LE CARTEL, HERRIOT ET LES SOCIALISTES (1924) Herrîot fut l'homme du lendemain de cette victoire. Sa foi démocratique, sa sensibilité...
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LE CARTEL, HERRIOT ET LES SOCIALISTES (1924)
Herrîot fut l'homme du lendemain de cette victoire.
Sa foi démocratique,
sa sensibilité à tout ce qui était juste, généreux, humain, sa magni
fique culture, qui le mettait de plain-pied avec tout ce qui fut grand
dans notre passé, tout, jusqu'à sa bonhomie, son chapeau et sa pipe,
5 en avaient fait une figure populaire, où la France démocratique se
reconnaissait.
Il avait alors tout son parti derrière lui, il le garda
longtemps, il eût pu le garder toujours.
Il le garda jusqu'au jour où,
/as sans doute des habitue/les infidélités des lieutenants et des
obligés, aux pressions desquels sa sensibilité même le rendait vul10 nérab/e, il s'installa sur /es hauteurs du fauteuil présidentiel.
Mais, pour qu'il pût réaliser tout ce que le peuple attendait et qu'il
était capable de lui donner, il eût fallu d'abord que son gouvernement
reflétât exactement ce que Je suffrage universel avait voulu, c'est-à
dire que les socialistes en fussent.
On va voir pourquoi il n'en fut
15 pas ainsi...
...
Je crois bien que, parmi les radicaux, Herriot avait été à peu près
le seul à souh.aiter (la participation des socialistes) au gouvernement.
Je veux dire parmi les chefs, car les troupes, elles, la voulaient
fortement et furent déçues de leur refus; et beaucoup de simples élus
20 /a voulaient avec elles; mais les ministrables me parurent s'accom
moder assez bien qu'il n'y eût pas davantage de parties prenantes.
Ils trouvèrent malheureusement une aide en Léon Blum qui, pour
d'autres raisons, n'en voulait pas davantage.
...
Blum, qui avait vraiment donné toute sa vie au Parti, était peut25 être plus soucieux de son unité que des conséquences que pouvait
avoir son absence sur l'ensemble du mouvement démocratique en
France.
Il savait que· la participation dressait contre elle une partie
des militants, et parmi les plus anciens, /es plus écoutés, attachés à
cette conception intransigeante et un peu étroite de la lutte des
30 classes, de la lutte du parti sur son terrain propre qui déjà, en 1919,
avaient fait manquer le tournant du lendemain de la guerre.
Peut-êtrfi/ aussi, surestimant les forces et les possibilités du parti,
parisien, intellectuel, ne perçut-il pas assez, malgré toute la finesse
de son analyse, nos réalités provinciales, le rôle qu'y jouaient les
35 paysans, les classes moyennes, la persistance des traditions locales,
qui les laissaient attachés à des formations politiques radicales
même simplement républicaines.
Il était peu probable qu'au moins
dans le jeu normal des institutions, et hors un mouvement révolu
tionnaire dont l'heure était passée et dont seuls les communistes
40 continuaient d'agiter la menace, fournissant ainsi des prétextes à la
peur, le parti socialiste puisse prendre à lui tout seul le pouvoir.
ou
Joseph Paul-Boncour, Entre deux guerres,
Souvenirs sur la rn e République, Paris, 1946, pages 88-92).
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Commentaire
Ce texte évoque un épisode important de l'histoire de la France
entre les deux guerres : la victoire électorale du Cartel des Gauches
en 1924.
Simultanément il nous présente les chefs des deux grands
partis de la gauche française, et nous laisse pressentir quelques-unes
des erreurs et des faiblesses de ces mouvements.
Le narrateur, Paul-Boncour, a connu une certaine célébrité au cours
de sa longue vie (il est mort en mars 1973 dans sa 99e année), pen
dant laquelle il fut une personnalité originale de la vie politique.
Secrétaire de Waldeck-Rousseau, il fut au début du siècle l'éloquent
avocat des syndicalistes français, ce qui lui valut le Ministère du
Travail en 1911.
Socialiste de conviction, il eut toujours de la peine à
soumettre sa nature généreuse à la discipline de parti, et se situa
(au moins à partir de 1931) dans une petite formation entre la S.F.I.O.
et les radicaux.
Plusieurs fois ministre, il ne fut Président du Conseil
que pendant un mois, mais joua un rôle important à la Société des
Nations.
Si l'homme politique n'a pas tenu le rôle auquel il semblait
promis, l'orateur, servi par un physique "à la Robespierre" dont il
était fier, fut largement apprécié.
Pendant la Deuxième Guerre Mon
diale il rédigea les souvenirs de sa longue carrière (il avait refusé
de voter les pouvoirs au Maréchal Pétain); son témoignage sur la
gauche française mérite d'être pris en considération, car iI n'a jamais
cessé de lui appartenir, et il a particulièrement bien connu Herriot,
dont il fut six mois le ministre en 1932.
Herriot fui l'homme du lendemain de cette victoire (ligne 1).
Avant de parler de l'homme, évoquons la vi.ctoire du Cartel, à
laquelle il est fait ici allusion.
Le Cartel des Gauches rassemblait
contre la politique de Poincaré le Parti radical et le Parti socialiste
S.F.I.O., ainsi que le petit groupe intermédiaire des républicains
socialistes.
