La ville de Pétersbourg PÉTERSBOURG DANS LA CONSCIENCE CULTURELLE RUSSE Une fenêtre sur l'Europe La construction de Pétersbourg fut menée...
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La ville de
Pétersbourg
PÉTERSBOURG
DANS LA CONSCIENCE
CULTURELLE RUSSE
Une fenêtre sur l'Europe
La construction de Pétersbourg fut menée par Pierre le
Grand qui en fit sa·capitale en 17l5 de façon extrêmement
volontariste.
Le site choisi, une plaine marécageuse facile
ment inondable, ne se prêtait guère à l'édification d'une
cité prestigieuse.
Située aux confins occidentaux de
l'Empire, la ville tournait en quelque sorte le dos à la
Russie profonde incarnée par Moscou, l'ancienne capitale.
Elle symbolisait l'ouverture de la Russie à l'Europe et
concrétisait le désir du tsar : moderniser son pays, en faire
une grande puissance maritime.
Pétersbourg n'est pas russe dans sa morphologie: ave
nues rectilignes, tracées au cordeau et dont la plus célèbre
est, bien sûr, la Perspective Nevski.
Cet espace urbain
géométrique contraste avec les villes russes tradition
nelles aux rues sinueuses, bâties sans plan précis.
Pour édifier et orner Pétersbourg, on fit appel à des
artistes étrangers, le plus souvent italiens (Rastrelli,
Quarenghi).
Ils emplirent la ville de palais et d'églises inspi
rés de l'architecture d'Europe occidentale.
Le néoclassi
cisme et le baroque y dominent.
Grand admirateur de la Hollande, où il avait fréquenté les
chantiers ·navals, Pierre le Grand s'était inspiré du plan
d'Amsterdam pour concevoir celui de Pétersbourg.
La malédiction de Pétersbourg ··
Toute une partie de la population, les vieux-croyants1
notamment, considérait le transfert de la capitale de
Moscou à Pétersbourg comme un sacrilège.
Moscou
n'était-elle pas la ville sainte gardienne de l'orthodoxie religieuse? À cela s'ajoutèrent d'autres réformes de Pierre le
Grand (par exemple l'adoption forcée du costume européen, l'ordre intimé aux Russes de raser leurs barbes).
Aussi, certains crurent voir en lui l'Antéchrist.
Sa capitale
ne pouvait donc être que maudite.
Par ailleurs la construction de la ville coûta la vie à des
milliers de serfs, si bien que l'on peut dire sans exagérer
que la cité nouvelle fut érigée sur des ossements.
Ce crime,
ce sacrifice humain lié à la fondation de Pétersbourg devait,
pensait-on, faire peser une malédiction sur la nouvelle
capitale.
Pétersbourg apparaissait comme un paradoxe, un défi
aux conditions naturelles et à la géopolitique.
La cité nouvelle matérialisait une révolution impulsée d'en haut et qui,
si elle modernisait la Russie, aboutissait à une rupture
dans le corps social.
La classe supérieure allait s'européaniser.
Quant à la masse du peuple qui avait payé les changements par son travail et son sang, elle deJileurait ancrée
dans des coutumes et un mode de pensée moyenâgeux.
Pétersbourg
dans la littérature russe
Au xv111° siècle, les poètes Derjavine et Trediakovski avait
chanté la majesté de la capitale en qui s'incarnait la grandeur de l'Empire.
Au x1x0 siècle, Pouchkine et Viazemski
continuent la tradition et célèbrent l'aspect monumental
de la cité.
Le fameux poème de Pouchkine Le Cavalier de
bronze écrit en 1833 va hanter toute la littérature russe
classique.
1.
Il s'agit des traditionalistes orthodoxes, ceux qui refusèrent la
réforme religieuse du patriarche Nikon au xv11e siècle : révision des
livres saints, modifications apportées à la liturgie.
Les vieuxcroyants furent l'objet de persécutions sous le règne de Pierre le
Grand (1694-1725) et par la suite.
Le poème de Pouchkine pose un dilemme fondamental
la raison d'État vaut-elle que l'on lui sacrifie les individus
ordinaires ? Ce même poème met en scène la figure du
petit fonctionnaire, du « petit homme» (c'est le terme tra
ditionnellement employé par la critique russe) que nous
retrouvons dans les nouvelles de Gogol.
Le thème de la grande ville moderne et de ses tragédies
est présent à la même époque chez Balzac, Dickens, De
Quincey.
Dans ses Notes pétersbourgeoises de 1836 parues dans
la revue de Pouchkine, Le Contemporain, Gogol oppose la
capitale du Nord à Moscou.
Il souligne le contraste entre
Pétersbourg, le petit-maître étranger, fat et dissipateur et
Moscou la grosse et chaleureuse marchande russe.
Pétersbourg est une impersonnelle concrétion de pierre,
une colonie européano-américaine où l'homme ne saurait
vivre que de fantasmes
Il y a là quelque chose d'une colonie européano-améri
caine : tant il y a peu de caractère national et beaucoup
d'amalgame étranger qui ne s'est pas encore fondu en
une masse homogène.
"Cette opposition sera développée tout au long du
x1xe siècle.
L'appréciation portée sur Saint-Pétersbourg
divisera slavophiles et occidentalistes.
LE PÉTERSBOURG
DE GOGOL
Repères top�graphiques
Le Pétersbourg de Gogol diffère notablement de celui
de ses prédécesseurs.
