La scène du Pauvre Acte 111, scène 2 CONTEXTE Don Juan et Sganarelle ne sont pas habillés normalement, ce qui...
Extrait du document
«
La scène du Pauvre
Acte 111, scène 2
CONTEXTE
Don Juan et Sganarelle ne sont pas habillés normalement, ce
qui aura de l'importance par la suite.
En effet, à la fin de l'acte II
(l'acte campagnard), Don Juan a dû fuir précipitamment car on
lui a annoncé qu'il était poursuivi par douze hommes en armes.
Estimant que la partie n'était pas égale, il a décidé d'user d'un
subterfuge pour échapper au danger.
Il s'est donc déguisé et a
opté pour un habit de campagne, alors que Sganarelle a revêtu un
habit de médecin.
Le maître et le valet viennent de s'entretenir,
mais le plaidoyer de Sganarelle pour convaincre Don Juan de
changer de vie est tombé dans le ridicule.
Leur discussion les
ayant amenés à s'égarer, Sganarelle demande le chemin à un
homme qui se trouve fort opportunément là: il s'agit d'un men
diant, d'une sorte d'ermite qui a choisi de vivre dans ces bois.
TEXTE
SCÈNE2
DON JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE
SGANARELLE: Enseignez-nous un peu le chemin qui
mène à la ville.
5
LE PAUVRE: Vous n'avez qu'à suivre cette route,
Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez
au bout de la forêt.
Mais je vous donne avis que vous
devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque
temps il y a des voleurs ici autour.
DON JUAN: Je te suis l:5ien obligé; mon ami, et je te
rends grâce de tout mon cœur.
10 LE PAUVRE Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de
quelque aumône?
DON JUAN:
vois.
Ah! ah! ton avis est intéressé, à ce que je
15 LE PAUVRE: Je suis un pauvre homme, Monsieur, reti
ré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne man
querai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte
de biens.
DON JUAN: Eh! prie-le qu'il te donne un habit, sans te
mettre en peine des affaires des autres.
20
SGANARELLE: Vous ne connaissez pas Monsieur, bon
homme; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en
quatre et quatre sont huit.
DON JUAN:
·arbres?
25
LE PAUVRE: De prier le Ciel tout le jour pour la pros
périté des gens de bien qui me donnent quelque chose.
DON JUAN:
ton aise?
30
Quelle est ton occupation parmi ces
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à
LE PAUVRE: Hélas! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
DON JUAN: Tu te moques: un homme qui prie le Ciel
tout le jour ne peÜt pas manquer d'être bien dans ses
affaires.
LE PAUVRE: Je vous assure, Monsieur, que le plus sou
�5 vent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les
dents.
DONJUAN: Voilà qui est étrange, et tu es bien mal re
connu de tes soins.
Ah! ah! je m'en vais te donner un
louis d'or tout à l'heure, pourvu que ru veuilles jurer.
4o LE PAUVRE: Ah! Monsieur, voudriez-vous que je com
misse un tel péché ?
DONJUAN: Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis
d'or ou non: en voici un que je te donne, si tu jures.
Tiens, il faut jurer.
45
50
55
LE PAUVRE:
Monsieur ...
DONJUAN:
A moins de cela tu ne l'auras pas.
SGANARELLE:
Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
DON JUAN:
jure donc.
Prends, le voilà; prends, te dis-je; mais
LE PAUVRE.:
faim.
Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de
DONJUAN: Va, va, je te le donne pour l'amour de l'hu
manité.
Mais que vois-je là? Un homme attaqué par
trois autres? La partie est trop inégale, et je ne dois pas
souffrir cette lâcheté.
MATÉRIAUX
Civilisation
► L'aumône: nous avons déjà évoqué la misère qui régnait au moment des
fastes de Versailles.
Quand le pauvre dit qu'il aime mieux «mourir de faim»,
cela évoque des choses très concrètes et très présentes aux yeux des
contemporains: les mendiants pullulaient et la religion faisait de l'aumône un
devoir sacré.
Non seulement il fallait faire l'aumône au mendiant, mais il fallait
le respecter.
Ce type de rapport au mendiant existe encore dans les pays d'islam.
