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Le fantastique À la différence d'Hoffmann1, Gogol, auteur des Nouvelles de Pétersbourg, n'a pas été perçu, en son temps, comme...

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« Le fantastique À la différence d'Hoffmann1, Gogol, auteur des Nouvelles de Pétersbourg, n'a pas été perçu, en son temps, comme un conteur fantastique.

Il apparaissait, au contraire, comme un écrivain tourné vers le réel, fût-ce en le caricaturant. Et pourtant, si l'on en croit des critiques récents comme Georges Nivat, tout le recueil centré sur Pétersbourg se rattacherait au fantastique, dans la mesure même où l'ac­ tion se situe dans cette ville :« Le fantastique sous-entend toujours une déchirure du réel et Pétersbourg a été la déchirure par où Gogol a exprimé son angoisse de vivre» (p.

37 de la préface de l'édition étudiée). Qu'un fantastique urbain se soit substitué chez Gogol au fantastique folklorique des premiers recueils2, rien d'éton­ nant à cela.

Gogol, comme tous les Russes de son époque, connaissait les contes d'Hoffmann qui avait transporté le fantastique des châteaux gothiques et des forêts vers les villes.

La référence à Hoffmann, « conteur fantastique», présente dans« La Perspective Nevski», témoigne d'ailleurs de cette connaissance. Oui a raison, des critiques qui ne voyaient dans ces nou­ velles que du réalisme ou de ceux qui les rattachent toutes au fantastique? À vrai dire, la notion de fantastique est restée floue. D'où la nécessité de rappeler les deux types de définitions qui permettent actuellement de le cerner. 1.

Hoffmann (1776-1822), célèbre écrivain allemand, auteur de contes fantastiques (Le, Chat Murr, L'Homme au sable) et d'un roman fantastique, Les Elixirs du Diable. 2.

Les veillées du hameau de Dikanka (1831-1832) et Mirgorod (1835) avec«Vii »(«Le roi des gnomes»). LA NOTION DE FANTASTIQUE Cette notion, selon les théoriciens récents, peut s'appli­ quer, soit à un mode de narration particulier, à une manière de raconter, soit à l'emploi de thèmes renvoyant à des forces psychiques inconscientes. Pour Tzvetan Todorov, partisan d'une définition stricte­ ment littéraire du fantastique : « Le fantastique n'est rien que l'hésitation maintenue entre une explication naturelle (ce serait l'étrange) et une explication surnaturelle (ce serait le merveilleux)1.

» Autrement dit, devant l'irruption d'un événement qui relève du surnaturel (ou du « faux surnaturel»), le lecteur hésite jusqu'au dénouement du récit.

C'est ce dénoue­ ment qui peut, soit lui offrir une explication - et nous sommes dans l'étrange - soit le maintenir dans l'indéci­ sion - et nous sommes dans le fantastique.

Retenons aussi les deux pôles qui, selon Todorov, limitent le fantas­ tique : l'étrange peut se ramener uniquement à des faits naturels non encore expliqués scientifiquement, et le mer­ veilleux correspond à ce que le théoricien appelle par ailleurs« surnaturel accepté». Pour d'autres théoriciens, comme Jean Bellemin-Noël2, le fantastique est à relier aux mécanismes inconscients que la psychanalyse a décelés chez l'homme et a catalo­ gués sous le nom de fantasmes (par exemple le père dévorant, donnant lieu aux personnages du vampire; du diable).

Les écrivains ont pu puiser des effets de fantas­ tique dans des situations psychiques extrêmes, dans des états-limites de la conscience (la folie, le rêve, la télépa­ thie, etc.) qui, par leurs mystères, paraissaient rejoindre le monde du surnaturel.

Alors, selon Gwenhaël Ponnau, ils « enracinent [le surnatu"rel] au plus profond de la vie psy­ chique3». 1.

Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Paris, 1965, p.

29. 2.

J.

Bellemin-Noël, « Des formes fantastiques aux thèmes fantas­ matiques», dans Littérature, n° 2, mai 1970, p.

103-118. 3.

G.

Ponnau, La Folie dans le récit fantastique, CNRS, Paris, 1987, p.

73. Ces définitions de Bellemain-Noël et de Ponnau ne contredisent pas celle de Todorov.

La définition plus large peut compléter la plus stricte.

Elles présentent un facteur commun : elles ne rangent dans la catégorie des récits fantastiques que ceux où intervient le « surnaturel».

Ce mot peut désigner des événements ou des forces situés au-dessus de la nature ou des phénomènes qui ne parais­ sent pas relever des lois de la raison, extra-naturels.

