Le grotesque LA NOTION DE GROTESQUE Le terme est défini par le dictionnaire Le Nouveau Robert comme« le comique de...
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«
Le grotesque
LA NOTION
DE GROTESQUE
Le terme est défini par le dictionnaire Le Nouveau
Robert comme« le comique de caricature poussé jusqu'au
fantastique, à l'irréel » .
C'est dire que grotesque et fantas
tique ont des points communs.
Mais le terme de grotesque peut être précisé davantage,
par un rappel de son étymologie et par la valeur que lui ont
donnée les romantiques français, contemporains de Gogol.
En 1833, Théophile Gautier, dans Les Grotesques, a rappelé cette étymologie
l'.étymologie de grotesque est grutta1 , nom qu'on donnait
aux chambres antiques mises à nu par les fouilles, et dont
les murailles étaient couvertes d'animaux terminés par
des feuillages, de chimères ailées, de génies sortant de la
coupe des fleurs, de palais d'architecture bizarre, et de
mille autres caprices et fantaisies.
Le terme désigne donc d'abord des figures ornementales
caractérisées par le composite, l'hétérogène, le bizarre.
Le terme s'appliquera ensuite à la littérature.
Dans la
préface de Cromwell (1827), Victor Hugo distingue longue
ment la littérature« moderne » , c'est-à-dire romantique, de
la littérature classique, par sa liberté d'accepter le gro
tesque comme le sublime.
Il précise ainsi les effets du
grotesque : « Dans la pensée moderne, au contraire, le
grotesque a un rôle immense.
Il y est partout: d'une part,
il crée le difforme et l'horrible, de l'autre, le comique et le
bouffon.
» Hugo se réfère au Moyen Âge où « les cornes,
les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris » , attributs
comiques et animaliers, ont fait de Satan lui-même un per
sonnage grotesque.
1.
Sic, en fait gratta.
Du point de vue de l'expression, le grotesque provoque à
la fois le rire et la peur en exploitant les similitudes du
monde animal et du monde végétal avec le monde humain.
Le grotesque joue donc sur la disproportion, le mélange,
l'animalisation, la «chosification».
Il rejoint parfois le fantastique dans son exacerbation même.
Dans les Nouvelles de Pétersbourg, le grotesque peut
se manifester dans la description ou dans la narration.
LE GROTESQUE
DANS LA DESCRIPTION
Pour la plupart des nouvelles1, le grotesque est surtout
sensible dans la description.
Celle-ci occupe une place
capitale dans les récits, dans la mesure où elle construit
une atmosphère.
Or, le grotesque, précisément, marque
d'ambiguïté cette atmosphère, à travers les portraits et les
descriptions de décors: il allie l'effrayant et le comique.
Les portraits
• « Le Manteau» et « Le Portrait»
D'abord, les portraits de certains personnages sont
aptes à susciter à la fois le rire et l'effroi par les procédés
dont se sert le narrateur-auteur pour les présenter.
Ainsi, dans« Le Manteau», le portrait du tailleur Pétrovitch
est immédiatement marqué par le grotesque.
Le personnage inquiète Akaki et le lecteur, par les prix exorbitants
qu'il pourrait demander, puis par sa «colère».
En même
temps, c'est par un détail incongru que le tailleur attire l'attention de ses visiteurs : « et ce qui, tout de suite, sautait
aux yeux, c'était son gros orteil, que connaissait bien Akaki
Akakiévitch, et dont l'ongle déformé était gros et fort
comme une carapace de tortue» (p.
246).
La disproportion, le grossissement par le narrateur de
ce détail anatomique, son animalisation (tortue) marquent
de grotesque l'ensemble du portrait de Pétrovitch.
La
1.
« Le nez» constitue un cas à part; il se rattache à l'absurde.
Voir le chapitre 11.
répétition, ensuite du détail de I' « œil unique», rappelant
celui d'un cyclope, complète ce portrait à la fois difforme
et comique,
Akaki, héros::- ou plutôt anti-héros - du «Manteau»,
n'est pas épargné par ces marques du grotesque.
La
vision finale d'Akaki comme apparition surnaturelle fait fortement contraste avec sa première apparition, au début de
la nouvelle: « Cet employé ne sortait guère de l'ordinaire:
petit, grêlé, rousseau, il avait la vue basse, le front chauve,
des rides le long des joues et l'un de ces teints que l'on
qualifie d'hémorroïdaux» (p.
237).
Ce dernier détail, trivial,
achève, aux deux sens du terme, le premier portrait
d'Akaki : il termine le portrait, il donne le coup de grâce au
personnage.