Au terme d'une campagne vigoureusement menée sur
des thèmes facilement mobilisateurs (pour les "petits" contre les
"gros", contre la vie chère et la fiscalité, pour une politique de détente
et de concorde internationale, pour un retour à un laïcisme plus
pointilleux), les partis du Cartel, servis par les divisions de leurs
adversaires et par un système électoral assez majoritaire, enlèvent
327 sièges de députés au soir du 11 mai 1924, contre 228 à la droite
poincariste et 26 aux communistes, qui sont allés seuls à la bataille.
L'euphorie est légitimement grande à gauche, où l'on remporte la
première victoire depuis 1914.
li faut cependant montrer ses limites
le Cartel ne détient la majorité absolue qu'avec l'appoint de la
Gauche radicale, qui ne s'est jointe à lui qu'au dernier moment, et
qui, comme son nom ne l'indique pas, se situe à droite du Parti radical!
D'autre part, le déplacement de voix dans l'électorat est bien plus
faible que ne le laissent supposer les sièges au Palais-Bourbon.
En
outre, le Cartel arrive au pouvoir avec un programme d'inspiration
généreuse, mais insuffisamment élaboré par rapport aux obstacles
qui l'attendent.
Donc, une victoire incontestable, mais qui demande
à être confirmée par l'action résolue et lucide des hommes politiques.
Édouard Herriot se situe au premier rang des chefs du Cartel, puis
qu'il est le président du Parti radical, le plus nombreux de la coalition,
avec ses 139 députés; le portrait que nous en fait Paul-Boncour est
sans surprise, conformément à une image assez classique qu'Herriot,
dont la modestie n'était pas le point fort, se plaisait à donner de lui
même.
Qu'il fut un grand humaniste n'est contesté par personne :
normalien, agrégé, maître de conférences à 32 ans à la Faculté des
Lettres de Lyon, il a toute sa vie.été un "littéraire" fin et intuitif, ainsi
qu'un orateur exaltant; mais cette culture prestigieuse n'englobait
pas le domaine économique, et beaucoup lui ont reproché de se
contenter trop souvent de formules rhétoriques mal adaptées aux
réalités complexes de l'après-guerre.
Quant au portrait physique d'Edouard Herriot, inlassablement croqué
par les caricaturistes de l'époque, de Sennep à H.P.
Gassier, il
atteste la simplicité bon enfant de l'homme politique proche du
peuple (lignes 4 et 5).
Le chapeau est un feutre, et non le haut-de
forme officiel; la pipe est un accessoire peu compatible avec la
majesté républicaine.
Incontestablement, Herriot crée un style nou
veau dans la vie politique française où, même à ga.uche, la stricte
élégance d'un Waldeck-Rousseau, d'un Caillaux ou d'un Clemenceau
{du Clemenceau d'avant la guerre) était encore de règle.
Ce relâche
ment vestimentaire accompagne une plus grande liberté d'allure
dans le milieu parlementaire, et la généralisation du tutoiement er;itre
députés, même de partis opposés.
Promoteur de tous ces petits
changements, Herriot en retira une réelle popularité.
Mais, lorsque Paul-Boncour soutient qu"'il avait alors tout son parti
derrière lui", {ligne 6), une certaine prudence s'impose.
On sait que
le parti radical, parti de notables et de personnalités, n'a jamais
atteint une discipline monolithique.
Les affrontements de Clemenceau
et de Caillaux sont dans toutes les mémoires en 1924, et la nouvelle
génération connaîtra aussi bien des dissensions.
Paul-Boncour en
convient quand il évoque "les habituelles infidélités des lieutenants
et des obligés", qui se manifestèrent par la suite : y a-t-i I là une
allusion? Très probablement à Edouard Daladier, ancien élève
d'Herriot, qui en fit en 1924 un ministre des Colonies, ce qui ne
l'empêcha pas d'être dans les "années 30" un rival acharné pour
son ancien professeur (on appela ces longs et obscurs démêlés "la
guerre des deux Edouard").
Deux points encore à commenter à propos d'Herriot.
Cette "sensibi•
lité qui le rendait vulnérable" (ligne 9) est généralement reconnue
par tous les contemporains : épris d'idées, Herriot n'en a pas moins
un sens aigu des rapports humains, et même personnels.
C'est sans
doute ce qui en fait un bon chef de parti (et notamment un bon chef
du parti radical), mais un moins bon chef de gouvernement (il fut
trois fois président du Conseil pour des durées respectives de dix
mois, deux jours et six mois, chaque fois avec un succès médiocre).
Quant aux "hauteurs du fauteuil présidentiel", il s'agit évidemment
de la Présidence de la Chambre des Députés, à laquelle il fut porté
par le Front Populaire, et où il se maintint jusqu'en 1954; dans ce
poste élevé (au sens propre du terme), il put déployer tous ses
talents d'affabilité et de conciliation et exercer un prestige national
que ses ministères ne lui avaient que partiellement donné.
Avant d'en terminer avec lui, il est permis d'évoquer ce que Paul
Boncour ne suggère que de manière indirecte à propos de ces "réa
lités provinciales" méconnues de Léon Blum, et qu'Herriot apparem
ment possédait mieux que lui (ligne 34) : Herriot fut maire de Lyon
de 1904 à sa mort en 1957, mis à part l'intermède de Vichy, et il vau
drait la peine de dégager l'accord subtil qui régna alors entre cette
ville, son maire et le radicalisme provincial.....
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