On n'y trouve pas de mention de
l'aspect monumental de la ville, pas plus que de ses
monuments les plus célèbres.
L'arche de l'État-major général est certes mentionnée
mais c'est à l'occasion d'une comparaison grotesque:
[...
] alors qu_e l'autre, dont l'orifice buccal a la taille de
,l'arche de l'Etat-major général, doit, hélas! se contenter
de je ne sais quel menu allemand de pommes de terre.
(« La Perspective Nevski», p.
90.)
L'auteur se borne en général à mentionner que l'action
de son récit se situe dans la capitale du Nord.
Il crée l'espace littéraire pétersbourgeois en citant des noms de rues
et de quartiers.
C'est bien sûr la Perspective Nevski qui
donne son nom au premier récit mais aussi la rue de la
Mer, la rue des Pois, l'avenue de la Fonderie, la rue des
Bourgeois, la porte de Kazan, le côté Pétersbourg, le côté
Vyborg, les Sablons, la Barrière de Moscou, le faubourg
d'Okhta, le Canal Catherine.
Avant de déménager dans un
appartement de luxe de la Perspective Nevski, Tchartkov,
le héros du Portrait, habite un misérable meublé.
La
seconde partie de la nouvelle évoque longuement le quartier de Kolomna où se situe l'essentiel du «Manteau».
« Le Journal d'un fou » mentionne encore la rue des Pois
et la rue des Bourgeois ainsi que la rue des Menuisiers et
le pont Kokouchkine.
Nous savons que le barbier qui
découvrit un nez dans son petit pain demeurait avenue de
!'Ascension et méditait de jeter à l'eau sa compromettante
trouvaille depuis le pont Saint-Isaac.
La Perspective Nevski
est bien entendu le lieu de promenade favori du major
Kovaliov.
C'est aux alentours du pont Kalinkine dans le
quartier de Kolomna que le fantôme d'Akaki Akakiévitch se
plaît à semer la terreur parmi les passants qu'il dépouille
de leur manteau, réalisant dans la mort le rêve dont il avait
été floué de son vivant.
Des lieux sans visage
Ces indications topographiques relèvent davantage de la
didascalie (indications scéniques) que de la description
proprement dite.
Gogol s'intéresse au tissu de l'espace
urbain tel que le perçoit le citadin anonyme.
Cet espace
est tout à la fois multiforme et répétitif.
Les rues se signalent par la présence de bureaux, de ministères, de commissariats de police, d'ateliers d'artisans et d'artistes.
On y voit
également des immeubles de rapport d'où s'échappent des
odeurs pestilentielles, des boutiques de barbiers, des sièges
de revues, des maisons de prostitution, des immeubles de
luxe, des salles des ventes.
On y trouve aussi des ponts,
des carrefours et des places dont la largeur se mesure au
temps nécessaire pour les traverser dans la nuit et dans le
gel.
Rien de tout cela n'est spécifiquement pétersbourgeois.
Nous nous trouvons en présence de la démultiplication à
l'infini de lieùx sans visage qui peuvent exister dans n'im
porte quelle grande ville.
Le récit« La Perspective Nevski», qui ouvre le cycle, ne
nous renseigne nullement sur l'aspect architectural de la
célèbre avenue.
Seul, le quartier de Kolomna fait l'objet
dans les Nouvelles de Pétersbourg d'un compte rendu
méticuleux.
Or, il s'agit d'un non-lieu, d'une banlieue éloi
gnée, impersonnelle, sale et grise, refuge de gens « cen
dreux » qui semblent se survivre .Plutôt que vivre.
Kolomna apparaît comme le lieu métaphysique du-non
être et sa description est celle du néant, du rien, de l'ab
sence (p.
142).
Un regard subjectif
Le Pétersbourg de Gogol est celui de ses habitants qui
courent à leurs affaires sans remarquer palais ni cathé
drales.
Leur ville n'a rien à voir avec celle des manuels
d'architecture.
C'est avant tout la subjectivité de person
nages écartelés entre désir et manque qui donne forme au
Pétersbourg de Gogol.
De cette tension entre désir et
manque naît une série de figures réversibles, qui oscillent
entre l'être et le non-être: les hommes sont des nez et les
nez des hommes.
La sylphide s'avère une prostituée et la
prostituée une épouse vertueuse, le fonctionnaire se croit
un roi, le Jantôme se transforme en voleur, le voleur en
fantôme, etc.
Tout peut être tout, tout peut être rien ou les
deux à la fois.
C'est ainsi que dans le délire de
Poprichtchine, l'Espagne est la Chine et peut tout aussi
bien se trouver sous la queue des coqs.
Le Pétersbourg de Gogol existe sans exister, C'est un
mot à la limite privé de référent 1, un cadre sans contenu,
une absence qui peut signifier n'importe quoi, une sorte
d'inconscient collectif générateur de fantasmes.
Ainsi a pu prendre forme le mythe d'un Pétersbourg fan
tastique, ville de larves, d'ombres et de marionnettes
démentes.
1.
Référent: ce à quoi renvoie dans la réalité un signe linguis
tique.
UNE ÉCRITURE
DE LA,FRAGMENTATION
La synecdoque1, figure par excellence de la fragmenta
tion, est omniprésente dans les Nouvelles.
Le titre de la
première nouvelle, « La Perspective Nevski», est lui-même
une synecdoque.
La Perspective résume en effet la ville
de....
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