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La fonction du prologue : une habile stratégie Dans la littérature médiévale, le prologue est un moment privilégié, où l'auteur...

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« La fonction du prologue : une habile stratégie Dans la littérature médiévale, le prologue est un moment privilégié, où l'auteur peut parler en son nom et présenter son ouvrage.

De longueur variable, le prologue est un texte autonome, bien codifié.

Il comporte presque toujours cer­ tains motifs obligés : la dédicace, la mise en valeur du sujet traité ou encore le rappel des devoirs du narrateur.

Enfin, il est souvent- avec l'épilogue - notre seule source d'infor­ mations sur l'auteur et sur les circonstances de la rédaction (date, lieu, etc.). Le prologue du Chevalier de la charrette respecte la plu­ part de ces critères spécifiques.

Long de vingt-neuf vers, il constitue un morceau à part, clairement séparé du récit qui suit, comme en témoignent les changements de pronom, de temps et de lieu.

Dans les premiers vers, le locuteur est désigné par le pronom personnel « je» ou par le nom propre «Chrétien»; le temps, présent ou futur, est celui de l'écriture en train de s'élaborer; le lieu est la cour de Champagne dont dépend !'écrivain.

Dès le vers 30, s'opère une nette rupture, marquée par l'introduction du roi Arthur(« il», v.

33), par un glissement vers le passé(nous sommes désormais dans le mythe) et par un déplacement de l'action à la cour de Bretagne. Pré-texte indépendant, le prologue de Chrétien contient des éléments attendus, comme la dédicace à la comtesse Marie de Champagne ou les remarques sur le travail du nar­ rateur.

Mais cette soumission aux règles de l'exorde1 n'est qu'apparente, tout comme n'est qu'apparente la soumission de l'auteur à son dédicataire2• Dans cette perspective, nous 1.

L'exorde est la première partie d'un discours, une entrée en matière. 2.

Le dédicataire est la personne à qui s'adresse une dédicace. ........ analyserons le mécanisme de la dédicace puis la réflexion sur l'art du roman proposée par Chrétien, pour tenter de dévoiler le sens caché du prologue. LA DÉDICACE Une oeuvre de commande La dédicace est un motif d'exorde fréquent dans les romans médiévaux.

Elle est l'expression stéréotypée d'un rite social: le poète courtisan rend hommage à son mécène en lui dédiant son œuvre.

Ici, Chrétien évoque la « dame de Champagne» (v.

1), la« comtesse» (v.

18 et 27), c'est-à-dire Marie de Champagne.

Fille aînée d'Aliénor d'Aquitaine, Marie épouse en 1164 le comte de Champagne Henri 1er le Libéral, grand seigneur du royaume de France et homme très cultivé.

La cour de Champagne devient alors, sous l'impulsion de la comtesse, un centre littéraire actif et brillant.

Chrétien, qui fréquente assidûment cette cour, est tout entier dévoué à son protecteur, à sa dame mécène : en homme qui est entièrement à elfe pour tout ce qu'il peut en ce monde faire (v.4-5). Marie apparaît de plus comme le maître du poète puisqu'elle lui commande un ouvrage.

Le Chevalier de la charrette est donc écrit pour répondre à une demande, à une attente de Marie et de sa cour.

De la même manière, quelques années plus tard, Chrétien de Troyes composera son dernier roman, Le Conte du Graal, sur l'ordre de Philippe d'Alsace- cousin de la comtesse - dont il fera un éloge appuyé au début du récit. L'éloge Toute dédicace suppose un éloge.

Le poète se doit de glorifier les vertus du dédicataire en multipliant les louanges. Or, au vers 6 du prologue, Chrétien affirme qu'il entreprendra son ouvrage « sans avancer la moindre flatterie » ; s'il ne semble pas prêt à souscrire aux éloges conventionnels, sa dérobade n'est qu'apparente.

De manière détournée et habile, par quelques pirouettes rhétoriques, il va louer largement la comtesse.

C'est ainsi qu'il évoque trois types de compliments qui pourraient être adressés à Marie de Champagne : celui que ferait un flatteur excessif (v.

7-13), celui qu'il ferait lui-même si l'envie lui en venait (v.

16-20) et enfin le véritable compliment soulignant les qualités littéraires de la comtesse (v.

21-27).

Il y a une gradation des images utilisées par l'auteur.

Marie de Champagne est toujours présentée comme supérieure; elle surpasse les autres dames (v.

10-11 ), les reines (v.

18) et le «je» de l'auteur (v.

21-23).

Lès comparaisons s'enchaînent avec une progression voulue: la première (la brise printanière, v.

12-13) est empruntée au domaine de la nature, la seconde (la pierre précieuse, v.

16) renvoie à la fois au domaine de la nature et à celui de l'artifice - le joaillier donnant aux pierres une partie de leur éclat-, la troisième relève exclusivement de l'artifice verbal : le poète s'achemine vers un éloge de la création littéraire.

Et de fait, la dédicataire est présentée comme l'inspiratrice du roman, comme celle qui en fournit « la matière et le sens» (v.

26). UNE RÉFLEXION SUR L'ART DU ROMAN Matière ~t sens Il convient de s'interroger sur le vocabulaire technique que Chrétien introduit à la fin du prologue et qui sous-tend tout son travail d'écrivain : Chrétien commence son livre : la matière et le sens lui sont donnés par la comtesse, et lui, il y consacre sa pensée, sans rien ajouter d'autre que son travail et son application. (v. 25-29). La « matière » représente le sujet, les thèmes sur lesquels va porter le roman.

Le mot« sens» désigne l'orientation, la signification que l'on donne à l'ouvrage ..

Marie de Champagne fournit donc la matière première : elle a probablement rappelé à Chrétien de Troyes la légende orale de l'enlèvement de Guenièvre et lui a demandé d'en faire un roman courtois.

Le poète va y appliquer sa «pensée», c'est-à-dire sa réflexion active, éclairée et attentive.

La pensée suppose un exercice de jugement et renvoie à l'art d'agencer le récit pour lui donner la forme la plus juste.

Cet exercice d'écriture exige« travail» et« application».

Les deux termes sont la traduction des mots « painne » et « antanéiori » en ancien français.

« Painne » introduit l'idée d'effort tandis qu'« antanéion »-synonyme d'attention portée sur quelque chose- a, sous la plume de Chrétien, le sens bien particulier d'interprétation, d'élaboration. A la lumière de ces définitions, le rôle de !'écrivain se précise.

Écrire, c'est interpréter le sens du poème, c'est manifester le message délivré par la matière.

Certes Chrétien de Troyes laisse à Marie de Champagne la matière et le sens, mais.... »

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