Le mélange des genres L�INGÉNU ET LE CONTE PHILOSOPHIQUE 1 Le conte avant Voltaire Le terme de « conte »...
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«
Le mélange des genres
L�INGÉNU ET LE CONTE PHILOSOPHIQUE
1 Le conte avant Voltaire
Le terme de « conte » recouvre diverses réalités qu'il importe de
préciser afin de voir ce que Voltaire emprunte à chacune d'elles
pour créer ce genre qui lui est propre : le conte philosophique.
Le conte populaire merveilleux
Il nous est parvenu à travers la tradition orale grâce aux folkloristes
et aux premiers d'entre eux, les frères Grimm.
Son univers se carac
térise par une invraisemblance voulue, résolument détachée du réel
comme le souligne la formule introductrice : « Il était une fois ».
li
comporte des personnages merveilleux stéréotypés Oes fées, les
sorcières•••), des événements toujours identiques d'un conte à
l'autre Oa quête d'un objet merveilleux, le mariage du héros avec une
princesse).
Les personnages sont par conséquent relativement
inconsistants.
Une fois la convention acceptée, le conte se déroule
selon une logique puissante, soutenu par des effets stylistiques
comme la répétition ternaire de termes ou d'événements analogues.
Le conte merveilleux littéraire
Ce type de conte apparaît dans les dix dernières années du
XVII" siècle.
Son auteur le plus connu est bien sûr Perrault, mais il
en existe beaucoup d'autres, notamment des femmes comme
Mm• d'Aulnoy.
Le conte de fées littéraire se caractérise par un
déploiement d'imagination, de luxe, de raffinement qui contraste
avec la triste réalité économique et politique de cette fin de siècle.
Le conte oriental
La fin du xvn• et le début du XVJn• siècles éprouvent un engouement durable pour l'Orient, connu par différentes sources : des
récits de voyages, des fictions et surtout la traduction des Contes
des Mille et Une Nuits par Galland (de 1704 à 1717), qui furent lar-
gement imités.
Le conte licencieux
Le XVIII• siècle s'intéresse à la primauté des sens sur la raison et
la morale.
La sensualité s'exprime dans des contes en vers à la
manière de La Fontaine ou dans des contes d'alcôve parfois parés
de couleur orientale.
1Voltaire, créateur du conte philosophique?
Bien que la biographie de Voltaire montre qu'il s'essaie tardivement au conte, qu'il hésite entre diverses appellations comme
conte ou roman et qu'il garde une préférence pour le théâtre, il
semble le créateur de ce nouveau genre.
Qu'est-ce qu'un conte philosophique?
Comme son nom l'indique, le conte philosophique entend réfléchir à une question philosophique au travers d'une fiction.
Le
double titre des contes le montre : Candide ou l'optimisme, Zadig
ou la destinée, Micromégas, histoire philosophique.
Le héros tra-
verse diverses aventures dont le lecteur goûte la saveur romanesque, mais tire également les conclusions philosophiques.
Parallèlement, le conte philosophique, pour éviter l'abstraction,
enracine sa réflexion dans le monde contemporain qu'il critique.
Les visées sont doubles : philosophiques et satiriques.
Ainsi, L'ingénu réfléchit au problème du Bien .et du Mal dans le monde
(➔ PROBLÉMATIQUE
8, p.
89), reprend le débat entre nature et cultu-
re à propos du bon sauvage(➔ PROBLÉMATIQUE 3, p.
42), et critique
les institutions religieuses, politiques et sociales de la France de
Louis XIV (➔ PROBLÉMATIQUE 2, p.
28).
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PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
~-----------------------------~")
Les caractéristiques du conte philosophique dans l.!/ngénu
La présence du réel: si Candide reprend des caractéristiques du
conte merveilleux comme l'inconsistance des personnages, la succession d'aventures, la quête d'une vérité à défaut d'un objet
magique et la résurrection des comparses au dénouement, il n'en
est pas de même dans L:lngénu.
Ge conte refuse l'invraisemblance
revendiquée par le conte merveilleux et s'enracine au contraire
dans le réel par un système de références.
La localisation géographique est précise Oa basse Bretagne, Versailles et Paris, cf.
carte
p.
22), comme le sont les dates, les événements, les personnages
historiques implicitement nommés ou à peine dissimulés sous des
noms d'emprunt
(➔ PROBLÉMATIQUE
2, p.
39).