L'au
mône est d'ailleurs l'un des « cinq piliers» de cette religion avec la profession
de foi, la prière, le pèlerinage à la Mecque et le jeÜfle du Ramadan.
Cette manière dont le mendiant était perçu au XVII• siècle rend bien sûr
encore plus scandaleux le comportement de Don Juan.
►Jurer: le mot n'a pas le sens, le plus fréquent aujourd'hui, de�« prêter
serment».
Il s'agit de ..
Jurer» au sens de "prononcer des jurons » se référant
à Dieu ou aux choses de la religion: nom de Dieu, Mordieu, Vierge Marie,
Tabernacle (au Québec).
Le juron pouvait être aisément pardonné quand il Jaillissait spontanément
sous le coup de la colère.
Mais, ici, la situation est toute différente.
Le mendiant
doit jurer à froid, en toute conscience.
Il n'a pas droit de ce fait aux circons
tances atténuantes.
Tout au long de la pièce court ridée que nos péchés sont pardonnables
quand ils ne sont que le fruit de notre faiblesse.
Mais Don Juan commet des
péchés en toute lucidité, volontairement et par défi.
Sans la crainte de la cen
sure, Molière aurait peut-être intégré à sa pièce ranecdote relative à ce liber
tin qui en public défiait Dieu ainsi:« Dieu, si tu existes.foudroie-moi à r ins
tant.»
Langue
►Je te suis obllgé (1.
8): je t'en suis reconnaissant; ce sens a pratiquement dis
paru aujourd'hui et ce n'èst qu'exceptionnellement, et dans les milieux cultivés,
que l'on entendra «Je suis votre obligé» dans le sens de «Je vous dois tout
»(pour« Je vous dois beaucoup»).
Le nom du Pauvre
Dans le texte de la pièce, le mendiant est simplement appelé «le Pauvre»,
mais dans la distribution, il a un nom: Francisque.
On a vu dans ce prénom une
allusion à un ordre mendiant, ordre monastique fondé au Xlll8 siècle par saint
François d'Assise; mais on s'accorde plus généralement à penser qu11 ne
s'agissait que du nom de l'acteur jouant le rôle du Pauvre.
Compléments
►Une autre explication de ce texte, selon d'autres procédures, dans25 Modèles
d'explication de texte et de lecture méthodique, de Bruno Hongre
(Marabout).
►Des éléments dans Dom Juan, Parcours critique, sous la direction de Pierre
Ronzeaud (Klincksieck), «La scène du pauvre», par J.
Morel •
IDÉE DIRECTRICE ET MOUVEMENT DU TEXTE
Cette scène se déroule sous la fonne d'un dialogue entre Don
Juan et le Pauvre, dialogue suscité par la demande d'une aumô
ne de la part du Pauvre.
L'échange tourne bientôt à la dispute
philosophique opposant l'incroyance et la foi, l'ironie du liber
tin raisonneur à la candeur d'un homme simple.
L'enjeu de ce passage est la question du Ciel, c'est-à-dire de
l'existence de Dieu, qui constitue la principale problématique de
la pièce.·
• Dans un premier temps, Don Juan cherche à démystifier le
Pauvre qu'il soupçonne de malhonnêteté: le Pauvre veut mon
nayer le renseignement qu'il a donné et ce qu'il appelle « chari
té» est tout bonnement un marché.
Ce passage s'achève avec la
remarque de Sganarelle sur « deux et deux sont quatre et quatre
et quatre sont huit»_.
• Ensuite, Don Juan poursuit son avantage et veut introduire le
doute dans l'esprit du Pauvre.
Si le Ciel existait, il s'occuperait
mieux de ceux qui le servent et le prient.
Cette partie commence
avec la question de Don Juan au Pauvre: «Quelle est ton occu
pation parmi ces arbres ? » Elle se termine avec la repartie de
Don Juan:« Voilà qui est étrange et tu es bien mal reconnu de
tes soins.
»
• Puis vient la tentation: Don Juan pousse le Pauvre au blas
phème en lui faisant miroiter un louis d'or.
Cette séquence se
termine sur les mots de Don Juan�« mais jure donc ».
• Les deux répliques suivantes apportent la conclusion et la dé
faite de Don Juan.