Le lecteur ne sait plus, de ce fait, s'il doit rire
ou s'inquiéter de son évolution postmortem.
Certains personnages suscitent des réactions, soit de
peur, soit de peur mêlée de dérision.
Ainsi, dans « Le
Portrait», le tableau représentant le vieil usurier, et en particulier l'expression de ses yeux, n'inspire d'abord que
«l'effroi» au peintre Tchartkov, comme éventuellement au
lecteur.
Et pourtant, le commissaire qui prête main forte
au propriétaire venu réclamer son loyer au jeune homme,
exprime, quant à lui, des sentiments pour le moins mêlés :
« Il fait peur à voir.
Avait-il l'air si terrible en réalité? Ah mais,
il nous regarde, tout simplement.
Quel croquemitaine ! »
(p.
114.) Le commissaire partage la peur de Tchartkov,
mais l'emploi du mot «croquemitaine» (équivalent du
russe gromoboi; « matamore », « fier-à-bras ») le rabaisse
au niveau d'un personnage folklorique, comique dans ses,
velléités mêmes de faire peur.
Cela n'ôtera rien à la force maléfique du portrait, mais
peut-être est-ce, de la part de Gogol, une façon - ici par la
voix d'un personnage - de ridiculiser le mal pour mieux le.
vaincre.
• « La Perspective Nevski»
Certains personnages deviennent grotesques par la distorsion que le lecteur peut percevoir entre eux-mêmes et
leurs noms.
Ainsi, dan~« La Perspective Nevski», le lieutenant Pirogov,
à la poursuite d'une blonde, entre dans une boutique où il
est « arrêté sur place par un spectacle des plus étranges»
(p.
79).
Il s'agit de deux artisans allemands, un ferronnier
et un bottier ivres, en train de se plaindre du prix du tabac
à priser et de l'inconvénient d'avoir un nez! De quoi à
la fois s'inquiéter et rire ! Le lecteur peut 'alors estimer
comme particulièrement incongrus les noms d'écrivains
allemands donnés à ces deux personnages : Hoffmann et
Schiller.
'
Le grotesque reste ici sur un mode mineur : ces personnages ne provoquent pas de peur.
Mais, sous l'emprise de
l'alcool, ils combinent des apparences comiques et la redoutable possibilité de s'adonner aux actes les plus brutaux.
Les descriptions de décors
Certains décors, qui font surgir des personnages, ou qui
sont suscités par des personnages, sont l'objet de descriptions mêlant aussi l'effrayant ou l'inquiétant et le comique.
Par exemple, au début du « Portrait»; la description par
Tchartkov de la boutique du marchand de tableaux du
Marché Chtchoukine souligne le double effet que produit
sur lui l'art contemporain : « Il s'arrêta [...
] devant la boutique; après s'être gaussé à part soi de ces grotesques
enluminures, il en vint à se demander à qui elles pouvaient
bien être utiles» (p.
96).
L'adjectif «grotesques» traduit ici
le mot russe ourodliviy, qui signifie «difforme», mais l'esprit de ce que ressent Tchartkov est bien rendu : il s'agit
bien d'un difforme qui provoque la raillerie du peintre tout
en l'inquiétant pour l'avenir de cet art.
Le tableau représentant le vieil usurier sera d'autant plus
surprenant qu'il surgira dans et de ce décor.
En effet, ce
portrait se détache des «croûtes» par sa «puissance»,
par « la main d'un maître» (p.
99).
Cependant, il partage
avec ces tableaux ce qui amène le commissaire à le comparer à un croquemitaine : la disproportion, le bizarre, l'hétérogène.
Dans « Le Manteau», le décor de l'atelier de
Pétrovitch ressemble au personnage, y compris dans ses
aspects grotesques.
Le narrateur-auteur ne retient qu'un
détail dans l'atelier.
C'est un objet qu'il grossit démesurément, comme si l'objet remplissait toute la pièce : « une
tabatière ronde ornée du portrait d'un général dont je ne
saurais dire le nom, car un rectangle de papier remplaçait
le visage crevé d'un coup de doigt» (p.
248).
Toujours dans « Le Manteau», le narrateur confère au
souffle d'un cheval, dans la rue, les proportions d'une véri
table «tempête» (p.
242) pour Akaki : le lecteur peut en
rire; il peut aussi frémir devant ce signe d'écrasement du
«petit homme» par les moindres souffles de la vie.
D'autres décors, plus vastes, sont présentés en dehors
de tout personnage précis et de toute situation.
Par la
seule vertu du style, se côtoient et parfois se mêlent l'in
quiétant....
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