Le phare d'Alexandrie Au xxe siècle, pour la première fois, la critique littéraire s'est voulue l'égale des œuvres qu'elle analyse....
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«
Le phare d'Alexandrie
Au xxe siècle, pour la première fois, la critique littéraire s'est
voulue l'égale des œuvres qu'elle analyse.
De nombreux criti
ques de notre temps sont aussi d'excellents écrivains, de
Charles Du Bos à Roland Barthes, de Jacques Rivière à Maurice
Blanchot.
Mais ce n'est pas à cause de la qualité de son style
que la critique, depuis Barthes, entend être à la fois lecture et
écriture: c'est parce que le -statut de l'œuvre d'art a changé.
Au
moment où elle éclate, perd son caractère sacré, l'unité de sa
signification, elle a besoin d'exégètes qui nous transmettent
sens et forme: l'interprétation fait partie du texte.
La pensée
moderne s'est efforcée de rejeter, pour un temps, l'idée de
Dieu, l'idée d'homme: il n'y a plus, pour Barthes-et certains de
ses amis, d'auteur, mais des textes - qui appartiennent à la cri
tique plus qu'à !'écrivain.
Cette prodigieuse évolution, qui com
mence à la -raisonnable histoire littéraire, science historique
que Gustave Lanson propose d'appliquer à la littérature, au
début du xxe siècle, nous voudrions la décrire.
Non pas livre à
livre, dans une fastidieuse chronologie ou un palmarès inutile,
mais en retenant les théories et -la méthode qui ont été les plus
importantes, et le restent.
C'est ce qui est encore présent de ce
passé critique que nous conservons, de sorte que les méthodes
ainsi résumées, les ouvrages analysés puissent servir, dans le
futur, à mieux lire les œuvres.
Il a fallu faire un choix difficile,
douloureux, subjectif - mais les sciences exactes elles-mêmes
n'éliminent pas le coefficient personnel de l'observateur.
Telle
absence s'explique par une présence qui l'équilibre: l'échantil
lon suggère la totalité; la totalité parle à travers quelques
auteurs.
Mais de quelle critique s'agit-il? Albert Thibaudet, dans sa
remarquable Physiologie de la critique (La Nouvelle Revue Cri
tique, 1930.; voir aussi Réflexions sur la critique, Gallimard,
1939), en distinguait trois: la critique parlée, la critique professionnelle, la critique des artistes.
Par la première, il entendait
la conversation, les correspondances, les journaux intimes; il y
joignait ainsi Montaigne, Mme de Sévigné; et il y ajoutait le
journal: « Ce n'est plus dans les salons qu'on parle du livre du
jour, c'est dans le journal, qui est lui-même, exactement, le livre
du jour, le livre de vingt-quatre ou de douze heures.» La critique «professionnelle» était, pour lUI, la critique des « professeurs», qui réussissent mal dans le journalisme, parce que
celui-ci est un métier « qu'il n'est pas donné à tous les critiques
de savoir pratiquer».
I:.a critique des artistes recouvre, finalement, toute l'histoire
de la littérature.
Au xxc siècle particulièrement-,.
où l'art et le
langage se prennent eux-mêmes comme objets, et vivent de leur
conscience autant que de leur inconscient, il n'est peut-être pas
un auteur qui n'ait, aussi, fait de la critique, de Proust à Butor,
de Valéry à Bonnefoy, de Malraux à D.H.
Lawrence ou Faulkner.
Cependant, cette troisième critique exprime d'abord les
théories propres à l'auteur; son esthétique, son art poétique,
projetés ensuite sur les autres.
D'autre part, l'artiste qui publie,
non pas chaque.semaine, mais rarement, un article critique, un
essai, révèle,.et c'est fort utile, un de ses pairs inconnus, ou un
de ses disciples, comme Malraux l'a fait pour Faulkner et D.H.
Lawrence en France.
L'auteur de La Condition humaine le dit
lui-même dans sa préface au Sang noir de Louis Guilloux : « Je
ne crois pas à la critique des écrivains.
Ils n'ont lieu de parler
que de peu de livres; s'ils le font,, c'est.donc par amour ou par
haine.
Quelquefois, pour défendre leurs valeurs [ ...] Un critique
professionnel s'engage parce qu'il parle de beaucoup
d'ouvrages, et qu'il est contraint par là à une hiérarchie.» En
somme, !'écrivain parle de sa famille, et comme il parlerait de
lui-même: Baudelaire, Genet, Flaubert sont les frères de Sartre,
non du savant qui leur consacre une thèse, ni du journaliste, un
feuilleton.
Enfin, la critique des artistes est une œuvre- d'art, la
reconstitution d'un style par un autre style, la métamorphose
d'un langage en un autre langage.
Alors, dans ses meilleurs
moments, les.
écrivains nous font approcher leurs confrères de
manière non plus intellectuelle mais sensible; c'est Julien
Gracq dans son André Breton.
dans Préférences, dans En lisant
en écrivant; c'est Maurice Blanchot, lui aussi auteur de récits
poétiques, et qui, malgré les apparences, n'est pas un critique
comme les autres: il a fait jaillir de ses auteurs préférés, Kafka,
Mallarmé, une lumière noire qu'il projette sur le reste de la lit10
térature, surface polie et réfléchissante, marbre noir lui aussi,
image insuffisante de la négativité pure, de la mort ressassée.
