LE LIBERTINAGE SOCIAL DON JUAN FACE AUX HOMMES S'il est un cœur libertin face aux femmes, Don Juan est aussi...
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LE LIBERTINAGE SOCIAL
DON JUAN FACE AUX HOMMES
S'il est un cœur libertin face aux femmes, Don Juan
est aussi bien un esprit libertin face aux hommes en
général.
Mais par son attitude, toujours équivoque, il
se pose tantôt comme l'immoraliste absolu, tantôt
comme un véritable moraliste, ce qui rend l'analyse très
délicate.
■
L'immoraliste
Voici un homme qui refuse les règles qui s'imposent
à lui dès lors qu'elles le contraignent.
Il agit contre la
morale traditionnelle et apparaît comme un immoraliste absolu, ou plutôt comme quelqu'un qui sait habilement se jouer des règles de la morale.
Le mauvais cUent
Don Juan se moque entre autres des règles économiques qui régissent la société.
Or ce manquement,
comme on le verra bientôt, est déjà une entorse aux
règles de la morale.
Dans cette scène IV, 3, l'une des plus drôles de toute
la comédie, Don Juan est manifestement un bien mauvais payeur.
Ce qui fait rire ici a déjà été analysé à
l'occasion de l'étude générique concernant les procédés
farcesques dans la pièce.
Toutefois, il reste à examiner
encore les principes et les procédés de ce client.
Dès
la scène qui précède, Don Juan explique en somme
comment il va agir face à M.
Dimanche :
« faites-le entrer.
C'est une fort mauvaise politique que
de se faire celer aux créanciers.
Il est bon de les payer
de quelque chose, et j'ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.
»
Puisqu' « il est bon de les payer de quelque chose »
quand il s'agit des créanciers, il convient d'observer en
quelles espèces paradoxales Don Juan compte régler
ses dettes.
D'emblée, Don Juan prend la parole, et en use avec
M.
Dimanche comme s'il était de ses intimes, le
« meilleur de mes amis », affirme-t-il.
Il se prétend
scandalisé de ce qu'on ait fait attendre M.
Dimanche.
Le siège qu'apportent les laquais n'est point assez bon,
et il faut au lieu de ce pliant un fauteuil qui soit digne
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de la qualité de M.
Dimanche (il faut savoir que l'on
était fort regardant sur ces règles protocolaires au
XVII" siècle).
Mieux, M.
Dimanche .doit être traité
comme un égal.
L'on s'enquiert de sa santé, de celle de
madame Dimanche, de sa fille Claudine et du petit
Colin, voire du chien Brusquet, qui gronde toujours
aussi fort.
M.
Dimanche veut-il souper avec Don Juan?
Non, alors qu'on le raccompagne, qu'on l'escorte
même, avec un flambeau; Don Juan restera toujours
son serviteur...
Et voilà comme en peu de temps il est
possible d'échapper à ses créanciers.
Voilà en somme une belle leçon, dont chacun devra
se souvenir, si d'aventure quelque fàcheux créancier se
présente à son domicile ...
La technique de Don Juan
est remarquable.
Il prend toujours la parole, sans laisser la moindre chance à son interlocuteur.
Mais cela ne
suffit pas.
Don Juan réussit en outre à donner l'impression la plus favorable à M.
Dimanche : il l'accable
de civilités, le traite d'égal à égal, et M.
Dimanche
n'ose pas se fa.cher dans la mesure où il se sent flatté.
Telle est donc la méthode.
Don Juan révèle encore, ce faisant, un trait fréquent
chez la noblesse de l'époque de Molière : l'endettement.
C'est un phénomène chronique, car les courtisans, attirés par la pompe de Versailles et désireux
d'affirmer la gloire de leur maison, se sentent obligés
de dépenser des sommes folles, qu'ils ne peuvent pas
toujours assumer.
Dans une société de cour où l'essentiel réside dans l'éclat du paraître, les vertus traditionnelles ont vu leur valeur symbolique décroître peu à
peu.
La nouvelle noblesse courtisane a donc dû investir à grands frais dans des dépenses de prestige qui
seules lui permettaient de conserver encore son image
sociale.
En effet, toute son utilité politique lui avait été
confisquée par le pouvoir monarchique centralisé, et la
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noblesse vivait souvent au-dessus de ses moyens, au
grand dommage des marchands et des créanciers.
La solution que propose ici Don Juan, manifestement dans la même situation que tous ces nobles de
l'époque, est fort originale.
Elle consiste, « puisqu'il est
bon de les payer de quelque chose », de payer de mots,
littéralement, ses créanciers.
La transaction est fort
habile.
M.
Dimanche, roturier, homme du tiers état, lui
a avancé quelque argent ou quelque marchandise,
c'est-à-dire un capital économique, en nature ou en
espèces.
C'est pourquoi le hêros se propose de payer
M.
Dimanche en mots et en civilités qui puissent effectivement, et dans une certaine mesure, le satisfaire.
C'est dire que Don Juan prétend rendre ce capital
économique sous forme symbolique.
Le capital symbolique consiste précisément en ces flatteuses gratifications d'amitié, qui pour un roturier, de fait, ne sont pas
sans valeur.