La conversation avec le Pauvre prend fin avec
le mot de Don Juan: « ...
je te le donne pour l'amour de l' hu
manité».
• La dernière phrase prononcée par le libertin sert de transition
avec la scène suivante: il voit un homme attaqué par trois autres
et se porte à son secours.
AXES D'EXPLICATION
La censure
Cette scène est fameuse à plus d'un titre: d'abord, pour avoir
été coupée, dès la deuxième représentation, à cause du scandale
qu'elle avait provo!lué; ensuite, parce qu'elle est restée la pierre
angulaire de toute interprétation de Dom Juan, soit dans un sens
apologétique, soit dans un sens iconoclaste.
Dom Juan contient, en réduction, une charge corrosive extra
ordinaire sur le plan conceptuel et moral, mais elle exprime une
anormalité plus rarement soulignée et pourtant plus étonnante
encore sur le plan esthétique et dramatique.
Il est frappant de constater que les deux premières scènes de
ce troisième acte, qui s'enchaînent et se complètent, sont à la
fois les plus anodines et les plus superflues quant au «sujet»,
quant à la trame même de l'histoire, et les plus déterminantes
quant à la signification de l'œuvre.
Quand on conrnu"t l'importance que Môlière, comme tout
auteur classique, attachait à la construction de ses pièces, on
notera que cette scène se trouve exactement au centre des cinq
actes, non si on calcule en nombre de scènes, mais si on calcule
de manière beaucoup plus précise, en nombre de pages, en quan
tité de texte.
Cela prouverait, s'il en était besoin, que, derrière la structure
apparemment décousue et fragmentaire, se découpe une autre
structure, rigoureusement charpentée, qui constitue le lieu stra
tégique où se déroule le vrai débat, où se posent les vraies ques
tions.
Le hasard et la grâce
On notera le caractère fortement allégorique de cette ren
contre inopinée d'un Pauvre dont on ne sait rien, dont l'identité
n'est pas précisée, un Pauvre que Molière écrit avec une majus
cule, pour mieux indiquer la signification générale, son absence
d'individualité, sa valeur représentative, peut-être même son
rôle d'envoyé du Ciel.
Cette rencontre, il est vrai, n'offre pas en soi matière à éton
nement.
C'est une rencontre fortuite comme il pouvait s'en
• produire à cette époque, au coin d'un bois, de manière banale et
réaliste.
Mais, dans la suite des aventures de Don Juan, il apparaît que
ce «hasard» est justement significatif parce que c'est un hasard,
un événement sans importance.
Il est une mise à l'épreuve de
Don Juan.
C'est le paradoxe de cette histoire.
Don Juan croit
mettre le Pauvre à l'épreuve, quand c'est lui-même qui est
l'objet d'un avertissement dont son salut va dépendre.
Ce qu'en
termes humains on appelle «hasard» n'est autre sur le plan di- vin qu'«une grâce» envoyée par Dieu qu'il est dans laJiberté de
l'homme de prendre ou de rejeter.
La présence de cette scène, à ce moment exact de l'action,
marque une progression dans l'impiété de Don Juan, dans sa
descente aux enfers.
Le voyage du libertin prend, avec cette scène, un caractère de
chemin initiatique, de quête du Graal inversée.
On s'aperçoit
alors que de futiles aventures galantes jalonnent, en fait, la voie
vers la Connaissance.
Le Pauvre est un signe au bord de cette
voie, une sentinelfe métaphysique.
Il se trouve opportunément là au moment précis où Don Juan
s'aperçoit qu'il s'est égaré.
Et non seulement il indique la route
aux deux voyageurs, mais il ajoute un avis qu'on ne lui deman
dait pas concernant d'éventuels brigands.
Peut-on en induire que
cette mise en garde pouvait être interprétée sur un autre plan que
sur celui de la simple information, du service que l'on rend à un
quelconque passant?
Il semble que le Pauvre ne soit pas plus anodin que ne l'est
Don Juan lui-même.
Il est tentant, en effet, d'attribuer à ce che
min qui traverse une forêt une valeur symbolique.
Mais la dis
cussion qui s'engage est la manifestation la plus probante de la
portée idéologique d'un épisode très fortement codé, quelle que
soit la signification qu'on entend luf donner.
