Le problème du mal dans Candide Abordons le problème essentiel souligné très clairement par le sous-titre : Candide ou /'Optimisme....
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Le
problème du
mal dans
Candide
Abordons le problème essentiel souligné très clairement
par le sous-titre : Candide ou /'Optimisme.
Il ne faut évidem
ment pas interpréter le terme d'« optimisme» au sens
courant actuel (« tournure d'esprit qui dispose à prendre les
choses du bon côté, en négligeant leurs aspects fâcheux»,
dit le Petit Robert).
Le mot, dans le conte, a une résonance
philosophique très précise : il se réfère à la doctrine optimiste
de Leibniz ,(1646-1716), fort en vogue à l'époque, selon
laquelle notre monde est « le meilleur des mondes possibles».
L'OPTIMISME LEIBNIZIEN
Leibniz, philosophe et mathématicien, développe ses idées
philosophiques dans de nombreux ouvrages.
Dans la Théo
dicée (parue en 1710 et traduite en français en 1747), il
aborde plus particulièrement le problème de la compatibilité
du mal avec l'existence de Dieu.
Voici la démonstration qu'il établit :
Si Dieu existe, il est parfait, et il est seul parfait.
Par
conséquent, tout ce qui n'est pas lui est nécessairement
imparfait - sinon Dieu ne serait pas Dieu; il y aurait
contradiction.
Mais, d'autre part, si Dieu est parfait, il est, par la même
nécessité:
- tout-puissant; il peut tout ce qu'il veut,
- toute bonté et toute justice ; il ne veut que le bien,
- toute sagesse ; il sait exactement et harmonieusement
adapter les moyens aux fins.
Il en résulte que, si Dieu existe, il a nécessairement pu,
voulu et su créer le moins imparfait de tous les mondes
imparfaits théoriquement concevables, le mieux adapté aux
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fins suprêmes - le meilleur des mondes possibles.
D'où le
nom de la théorie, qui vient du latin optimum et du suffixe
-isme: « la doctrine du meilleur».
On comprend, dès lors, pourquoi Pangloss affirme dès sa
première tirade (chap.
1) : « Par conséquent, ceux qui ont
avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire
que tout est au mieux.
»
La formule « Tout est bien » est une sottise, en effet,
même s'il arrivait à des leibniziens, à Pope par exemple, et
à Pangloss lui-même de l'employer dans la conversation.
Le
mal existe, Leibniz ne le nie pas.
Il affirme seulement, si l'on
peut dire, que tous les maux de la création et des créatures
ne pouvaient pas être moindres, et qu'en réalité ils ne sont
tels que pour ceux qui les soufflent.
Ils trouveraient leur
explication et leur justification si nous étions capables de voir
l'ensemble.
Dans l'harmonie de l'immense tableau composé
par le grand peintre de l'univers, « les ombres rehaussent
les couleurs», selon Leibniz.« Ainsi les difformités apparentes
de nos petits mondes se réunissent en beautés dans le
grand (...
).
Les défauts apparents du monde entier, ces taches
d'un soleil dont le nôtre n'est qu'un rayon, relèvent sa beauté
bien loin de la diminuer1 • »
Les phénomènes les plus déconcertants trouvent donc leur
justification, vus d'en haut, et sont réglés selon une ordonnance précise et harmonieuse qui échappe au commun des
mortels.
Un mal apparent peut donc cacher un bien : ce
jeune garçon qui vient de mourir serait devenu un assassin ;
cette maison a pris feu, mais elle cachait sous ses ruines
un trésor immense, etc.
VOLTAIRE,
UN OPTIMISTE REPENTI
Pourtant, Voltaire fut à une époque...
leibnizien.
Dans la
première partie de sa vie, alors que tout lui réussissait,
n'écrivait-il pas dans Le Mondain un hymne au bonheur,
enthousiasmé par les progrès du siècle des Lumières au
point de s'exclamer: « Le Paradis terrestre est où je suis » !
1.
Leibniz, Théodicée, édition de Jancourt, parue en 1747 (douze
ans avant Candide), 11, 12 et 53; 111, 149.
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Voltaire, pendant quelques années, s'est attaché à la
doctrine de Leibniz, acceptant parfois ses conséquences les
plus absurdes.
Il s'en souvient lorsqu'il écrit Candide.
Il met
dans la bouche de Pangloss, presque textuellement, certaines
des phrases qu'il a écrites lui-même ; il les modifie juste
assez pour que le grotesque et l'odieux en apparaissent en
pleine lumière : « Ce qui est mauvais par rapport à nous est
bon dans l'arrangement général », écrivait Voltaire en 1738.