Ces différences montrent que L:lngénu est un conte satirique
qui puise sa force dénonciatrice dans le réel.
A la différence de
Candide, le héros n'est pas plongé dans une suite ininterrompue
d'aventures puisqu'il est emprisonné à l'exacte moitié du récit et
que
M'• de Saint-Yves prend la première place dans l'action dra-
matique.
De même, les personnages ne sont pas stylisés, mais
susceptibles d'évolution.
L'attitude de Voltaire change d'ailleurs à
leur égard : l'ironie du début se teinte progressivement de sympathie et d'émotion.
Ces divergences par rapport au conte merveilleux et à Candide soulignent le caractère hybride de t.:lngénu.
La vulgarisation philosophique : Voltaire, conformément à son
habitude, présente les différents systèmes philosophiques, puis
les critique et les renvoie dos à dos.
Au
xvm• siècle, se développent les salons où l'art de la conver-
sation est porté au comble du raffinement.
Les personnages de
t.:lngénu subissent cette influence.
Le roman s'ouvre et se clôt par
deux soupers philosophiques au cours desquels les participants
font assaut de sagesse (chap.
1 et XIX).
Les sujets abordés sont
remarquables de diversité et reflètent les centres d'intérêt de
l'époque: on parle des protestants 1 , de la multiplicité des langues
1.
Voir lexique, p.
122.
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 63
r - - - - - - - - - - - - - - - - ------- -
et de leur mérite comparé, des mœurs huronnes, de religion, de
conversion (chap.
I); du jansénisme\ du molinisme 2, des trahisons des hommes, du ministre de la Guerre idéal ••• (chap.
XIX).
Le
livre retrace ces « conversations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire
qu'un bruit importun » (chap.
XIX).
La localisation de ce motif
romanesque aux deux extrémités du roman permet de constater
l'évolution intellectuelle du héros : « Gordon racontait, l'autre [l'ingénu] jugeait » (chap.
XIX).
Quand les événements n'autorisent pas l'artifice romanesque
du souper, la présentation se fait à travers les lectures : à la Bastille, l'ingénu lit les principaux philosophes.
Il les critique et
demande l'avis de Gordon.
Quand on aborde l'épineux problème
du Mal, une longue énumération des différents systèmes philosophiques permet à Voltaire de souligner l'impuissance de Gordon et
la séculaire vanité de la métaphysique : les systèmes métaphysiques
«
couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde sans
jamais se rencontrer» (chap.
X).
Dans une perspective de vulgarisp.tion philosophique, Voltaire
utilise dans /.:Ingénu des sentences pour donner son avis sur différentes questions.
Ce sont des formules affirmatives, brèves,
comparables à des maximes car elles énoncent une sagesse,
mais qui s'insèrent dans le flux narratif.
Ces sentences concernent
la nature humaine : « La raison fait toujours rentrer les hommes en
eux-mêmes pour quelques moments » (chap.
1), « On [ ••..] adoucit
[l'ingénu] par des paroles flatteuses; on lui donna des espérances : ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent» (chap.
VI).
D'autres sentences se rapportent
aux femmes : « Il faut convenir que Dieu n'a créé les femmes que
pour apprivoiser les hommes» (chap.
XIII); d'autres encore, à la
lecture : « La lecture agrandit l'âme » (chap.
XI).
Voltaire consacre
1.
Voir lexique, p.
121.
2.
Voir lexique, p.
121.
64 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
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plusieurs formules aux relations humaines : à l'amitié, « cet intérêt
que prennent deux malheureux l'un à l'autre » (chap.
X}, à la tris
tesse « intéressante qui fournit des conversations attachantes et
utiles » (chap.
XIX}, au dialogue, « cette liberté de table, regardée
en France comme la plus précieuse liberté qu'on puisse goûter sur
la terre » (chap.
XIX).
L�/NGÉNU ET LE GENRE ROMANESQUE
1 Du conte au roman
Les dix premiers chapitres de L.:lngénu sont conformes à la
verve voltairienne des contes.
Un voyageur est confronté à une
société différente dont il fait éclater les ridicules.
On renoue avec
les procédés satiriques habituels : gauloiseries, caricatures, ironie,
parodies et comique, ton allègre, suite rapide d'événements.
À partir du chapitre X, le héros enfermé à la Bastille devient par
tiellement passif, il n'exerce aucune action sur sa destinée, mais
se cultive.
M"• de Saint-Yves devient alors l'héroïne, ce qui modi
fie radicalement le ton du récit.