Don Juan raisonneur
Don Juan remercie le Pauvre avec une politesse exagérée.
Cette politesse est déjà de la pro�ocqtion, car Don Juan entend
remplacer par de bonnes paroles l'aumône que le Pauvre attend
selon la coutume.
Le dialogue aurait pu s'arrêter là, mais le Pauvre demande
l'aumône sur un ton à la fois implorant et discrètement insistant
marqué par le conditionnel et l'interrogation.
Don Juan répond par un ricanement de satisfaction: «Ha!
Ha!» Il semble qu'il attendait cette prière du Pauvre et qu'elle
confirme son scepticisme quant à la possibilité d'une générosité
désintéressée,
Don Juan réagit ainsi, d'abord, par non-conformisme, par
refus de se soumettre à des habitudes et à des règles dont il
méprise les motivations.
Ensuite, le libertin se livre non seule
ment à une provocation, mais aussi à une démystification.
N'ou
blions pas que la superstition entourait d'une aura redoutable ces
ermites placés sous la protection de Dieu.
Le refus d'JJDe aumô
ne pouvait attirer le malheur, le châtiment du Ciel.
C'est bien
pourquoi Don Juan n'en a cure.
Il entend dénoncer ce qu'il juge une pratique hypocrite.
Ce
que l'on désigne comme «charité» recouvre tout simplement un
marché: non seulement le Pauvre a troqué son avis contre de
l'argent, mais encore il propose d'échanger cet argent contre des
prières.
Que vient faire le Ciel dans tout ça?
Les accents railleurs de Don Juan, qui use volontiers des in
terjections et dont les phrases ont une tournure abrupte, tran
chante, contrastent avec le ton sirupeux et l'humilité du Pauvre.
Don Juan ne mâche pas ses mots par provocation, pour mettre le
Pauvre à l'épreuve.
Don Juan emploie l'impératif avec une connotation mépri
sante: «Eh! prie-le qu'il te donne un habit...» Le Pauvre fait
profession de prier le Ciel pour les autres.
La réplique de Don
Juan met en évidence une contradiction ridicule du Pauvre: il
prie pour que le Ciel apporte des biens aux autres, quand pour sa
part il manque de tout.
La remarque goguenarde de Sganarelle, qui joue les fortes
têtes comme à la scène 1 de l'acte I, montre au spectateur que
Don Juan illustre de manière concrète les idées exposées de
façon théorique lors de la conversation avec son valet (scène
précédente).
Don Juan saisit l'occasion d'expérimenter ses rai
sonnements sur quelqu'un d'autre que Sganarelle.
Il y a, chez
lui, une veine pédagogique qui annonce les philosophes des
Lumières.
Il fait volontiers de la contre-propagande.
C'est son
côté dissident.
La question qu'il pose ensuite est pleine de sous-entendus:
« Quelle est ton occupation parmi ces arbres?» L'«occupation »
jure bien entendu avec les «arbres».
Don Juan lance une allusion
perfide à l'oisiveté du Pauvre.
C'était un argument très répandu
contre les ordres mendiants accusés de fainéantise.
La réponse du Pauvre est empreinte d'un comique involon
taire car l'occupation qu'il décrit consiste à «prier tout le jour
pour la prospérité des gens de bien».
Cette deuxième contradic
tion confirme les critiques de Don Juan.
L'intérêt de cet échan
ge est d'amener le Pauvre à faire ressortir le ridicule de sa situa
tion, ce qui met en lumière une aberration inhérente
- à l'esprit de
sacrifice prôné par l'institution religieuse.
On notera également la répétition du mot « bien » dans des ac
ceptions différentes, voire opposées.
Les «biens » matériels
riment étrangement avec les gens de «bien» et Don Juan raille:
«Il ne se peut donc que tu ne sois bien à ton aise.» On est en
droit de s'interroger sur le sens d'une activité spirituelle qui a
pour seul but d'attirer les richesses sur des gens de bien, qui sont
certainement, cela va de pair, des nantis du superflu alors que le
Pauvre manque du nécessaire.
On pourrait qualifier de socratique ce dialogue par lequel Don
Juan évite de dire lui-même ce qu'il pense pour le faire dire au
Pauvre.
Le spectateur....
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