Or, Don Juan, noble désargenté, possède
un capital symbolique positif (la valeur de sa noblesse)
et un capital économique négatif (la valeur de sa dette),
tandis que M.
Dimanche est doté d'un capital total
structuré de façon exactement inverse : il est riche
(capital économique positif), mais sans noblesse (capital symbolique négatif).
Entre les deux personnages
s'instaure donc une différence de potentiel symétrique
qui stimule l'échange commercial.
Chacun propose à
l'autre ce qui lui fait défaut sur le marché social,
quelques deniers d'une part (capital économique),
quelques égards d'autre part (capital symbolique).
Si
finalement M.
Dimanche s'en va sans plus insister, c'est
que la transaction a finalement réussi.
Jamais Don Juan
n'aurait pu utiliser la même politique avec succès face à
un noble.
Mais avec un homme du tiers état, que
ces témoignages d'estime peuvent contenter, pour
quelque temps du moins, Don Juan peut parvenir à
ses fins, et gagner sinon de l'argent, en tout cas un peu
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J
l
de temps - et le temps, comme chacun sait, c'est de
l'argent.
C'est sans doute une habitude de Don Juan que de
payer en honneurs les services qu'on lui rend, car il en
use à peu près de même avec Sganarelle.
L'argent
qu'on lui doit encore est sans doute l'une des raisons
qui retiennent ce valet au service de son maître.
Tant et
si bien que lorsque Don Juan disparaît dans les flammes
de l'enfer, Sganarelle se retrouve tout désolé : au lieu
du petit pactole qu'il escomptait lorsqu'il serait enfin
payé, il en demeure pour ses frais.
Il faut dire aussi, au
moins à titre d'hypothèse, que Don Juan ne jouit sans
doute pas encore d'une indépendance financière totale.
S'il enrage de voir « des pères qui vivent autant que
leurs fils » au début de la scène IV, 5, c'est sans doute
qu'il attend de la mort du sien quelque héritage substantiel.
Ainsi, Don Louis peut faire pression sur lui en
effet, et le menacer comme il le fait à la scène précédente.
À supposer que le père vienne à lui couper les
vivres, il serait bien difficile pour Don Juan d'avoir toujours ces beaux habits et ce train ordinaire qui ne
comptent pas peu dans le jeu de la séduction ...
Le mauvais fils
La question du mauvais payeur nous amène justement à parler de l'attitude de Don Juan par rapport à
son père.
Avec M.
Dimanche, ce sont les règles économiques qui sont bafouées; avec Don Louis, qui suit de
peu le créancier dans l'appartement de Don Juan, ce
sont les règles morales qui sont mises en péril.
Évidemment, Don Juan ne dit pas grand chose en cette
scène IV, 4 ; mais justement, moins il en dit, et plus on
peut mesurer l'infamie de ce fils indigne.
Il est important d'étudier ensemble ces deux scènes
IV,3 et IV, 4.
Non seulement elles se suivent, mais il
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faut aussi remarquer un certain nombre de similitudes
entre elles.
Dans les deux cas, il s'agit pour Don Juan
d'un fâcheux, qui vient l'importuner, et retarder qui
plus est le repas qu'il attend depuis le début de
l'acte IV.
Dans les deux cas, on vient le rappeler à la loi,
économique ou chevaleresque.
Il tente chaque fois de
faire asseoir son interlocuteur.
Évidemment, le rapport
de force n'est pas le même.
Supérieur en hiérarchie
sociale à son marchand, füt-il son débiteur, Don Juan
peut facilement le manipuler et diriger la conversation;
face à son père, il doit, au contraire, garder le silence,
et accepter le sermon qu'on lui tient.
Mais, dans les deux cas, la problématique commune
est la question de la dette, qui est au centre de toute la
pièce.
Déjà, dans les mentalités de cette époque, l'attitude de Don Juan face à M.
Dimanche n'est pas seulement contraire au bon fonctionnement économique de
la société, elle offusque la morale même, puisqu'au lieu
de rendre à César ce qui est à César, ce noble continue
à faire des dépenses somptuaires, pour faire triompher
en outre des valeurs immorales.
Payer ses créanciers,
avant même d'être une règle économique, est d'abord
une règle de morale, car la morale a pour principe de
réguler l'équité des rapports entre les individus, les rapports économiques et tous les autres.
Or, Don Juan est en général un mauvais payeur.
Il
ne rembourse pas tout ce qu'il doit, ou alors, il le paie
en monnaie de singe.
Il paye M.
Dimanche de mots, et
face à son père, à qui il doit la vie et le respect, il ne
rend aucun témoignage de gratitude.
Il néglige tout ce
qu'il se doit en tant que noble.
Il jouit des avantages de
sa condition sans pour autant s'astreindre aux devoirs
qui lui incombent, au premier chef desquels la dignité
bien sûr trouve sa place :
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« Aussi nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres
qu'autant que nous nous efforçons de leur ressembler;
et cet éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous,
nous impose un engagement de leur faire le même
honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne
point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être
estimés leurs véritables descendants.
»
L'argumentation de Don Louis fait bien voir l'importance capitale de cette notion de dette.
La vertu
pour un noble est ce qu'il doit, aux autres autant qu'à
soi, pour justifier les....
»
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