Le changement de héros et de ton à partir de la deuxième moi
tié du livre va de pair avec un éventail renouvelé des procédés sty
listiques.
La caricature s'efface au profit d'un plus grand réalisme psy
chologique.
La peinture psychologique du désarroi de M11• de Saint
Yves, ses hésitations, ses contradictions sont évoquées avec une
grande finesse de touche : « Il est difficile de peindre ce qui se
passait dans son cœur pendant ce voyage.
Qu'on imagine une
âme vertueuse et noble, humiliée de son opprobre, enivrée de ten
dresse, déchirée des remords d'avoir trahi son amant, pénétrée du
plaisir de délivrer ce qu'elle adore!» (chap.
XVIIQ.
Parallèlement,
l'ironie de Voltaire fait place à la sympathie, voire à l'émotion, lors
des mésaventures et de la mort de l'héroïne.
Le comique cède
devant le pathétique comme le montre l'atmosphère générale
d'attendrissement à la fin :
«
Au milieu de tant de larmes et de
craintes, pendant que le danger de cette fille si chère remplissait
tous les cœurs, que tout était consterné, on annonce un courrier
de la Cour » (chap.
XX).
Les allusions gauloises disparaissent au
profit du sensible, même si la situation de Mil• de Saint-Yves
demeure scabreuse au regard de la morale du siècle comme le
montre l'épisode de l'aveu :
«
Ces paroles tendres et terribles ne
pouvaient être comprises; mais elles portaient dans tous les
cœurs l'effroi et l'attendrissement; elle eut le courage de s'expliquer» (chap.
XX).
Cette progression est constante à partir du chapitre X et ce jusqu'au dénouement qui atteint une tension maximale.
Seul l'ultime
paragraphe, qui passe en revue les différents personnages et les
bénéfices matériels et moraux retirés des aventures, renoue avec
la verve satirique du début.
On ne peut cependant en conclure que
le ton sensible adopté par Voltaire soit parodique.
Force est de
constater la diversité et la richesse de tons de t.:lngénu.
Cette dualité stylistique était déjà perçue à l'époque comme en
témoigne ce jugement critique d'un contemporain : « La première
partie est charmante, la seconde a paru un peu sérieuse à beaucoup de monde et à moi un peu languissante en certains endroits.
»
1Un roman de formation
On appelle roman de formation, d'éducation ou d'apprentissage, un récit qui retrace, à travers différentes aventures ou expériences, l'évolution d'un héros et son accession à la maturité et
à la sagesse.
Candide apparaît comme un roman d'initiation philosophique.
t.:lngénu reprend à son compte les principaux éléments du roman de formation.
Son héros, venu du Nouveau
Monde, est à peu près vierge de toute culture et de tout préjugé.
Les personnages qui gravitent autour de lui sont autant de pédagogues en puissance qui lui dispensent des connaissances.
Son
oncle assure son éducation religieuse.
Mil• de Saint-Yves lui
apprend l'amour, les bienséances et la valeur du sacrifice.
Enfin,
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PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
Gordon fait de lui un honnête homme.
Les événements sont également formateurs, que ce soit la rencontre avec le pasteur protestant de Saumur, les contacts à la Cour, l'arrestation et finalement l'aveu de M11 • de Saint-Yves.
1Un roman sensible
Le roman sensible est venu d'Angleterre avec Richardson, l'auteur à succès de Pamela et Clarisse Harlowe.
Ce type de roman
dépeint des héroïnes vertueuses et malheureuses.
Les événements extérieurs et une fatalité psychologique intérieure entretiennent une atmosphère pathétique, propre à émouvoir le lecteur.
Les
sujets sont principalement l'amour, la passion, la vertu outragée
(c'est le motif des
propos de
«
infortunes de la vertu
»
que Voltaire utilise à
M'• de Saint-Yves).
Cette mode explique en partie le
succès rencontré par La Nouvelle Héloïse de Rousseau, en 1761.
Voltaire, bien qu'opposé à ces excès de sentimentalisme, est
influencé dans L.:lngénu par le courant sensible qui se répand dans
les différents domaines artistiques entre 1759 et 1765.
Le choix des personnages
Voltaire reprend la galerie des personnages déjà présents dans
Candide : un jeune héros amoureux, une jeune fille, un noble vieillard.
Il y ajoute quelques caractères annonçant le mélodrame du
XIX" siècle, ce genre....
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