Pangloss énoncera crûment, cruellement : « Les malheurs
particuliers font le bien général » (chap.
4).
Et Voltaire lui aussi, comme Pangloss à Lisbonne, a été
dénoncé par des révérends pères comme« leibnizien », c'està-dire comme « niant en fait le péché originel».
Écoutons ce
que disait le Père Castel dans le Journal de Trévoux en
février 1737 : « Un Pope en Angleterre, un Voltaire en France,
comme s'ils avaient une mission pour cela, et avec une
espèce d'enthousiasme, ne cessent de nous prêcher, en
prose et en vers, qu'il n'y a pas de mal, que la nature est
bien, que le système régnant est celui de la belle nature,
qu'elle est telle qu'elle a dû être, et qu'elle ne pouvait être
autrement.
»
Le Père Castel peut se fonder, pour écrire cela, sur bien
des textes du philosophe, mais il ne devine pas la réalité
psychologique, à la fois beaucoup plus complexe et beaucoup
plus simple ; selon ses joies et ses peines, selon sa maladie,
ses humeurs, ses succès ou ses échecs au théâtre, selon
que l'Europe connaissait la paix ou la guerre, que la philosophie
était écoutée ou persécutée, Voltaire inclinait vers l'optimisme
ou vers le pessimisme - comme presque nous tous, au gré
des vents!...
Du moins savait-il presque toujours s'en rendre
compte.
L'évolution de Candide reflète celle de son créateur
jusque dans ses brusques passages de l'espérance au
désespoir.
VOLTAIRE CONTRE
LEIBNIZ : LA CRITIQUE
DE L'OPTIMISME
La constatation que le mal est partout et que la Providence
ne vient pas au secours des hommes pousse Voltaire à
dénoncer sévèrement la philosophie Ôptimiste.
Il met donc
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en scène un philosophe ridicule, Pangloss, qui défend
obstinément les idées leibniziennes, soutenant à tout propos
que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et
refusant de remettre en cause son optimisme même devant
les pires catastrophes.
Voici à titre d'exemple ce qu'il déclare
après le tremblement de terre de Lisbonne : « Car, dit-il, tout
ceci est ce qu'il y a de mieux.
Car, s'il y a un volcan à
Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs ; {...
) Car tout est bien »
{chap.
5).
Voltaire prend plaisir à réfuter tout au long du conte la
philosophie leibnizienne en opposant constamment aux assertions optimistes de Pangloss le démenti des faits.
Le jeune
Candide, qui a été élevé selon les préceptes de Pangloss,
est ébranlé par l'accumulation des horreurs qu'il découvre
dans le monde et finit par douter de son maître à penser.
« {L'optimisme), c'est la rage de soutenir que tout est bien
quand on est mal », déclare-t-il après sa rencontre avec le
Nègre de Surinam {chap.
19).
A la fin de Candide, le lecteur
est édifié: le système de l'optimisme philosophique n',est
qu'une vue de l'esprit; il n'est pas seulement ridicule et
odieux, il est absurde.
PORTÉE DE LA CRITIQUE
VOLTAIRIENNE
Rousseau avait pris soin de rappeler à Voltaire, dans sa
fameuse lettre du 18 août 1756 en réponse au Poème sur
le désastre de Lisbonne, que la démonstration de Leibniz
était absolument contraignante quant à l'existence de Dieu":
« Ces questions se rapportent toutes à celles de l'existence
de Dieu.
Si Dieu existe, il est parfait.
s'il est parfait, il est
sage, puissant et juste; s'il est sage et puissant, etc.
Si l'on
m'accorde la première proposition, jamais on n'ébranlera les
suivantes ; si on la nie, il ne faut pas discuter sur ses
conséquences.»
On ne peut vraiment pas dire que Voltaire, en dénonçant
« l'optimisme», ignorait la portée réelle de sa critique.
Mais alors une question se pose : quelle conclusion, sur le
plan philosophique, Voltaire souhaite-t-il nous faire tirer de
Candide? Serait-ce l'athéisme ? Pangloss a beau employer
constamment les mots « il est démontré», « il est prouvé»,
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Voltaire nous fait comprendre dès le début du conte que ces
démonstrations, ces preuves, même lorsqu'elles tiennent
logiquement, ce qui est rare pour Pangloss, ne sont que des
théories et a priori (il le dit expressément, dans une de ses
phrases les plus accusatrices').