Dans les deux cas, il s'agit de faits ou de forces qui, effective­ ment, « déchirent» le réel. Dans les deux cas également, qui dit récit fantastique dit récit « bivalent», qui joue sur deux plans, celui du surnatu­ rel et celui du réel, ancrant et réancrant le surnaturel dans le monde réaliste. ·Pouvons-nous considérer les cinq Nouvelles de Pétersbourg comme des récits fantastiques, selon le sens strict et littéraire (définition de Todorov) ou seulement selon un sens large ? LES NOUVELLES DE PÉTERSBOURG COMME NARRATIONS FANTASTIQUES Si l'on s'en tient à la définition par Todorov du récit fan­ tastique comme fondé sur l'irruption d'un phénomène sur­ naturel dans une histoire réaliste et sur des procédés de narration qui maintiennent l'hésitation du lecteur jusqu'à la fin, ces nouvelles ne sont pas toutes des récits fantas­ tiques. Seuls « Le Portrait» et partiellement « Le Journal d'un fou» et « Le Manteau» répondent à cette définition.

« Le Nez» rejoindrait plutôt - sur un mode parodique - la caté­ gorie des récits merveilleux, par l'introduction d'un« surna­ turel accepté» ou à accepter, et relevant davantage encore de l'absurde 1, Et ce ne sont pas des phénomènes surnatu­ rels en eux-mêmes qui bouleversent la vie quotidienne des personnages de« La Perspective Nevski». 1.

Voir le chapitre 11. « Le Portrait», récit 'fantastique Même si Gogol a gommé en partie le fantastique du « Portrait» dans sa seconde version 1, celui-ci subsiste. • Première partie Dans cette nouvelle, le narrateur sème d'abord des indices qui entretiennent une progression vers ce que nous appellerons le tournant fantastique.

En effet, le por­ trait du vieillard (dont on ne connaît pas d'emblée le sta­ tut), acheté pa( Tchartkov, engendre successivement diverses réactions.

Ce sont la fascination chez le peintre et dans la foule, la crainte chez une femme, un «indéfinis. sable malaise» en Tchartkov, par ses « yeux extraordi­ naires» (p.

99). Une fois le portrait acquis, les relations entre celui-ci et son acquéreur commencent à être· évoquées sur un mode qui rappelle la tradition fantastique à travers deux motifs : le pacte avec le diable, répandu dans le folklore et dans la littérature (chez Gœthe, Hoffmann) et le motif du portrait animé, fréquent chez les conteurs de l'époque (Hoffmann, Gautier).

C'est au moment où Tchartkov se plaint de sa pauvreté et exprime, comme Faust, ses aspirations à la gloire et à la fortune qu'il observe des réactions surnatu­ relles, diaboliques, du portrait : « un visage convulsé», «deux yeux prêts à le dévorer» (p.

104). Le narrateur peut alors faire suivre au lecteur la montée de I' «effroi» chez le héros.

Il exprime celle-ci à travers une surenchère dans le lexique de la peur, ressort du récit fan­ tastique, à travers l'alternance lancinante des moments de sommeil, peuplés de cauchemars durant lesquels le por­ trait sort de son cadre, et de réveil.

Il peut alors évoquer le tournant fantastique : l'acquisition par le jeune homme du rouleau de mille ducats, dont il avait cru s'emparer en rêve. En ce rouleau, le lecteur peut voir une cautiqn, un garant, de l'avènement du surnaturel dans la vie du héros.

Cela n'empêchè pas la narration de cette longue nouvelle de maintenir jusqu'à la fin de la seconde partie une hésitation 1.

Dans la première version, le portrait apparaissait « miraculeuse­ ment» chez Tchartkov {voir G.

Nivat, préface, p.

19). sur la provenance de l'or : « N'est-ce point un songe?» (p.

115), se demande Tchartkov, après la visite du propriétaire et du commissaire, pour aussitôt rec:ourir à une explication surnaturelle : « l'existence du portrait n'était-elle pas ,liée à la sienne, et son acquisition prédestinée? » (p.

116.) La possibilité de palper cet or coïncide à tel point avec le rêve de cet or - la valeur du rouleau étant identique (mille ducats) -, que l'hésitation du héros et du lecteur est permise. Même si les effets de l'événement se manifestent sur le seul plan du réel, celui des sphères mondaines et de la vie psychique, le narrateur, à la fin de la première partie, fait coïncider le «réveil» de Tchartkov, au sens figuré, avec une réapparition du surnaturel. En effet, au retour de l'Académie, où le peintre a pris consciènce de la dégradation de son talent, il réagit ainsi : « Une seule pensée l'animait, un seul désir l'enflammait : représenter l'ange déchu» (p.

