment pouvons-nous nous comprendre nous-mêmes ? Ces interrogations sont liées : c'est qu'elles postulent pour chacun un fond caché, inaliénable et pur.

C'est précisément cet être-là qui est rebelle, selon Proust, aux analyses de l'intelligence.

Seul l'exercice de la mémoire nous en livre l'accès, seul l'art en permet la diffusion. La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M.

de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.

Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste.

Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir.

Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas «développés».

Notre vie; et aussi la vie des autres car le style pour !'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision.

Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun.

Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune.

Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les 27 uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. Marcel PROUST, Le Temps retrouvé (posthume, 1927 pour la première édition), Garnier Flammarion, 1986, pp.

289-290. POUR MIEUX COMPRENDRE LE TEXTE Le texte commence par l'énoncé d'un paradoxe: ce qui nous est le plus proche est peut-être ce qui nous reste le plus étranger: nous-mêmes tels que nous sommes réellement, notre être véritable.

Or la progression dans l'âge ne coïncide pas toujours avec l'éclaircissement, l'élucidation de ce que nous sommes.

Le plus souvent, c'est même le contraire: plus nous vieillissons, plus nous, éloignons de nous-mêmes, étouffés par le poids des habitudes et d'un mode de penser commun autant qu'indifférent Gugements de l'intelligence pratique, préjugés, répétition des lieux communs, etc.).

Or l'expression artistique seule permettrait la révélation de notre réalité authentique.

Dès lors le but de l'art n'est plus la réalisation d'une communauté autour de l'expression de valeurs universelles, mais l'affirmation d'une différence irréductible. On suppose par ailleurs dans l'intimité profonde de chacun d'entre nous, une nature originelle de type artistique: ce que nous sommes réellement relève de l'art (« la vraie vie( ...

) c'est la littérature))).

Pour autant, nous ne sommes pas tous en proie aux tourments créateurs: c'est qu'alors notre être véritable nous reste inconnu.

C'est un peu comme si, à !'écrivain seulement, il était permis de se connaître absolument : car il travaille, lui, à la traduction de ce livre intérieur qui fait l'étoffe de son être. Mais par là-même il permet l'extraordinaire diffusion de son être: le Livre, s'il est la révélation à lui-même de celui qui l'écrit, est en même temps l'accès permis aux autres de cette intériorité* jusqu'alors rebelle.

Il établit, entre des consciences irréductiblement solitaires, des passerelles: c'est alors seulement qu'une communication authen28 tique est rendue possible.

Au creux de la solitude de mon émotion artistique, se loge l'ouverture enfin ménagée à l'altérité*. La connaissance d'autrui par conjecture - N.

MALEBRANCHE (1638-171 5) D'une certaine manière on peut dire que la position de Malebranche n'est pas si éloignée de celle de Proust : il s'agit encore de penser à partir d'une intériorité* spirituelle séparée. Mais.... »

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