LE SENS D'UN TITRE Umberto Ecco écrit à propos du Nom de la Rose qu'«un titre doit embrouiller les idées,...
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LE SENS D'UN TITRE
Umberto Ecco écrit à propos du Nom de la Rose qu'«un titre doit
embrouiller les idées, pas les embrigader.• En effet, il y a un écart
apparent entre le titre et le roman qu'il désigne: ce n'est qu'à la der
nière page que le titre trouve sa justification.
Même préfigurée par
d'autres chartreuses (celle de Velleja par exemple) auxquelles il est fait
allusion dans le cours du roman, il faut reconnaître que celle de Parme
n'occupe qu'une place marginale, au propre et au figuré, dans l'éco
nomie générale du roman.
Est-ce donc un mauvais titre? Quelles sont
les contradictions apparentes entre le contenu du récit et son
enseigne? Le mot de chartreuse connote la réclusion, l'intériorité·, le
religieux, l'immobilité, en un sens l'anti-romanesque puisque le
silence.
Or le roman est tout de bruit et de fureur, fait des fracas de
Waterloo et d'éclats mondains.
de cavalcades, de départs, de fron
tières, de passeport, en un mot de cape el d'épée: le monde, plus
que la retraite, semble être sa matière.
De sorte que Balzac eût pré
féré un titre comme •Fabrice ou l'italien au XIXe siècle•, ou «La Cour
de Parme•, plus expLicites et plus métonymiques du roman.
Mals, de
tels titres ne clarifieraient-ils pas le roman (en apparence) au détriment
de la fonction suggestive, quasi-poétique, de celui retenu en définitive par Stendhal? Parce qu'il est complexe (est-ce un complément de
lieu? de conséquence? de but ? de moyen?) et qu'il brouille les idées,
en entretenant l'énigme sur le signifié, et le référent, il permet un jeu
plus libre du signifiant.
Le lecteur goûte la musicalité douce de ce
demi alexandrin, fait de deux voyelles largement ouvertes [a] mises en
valeur par le contrepoint des •r• (ni rocailleux ni gutturaux ici), enrichi
de la féminité des syllabes terminales.
Un tel titre ne peut désigner que
quelque chose de très féminin, dans une ville très féminine: impression fausse, mais que la lecture ne contredit pas tout à fait.
Proust
était sensible, dans sa rêverie sur les noms, à la qualité poétique du
mot de Parme: • Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus
aller depuis que j'avais lu La Chartreuse m'apparaissant compact,
lisse, mauve et doux, si on me partait d'une maison quelconque de
Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser
que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui
n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque Je
l'imaginais seulement à l'aide .de cette syllabe lourde du nom de
Parme, où ne circule aucun air, el de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes.• En outre, la
magie poétique du titre, amplification phonétique de •Ch/arme•, n'est
pas que pur plaisir sonore : elle fait sens: l'image de la femme se
déploie bien dans le roman, grandissante, y domine enfin, mêlée à
celle de la viile: ses palais, ses prisons ne sont que perspectives derrière lesquelles un regard passionné discerne les traits admirables,
corrégiens, de Clélia Conti et de la Sanseverina.
Le titre n'est-il pas
une façon d'ouvrir le tissu romanesque au poétique, tout comme le
lac suspendra la narration au profit de la description et de la contemplation? Titre oracle (digne de Blanès) formule magique qui tient du
carmen ancien, équivalent d'un •Sésame ouvre-toi• qui ne·signifie que
pour ceux (les happy-few) qui voient, c'est-à-dire qui savent déchiffrer
les signes, il ne se comprend pas, il s'entend: il impose un autre
mode de lecture plus fine, qui engage le cœur pour la vraie Intelligence
des signes: Blanès ne se méprendra pas sur le sens véritable de la
prophétie de San Giovita.
Que le lecteur bénévole ne se méprenne pas
sur ce titre: s'il cache le livre, il en révèle l'âme.
Ce que Genette
retient du monde stendhalien, • légèreté, grâce, limpidité, volupté,
rêverie, tendresse, magie des lointains restitués par l'écriture •, tout
cela l'est déjà dès le titre.
Stendhal expliquait lui-même sa préférence
pour la désignation oblique, qui serait en soi une définttion possible .
de la littérature : • les plus belles descriptions (...) ne décrivent rien,
c'est le chant d'un matelot qui fait rêver.• Pendant près de trois cents
pages, le titre ne dit rien; il n'est que musique, petite musique stendhalienne.
Ce rapport musical du titre à l'œuvre, quitte à ce qu'il n'y ait
d'abord aucun sens, était essentiel pour Stendhal qui avoue, à propos
de Lucien Leuwen avoir pensé d'abord à •L'Orange de Malte.•
•Enfin, le 3 décembre, trois mois après avoir donné à ceci le nom
d'Orange de Malte, uniquement pour la beauté du son, pour la phonie,
dirait M.
Ballanche, je trouve un rapport entre ceci et l'orange de Malte
de Fabre d'Églantine.• En vérité, pour cette œuvre ultime, le rapport
existe à l'évidence, et le titre n'est pas que musique, libre de toute
attache avec le roman qu'il désigne.
Que peut-on y lire, dans la
mesure même où, comme le note M.
Riffaterre à propos des titres
énigmatiques •l'obscurité à laquelle on s'attend en lisant le titre est
aussi l'agent de son élucldallon•? En comparaison avec d'autres
titres de ses romans, St01dhal souligne....
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