135).

Cette vaine aspiration artistique ne fait que réintroduire dans la mémoire de Tchartkov, qui l'avait oublié,« le fatal portrait» (p.' 136).

Estce ce portrait qui est à l'origine du projet «satanique» de I' « infernale manie» (p.

137) qui pousse le peintre vers la destruction des œuvres de ses confrères? Ou est-ce la seule envie, une « envie furieuse» (p.

137)? Le lecteur peut se poser la question. • Seconde partie La seconde partie de la nouvelle, plus brève, fournit une réponse qui, en apparence, oriente vers une explication exclusivement surnaturelle.

À travers le récit du peintre B***, le portrait de l'homme dont il révèle le statut de son vivant - un usurier - prend une dimension fatale.

Et le narrateur premier (Gogol), à travers son narrateur second (le' peintre B***), paraît exclure toute autre explication : « une fatale destinée attendait ceux qui avaient recours à ses bons offices : tous terminaient tragiquement leur vie. Étaient-ce là de superstitieux radotages ou des bruits répandus à dessein? On ne le sut jamais au juste.

Mais certains faits, survenus à peu d'intervalle au su et au vu de tout le monde, ne laissaient guère de place au doute» (p.

145-146). Les anecdotes relatives à l'action qu portrait sur ses possesseurs illustrent cette explication ·surnaturelle.

Telles sont les histoires du fiancé (le prince R***) qui aurait conclu un pacte avec l'usurier et serait devenu criminel en puissance et du père du peintre B*** lui-même, l'auteur du portrait.

D'où les versions qui font de l'usurier soit un « possédé du démon» (p.

149), soit « le diable, le diable incarné» (p.

150).

Les effets de la transmission du portrait, par le peintre, affecté de trois deuils, à un ami artiste, puis par ce dernier à son neveu, accréditent l'explication surna­ turelle de toutes les histoires racontées par la nouvelle.

lis éclairent rétrospectivement l'histoire de Tchartkov, héros de la première partie. En même temps, Gogol, directement, puis indirecte­ ment, par le biais du peintre B*** ne propose-t-il pas deux interprétations naturelles de cette influence maléfique du portrait? Dans les deux parties, le narrateur insiste sur le caractère et les effets diaboliques des yeux du portrait.

Or, si ce portrait apparaît comme tel, n'est-ce pas simplement parce que son peintre a sacrifié l'inspiration à la copie d'après nature, au trop humain 1 ? De même le statut du modèle, celui d'usurier, n'a pas été choisi au hasard par le narrateur : le récit ne diaboliserait-il pas une profession à cause du lien particulier de celle-ci avec l'argent2? Et les effets du portrait de l'usurier, tels qu'ils sont longuement analysés chez Tchartkov et seulement évoqués chez les personnages de la seconde partie ne proviennent-ils pas de la soif de l'or chez ceux qui le regardent? Il s'agit alors d'une passion terrestre, poussée jusqu'à ses dernières limites. À la fin du « Portrait», le lecteur est donc libre de choisir, ou de ne pas choisir, entre deux explications des faits : ou bien une intrusion directe et surnaturelle du diable, incarné en un usurier et en son portrait; ou bien les effets malé­ fiques, mais naturels, d'un art dévoyé et d'une profession considérée comme immorale, parasitaire.

Et nous avons vu que l'indécidable est inhérent au fantastique. 1.

Voir les chapitres 14 et 18. 2.

Voir le chapitre 7. « Le Manteau» et « Le Journal d'un fou», récits partiellement fantastiques Ces deux nouvelles se déroulent pour leur majeure partie dans un univers quotidien, sans que s'y entrelace le monde surnaturel.

Jusqu'à l'enterrement d'Akaki Akakiévitch, le récit du « Manteau » ne fait intervenir dans la vie de ce petit employé de ministère aucun évé­ nement surnaturel.

De même, le titre « Le Journal d'un fou» n'annonce qu'une explication naturelle au drame de Poprichtchine : l'emprise progressive de la folie sur celui-ci. • « Le Manteau» Et pourtant, le dénouement du « Manteau» est affiché par le narrateur-auteur lui-même comme «fantastique» à deux reprises : « [ ...] et notre modeste récit va devoir se terminer sur une note à la fois fantastique et inattendue» (p.

272), et : « Mais nous avons entièrement délaissé le fameux « personnage considérable» grâce auquel, après tout, cette histoire vraie a dû prendre une tournure fantas­ tique» (p.

273). Cet adjectif qualifie d'emblée une vie «d'outre-tombe» d'Akaki,.... »

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