Elles n'ont aucun fondement
dans le réel.
« Si c'est ici le meilleur des mondes possibles,
que sont donc les autres?» s'étonne à Lisbonne le pauvre
Candide après une première série d'épouvantables malheurs.
Cette remarque, chaque lecteur, à la fin du chapitre 5, est
prêt à la faire sienne.
Voltaire a déjà gagné.
« Les preuves »
de Pangloss n'ont pas résisté à «l'épreuve» des faits.
Elles
se révèlent déjà, après vingt pages, pour ce qu'elles sont,
des vessies gonflées de vent qu'il ne peut plus être question
de nous faire prendre pour des lumières, même pour des
lanternes.
Sans doute.
Mais pourquoi Voltaire n'a-t-il jamais donné en
entier le raisonnement de Leibniz, et en particulier son point
de départ (si Dieu existe, il est parfait, et la création est
parfaite) ? Pense-t-il que tous les lecteurs du xvme siècle le
connaissent suffisamment? A-t-il peur que n'apparaisse trop
criante la déduction: « Puisque tout n'est pas au mieux, c'est
que le premier point de ce raisonnement est à reprendre : la
divinité toute-puissante et parfaitement bonne n'existe pas»?
Veut-il nous la faire trouver nous-mêmes en ne l'insinuant
dans notre esprit que peu à peu, pour le cas probable où
nous répugnerions à l'accepter de but en blanc? Pour
certains, la réponse semble claire.
Comme le pensait déjà au
xvme siècle Naigeon, l'ami de Diderot, ils concluent de Candide
que la doctrine secrète de son auteur était très vraisemblablement la négation complète du divin.
1.
Pangloss vient d'empêcher Candide de sauver le bon anabaptiste, « en lui prouvant que la race de Lisbonne avait été formée
exprès pour que cet anabaptiste s'y noyât ».
Voltaire enchaîne
aussitôt, imperturbable: « Tandis qu'il le prouvait a priori, le
vaisseau s'entrouvre, tout périt, à la réserve de Pangloss, de
Candide et de ce brutal matelot qui avait noyé le vertueux
anabaptiste ...
»
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LA RELIGION
DE VOLTAIRE
' hypothèse doit être écartée.
L'étude
En réalité, une telle
de l'œuvre voltairienne montre de manière sûre qu'il était
déiste1, et deux passages de Candide, l'utopie de !'Eldorado
et l'apologue du derviche, semblent préconiser une forme
particulière de religion.
Le dieu d'Eldorado (chap.
18)
Ce passage est d'autant plus intéressant qu'il peint un
pays jugé idéal.
Nous pouvons donc espérer y trouver les
conceptions personnelles de Voltaire.
Or les habitants sont
monothéistes.
Le héros demande à son hôte comment ils prient Dieu :
« Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ;
nous n'avons rien à lui demander; il nous a donné tout ce
qu'il nous faut ; nous le remercions sans cesse.
» La distinction
entre la prière qui demande et l'action de grâce, qui remercie
vise à mettre en contradiction avec eux-mêmes de nombreux
chrétiens mais auss, des théistes, qui supplient facilement la
divinité de leur accorder ses bienfaits.
Or Voltaire a toujours
soutenu que demander quelque chose à Dieu est de
l'outrecuidance, puisque c'est supposer que Dieu à la suite
d'une requête pourrait modifier si peu que ce soit ses
desseins éternels, donc que ceux-ci n'étaient pas excellents.
Autre critique des religions établies, et particulièrement du
clergé chrétien, auquel Voltaire reproche ses abus de pouvoir
et son intolérance : !'Eldorado ne connaît pas d'intermédiaires
entre Dieu et les hommes.
Lorsque Candide demande à voir
les prêtres, le vieillard répond en souriant : « (...
) nous
sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille
chantent des cantiques d'actions de grâces solennellement,
tous les matins.
» La suite du texte accentue la charge contre
le catholicisme, avec la réaction de Candide : « Quoi ! vous
n'avez point de moines qui enseignent.
qui disputent, qui
gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne
1.
Le déisme est une croyance en l'Être suprême, mais il
n'accepte pas les dogmes et les pratiques d'une religion.
Voir
en particulier l'ouvrage de René Pomeau, La Religion de Voltaire,
éd.
Nizet, 1956.
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sont pas de leur avis ? Il faudrait que nous fussions fous, dit
le vieillard ; nous sommes tous ici du même avis, et nous
n'entendons pas ce que vous....
»
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