La critique, telle que Blanchot la définit en tête de Lautréamont et Sade (1963), a un sens kantien; elle est « liée à la
recherche de la possibilité de l'expérience littéraire, mais cette
recherche n'est pas une recherche seulement théorique, elle est
le sens par lequel l'expérience littéraire se constitue, et se
constitue en éprouvant, en contestant, par la création, sa possibilité».
La critique appartient à l'œuvre, qu'elle prolonge:
celle-ci ne coïncide pas avec elle-même, est « possible-impossibl'e »; il y a en elle une« affirmation déchirée», une« inquiétude
infinie», un« conflit».
La critique manifeste au-dehors ce qui se
passe à l'intérieur de l'œuvre, c'est-à-dire, selon Blanchot, un
espace vide mais vivant.
Elle constitue autour de la littérature
«un vide de bonne qualité», un «espace de résonance», et permet, un instant, à la « réalité non parlante, indéfinie, de
l'œuvre », de parler:« Et, ainsi du fait que modestement et obstinément elle prétend n'être rien, la voici qui se donne, ne se
distinguant pas d'elle, pour la parole créatrice dont elle serait
comme l'actualisation nécessaire ou, pour parler métaphoriquement, l'épiphanie.» Cette conception de la critique est liée à
une théorie de la littérature comme négativité, comme impossibilité.
Beaucoup plus proche de la philosophie, ou de la littérature même, que de la critique, entre Heidegger et Mallarmé, la
pensée fascinante de Maurice Blanchot,« écriture du désastre»,
aboutit à vider la littérature, et la critique, de tout contenu.
C'est pourquoi elle est à l'origine de la pensée contemporaine bien que, curieusement, les tenants américains de la « déconstruction » se réfèrent à Derrida, non à Blanchot - dans ce
qu'elle a de meilleur, et de pire: le ·refus des valeurs, du monde,
de Dieu, du sujet 1 •
Retracer l'histoire de la critique des écrivains, c'est donc
écrire l'histoire de la littérature sous un angle nouveau, particulier, et ce sera un autre livre.
A l'expression de la « critique parlée», nous préférons celle de
la critique des journalistes, de presse, de radio, de télévision.
Ceux-ci, comme le notàit déjà Thibaudet, ont le dur devoir de
parler de centaines de livres, non, ou rarement, du passé, mais
du présent, et dont ils savent bien qu'une grande partie est
1.
Sur Blanchot, voir G.
Poulet, La Conscience critique, p.
219-232, et, dans un
sens différent, T.
Todorov, Cririque de la cririque, p.
66-74, qui critique« l'idéologie nihiliste et relativiste» de Blancliot.
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condamnée à disparaître.
D'où plusieurs caractensti.ques: il
faut écrire vite, proposer un choix qui est un pari, aider à comprendre quelques grands traits du livre dont on parle, en
renonçant, à regret peut-être, à une analyse approfondie, parfois même à une lecture totale.
Il est dur de penser que tel article, telle émission préparés avec soin, objets de recherches, de
démarches, de négociations disparaîtront avec les livres dont
ils ont parlé - sauf lorsque le critique, ce que faisaient jadis
Jaloux, Henriot, Kemp, recueille ses articles en volume: nous
en avons des exemples; ils deviennent rares: ou les éditeurs
sont plus réticents, ou le public plus léger, ou le journaliste
moins ambitieux.
En informant, cette critique entretient la vie
littéraire: il faut des centaines d'écrivains pour faire un grand
artiste; mais tous ces auteurs ne peuvent vivre que si l'on parle
d'eux; on peut se croire méconnu, non inconnu.
On peut éditer
de nombreux livres, mais on doit en vendre quelques-uns.
La presse littéraire - New York Review of Books, Times Literary Supplement, Quinzaine littéraire, Magazine littéraire, Lire
- existe dans tous les grands pays, ne serait-ce que sous la
forme de supplément d'un quotidien, de pages hebdomadaires:
les journaux économiques et fina!)ciers eux-mêmes ont souvent_
une rub_rique littéraire.
La radio et la télévision consacrent aux
livres des émissions dont l'influence, pour la seconde surtout,
est parfois considérable.
On ne nous a pas attendu pour décrire
ce système: la Monographie de la presse parisienne de Balzac
(« il existe dans tout critique un auteur impuissant»; le critique
universitaire, « réfugié sur les hauteurs du Quartier latin, dans
les profondeurs d'une bibliothèque,.
ce vieillard a tant vu de
choses, qu'il ne se soucie plus de regarder le temps présent» ; le
«négateur», le« farceur», le« Thuriféraire», remarques o_u catégories toujours valables), les Mœurs des diurnales de LoysonBridet (pseudonyme de Marcel Schwob), les Chiens à fouetter
de François Nourissier (Julliard, 1956), les Critiques littéraires
de Bernard Pivot (Flammarion, 1968), le Tableau de la vie littéraire en France d'avant-guerre à nos jours de Jacques Brenner
(Luneau Ascot, 1982), Les lntellocrates d'Hervé....
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