Le jeu du miroir et du regard Le miroir occupe une place essentielle dans Huis clos. Voilà qui peut de...
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Le jeu du miroir
et du regard
Le miroir occupe une place essentielle dans Huis clos.
Voilà qui peut de prime abord étonner puisque la chambre
dans laquelle sont enfermés les trois damnés ne comporte
précisément aucun miroir.
À quoi d'ailleurs leur servirait-il?
Par définition, les objets de la vie courante n'ont plus lieu
d'être, en enfer.
Les personnages de la pièce parlent pourtant constam
ment des miroirs, comme s'ils étaient obsédés par la né
cessité de se regarder dans une glace.
Ce miroir peut être
l'objet matériel lui-même ou ce qui peut le remplacer: le
regard de l'autre.
Mais le résultat demeure identique.
Chacun cherche à se voir.
Par ce biais, Sartre aborde le thème de l'être et du pa
raître, et il en analyse les conséquences sur le plan des re
lations amoureuses.
L'OBSESSION DU MIROIR
Avant de s'interroger sur la signification du miroir, il
convient toutefois d'en mesurer l'ampleur.
Celle-ci est ren
due de deux façons : négativement, quand les person
nages déplorent de ne pas en disposer ; et positivement,
lorsqu'ils tentent de s'apercevoir dans les yeux de l'autre.
L'insupportable absence
de miroir
Chacun des personnages ressent douloureusement l'ab
sence de tout miroir.
Garein trouve «assommant» qu'ils
aient « ôté tout ce qui pouvait ressembler à une glace »
(p.
24-25).
De son vivant, Estelle multipliait les glaces dans
sa maison.
« Quand je parlais, je m'arrangeais pour qu'il y
en ait une où je puisse me regarder.
Je parlais, je me
voyais parler.
Je me voyais comme les gens me voyaient,
ça me tenait éveillée» (p.
45).
Aussi juge--t-elle «ennuyeux»
de ne plus désormais en disposer (p.
44).
Quant à Inès, si elle ne regrette pas l'absence de miroir,
elle fait plusieurs fois allusion à sa propre image.
Dès son
entrée en enfer, elle accepte sans sourciller sa damnation
parce que, sur terre, elle se savait déjà coupable.
Et elle
précise : « Je sais ce que je dis.
Je me suis regardée dans
la glace» (p.
24).
Se sentant, comme elle le dit, « toujours
de l'intérieur» (p.
44), elle n'a plus besoin de se voir pour
savoir qui elle est et comment elle est.
Mais Inès ne s'en
définit pas moins par rapport au thème du miroir.
Le regard de l'autre, substitut
du miroir
À défaut de pouvoir se contempler dans une glace, chacun
des trois damnés dispose du regard des deux autres pour
s'y observer.
Ce qu'on pourrait appeler le deuxième mouvement de la scène 5 (de la p.
44 à la p.
50) est construit sur
ce jeu du regard-miroir.
Désirant vérifier son maquillage, Estelle demande à
Garein s'il n'a pas une « glace de poche».
Celui-ci, précise
la didascalie 1 (p.
44), « demeure la tête dans ses mains
sans répondre».
lnès, au contraire, se propose spontanément de servir de miroir à Estelle.
Elle lui dira ce qu'il lui
plaira d'entendre (p.
47-48).
L'ÊTRE ET LE PARAÎTRE
De l'objet ou du visage qu'il reflète, le miroir renvoie une
image.
Mais cette image renseigne-t-elle complètement
sur cet objet ou ce visage ? On peut en douter.
L'image
peut déformer, grossir, bref se révéler incomplète ou trompeuse.
Par extension, l'image qu'un individu donne de lui
correspond rarement à l'idée qu'il se fait de lui.
Le paraître
coïncide difficilement avec l'être.
Ce sont ces rapports
complexes entre les apparences et le réel que pose, dans
Huis clos, le jeu du miroir et du regard.
1.
Une didascalie est une indication donnée par le dramaturge sur
la mise en scène ou le jeu des acteurs.
37
Le miroir ou le regard sur soi
Le regard que nous jetons dans notre miroir nous permet de prendre conscience de notre situation dans le
monde, mais en partie seulement.
Nous voyons en effet, et nous nous voyons.
Nous
sommes sujet regardant et objet regardé.
Nous saisissons
en un clin d'œil notre dualité de «pour-soi» et de « pourautrui » (voir ci-dessus, p.
32).
En ce sens, le regard sur soi
offre l'avantage de comprendre la spécificité de notre
condition humaine.
Mais c'est un avantage précaire et limité.
Le miroir peut en effet rassurer, du moins dans un prem ier temps.
C'est ce qu'a toujours éprouvé Estelle.
« Mon image, dans les glaces, dit-elle, était apprivoisée.
Je la connaissais si bien» (p.
48).
Le miroir lui fournissait
la preuve (en apparence) objective de son existence.
Elle
se voyait.
Elle était à la fois celle qui regardait et qui était
regardée.
On se souvient que, dans le système philosophique de Sartre, l'individu, pour avoir une idée objective de
soi, est obligé d'avoir recours à autrui 1.
Le miroir remplit donc
la même fonction que le« pour-autrui».
Il permet d'être vu.
Mais le miroir n'est en réalité qu'un pseudo« pour-autrui».
Le «pour-autrui» véritable possède une volonté, un désir,
un jugement qui sont indépendants de moi et autonomes.
Les autres me regardent et je ne suis jamais complètement maître du regard qu'ils portent sur moi.
Tel n'est pas
le cas du miroir : il me renvoie l'image que je souhaite.
Je
peux la modifier à ma guise, alors....
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