Le siècle de la sensibilité? On réduit trop souvent les Lumières à la victoire de la raison : s'il est...
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Le siècle de la sensibilité?
On réduit trop souvent les Lumières à la victoire de la
raison : s'il est vrai que la métaphore même dont usent
les Philosophes semble consacrer le xvm• siècle comme
celui du rationalisme triomphant, on ne peut oublier
qu'il est aussi celui de I' « âme sensible».
La sensibilité
s'affirme ainsi tout au long des Lumières comme le ver
sant complémentaire de la raison.
Toutefois, il ne faut
pas voir dans cette sensibilité la simple expression
lyrique des sentiments : elle est même, chez les sensualistes, érigée en principe philosophique.
S'inspirant du
philosophe anglais Locke, Condillac affirme que nos idées
ne sont pas innées mais naissent de nos expériences sen
sibles; toutes nos connaissances proviendraient donc de
sensations.
Cette sensibilité des Lumières n'est pas
incompatible avec la raison ou la morale, et Rousseau
affirme que la vertu provient justement des sensations
et des sentiments que la nature fait naître en l'individu.
L: « âme sensible» se manifeste d'abord dans l'invention
du paysage, qui trouve sa réalisation dans le jardin, tel
que Rousseau le décrit dans La Nouvelle Héloïse.
Les
paysages exotiques de Paul et Virginie vont accentuer ce
goût pour le sensible, d'autant qu'ils sont, chez
Bernardin de Saint-Pierre, le théâtre d'un amour pur et
sentimental.
Quant au goût du siècle pour les ruines,
dont témoignent les toiles d'Hubert Robert et que
Diderot théorise dans son Salon de 1767, il prouve une
conscience aiguë de la fuite du temps, qui pousse à la
rêverie amoureuse.
Enfin, la sensibilité exacerbée de la
fin du siècle fait de la mélancolie, préfiguration du spleen
romantique, un objet littéraire que Madame Roland
théorise dans De la mélancolie.
1.
Le jardin et l'invention du paysage
Rousseau, La Nouvelle Héloïse, IV, lettre XI, 1761.
La publication, en 1761, de La Nouvelle Héloïse, roman
épistolaire de Rousseau, consacre l'importance de la sensibi
lité dans le siècle.
Un de ses moyens d'expression est le pay
sage, qui devient objet de contemplation en même temps
qu'expression d'un accord idéal de l'homme et de la nature.
Le jardin, capable de symboliser cette communion à travers
les sensations et les sentiments qu'il procure, est un lieu à la
frontière de la raison et de la sensibilité, à l'image de «l'Ély
sée», le jardin que Julie a créé dans sa propriété de Clarens.
Dans sa lettre où il relate à Milord Édouard sa découverte de
ce jardin, Saint-Preux rapporte les propos de M.
de Weimar :
celui-ci expose la théorie qui a présidé à la composition du
jardin de son épouse.
Préférant le jardin à l'anglaise à celui à
la française 1, il montre que le goût et la vertu peuvent naître
de la simple contemplation d'une nature recréée par
l'homme.
La sensibilité ne s'arrête donc pas aux sentiments,
mais s'élargit en une conception de l'homme et de l'humanité
dans son rapport au monde «sensible».
Que fera donc l'homme de goût qui vit pour vivre,
qui saitjouir de lui-même, qui cherche les plaisirs vrais
1.
Le jardin à l'anglaise est aménagé pour donner l'illusion de la
nature sauvage; le jardin à la française est un jardin d'agrément
régulier et symétrique.
et simples, et qui veut se faire une promenade à la
porte de sa maison? Il la fera si commode et si
5 agréable qu'il s'y puisse plaire à toutes les heures de la
journée, et pourtant si simple et si naturelle qu'il
semble n'avoir rien fait.
Il rassemblera l'eau, la ver
dure, l'ombre et la fraîcheur; car la nature aussi ras
semble toutes ces choses.
Il ne donnera à rien de la
10 symétrie; elle est ennemie de la nature et de la variété;
et toutes les allées d'un jardin ordinaire se ressem
blent si fort qu'on croit être toujours dans la même; il
élaguera le terrain pour s'y promener commodément,
mais les deux côtés de ses allées ne seront point tour5 jours exactement parallèles; la direction n'en sera pas
toujours en ligne droite, elle aura je ne sais quoi de
vague comme la démarche d'un homme oisif qui erre
en se promenant.
Il ne s'inquiétera point de se percer
au loin de belles perspectives : le goût des points de
20 vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plu
part des hommes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas;
ils sont toujours avides de ce qui est loin d'eux; et l'ar
tiste, qui ne sait pas les rendre assez contents de ce qui
les entoure, se donne cette ressource pour les amuser.
25 Mais l'homme dont je parle n'a pas cette inquiétude;
et, quand il est bien où il est, il ne se soucie point
d'être ailleurs.
Ici, par exemple, on n'a pas de vue hors
du lieu, et l'on est très content de n'en pas avoir.
On
penserait volontiers que tous les charmes de la nature
30 y sont renfermés, et je craindrais fort que la moindre
échappée de vue au-dehors n'ôtât beaucoup d'agré
ment à cette promenade.
Certainement tout homme
qui n'aimera pas à passer les beaux jours dans un lieu
si simple et si agréable n'a pas le goût pur ni l'âme
35 saine.
2.
L'amour sensible
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788.
Paul et Virginie s'inscrit dans le genre de la pastorale, qui
oppose au xvm• siècle les vertus champêtres à la corruption
sociale.
Premier roman exotique à part entière, Paul �t Virginie
apparaît comme une ode aux sensations, liées à la vitalité de
la nature tropicale, et à la sensibilité qui apparaît chez des
êtres qui pensent et agissent en symbiose avec la nature.
L!amour prend alors une signification particulière : rencontre
sentimentale et sensible de deux êtres, il s'enracine dans un
cadre idyllique qui nourrit la rêverie.
La découverte de
l'amour, perçu comme un «mal inconnu», devient alors un
lieu commun des Lumières sentimentales.
Un de ces étés qui désolent 1 de temps à autre les
terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses
ravages.
C'était vers la fin de décembre, lorsque le
soleil au capricorne échauffe pendant trois semaines
l'île de France 2 de ses feux verticaux.
Le vent du sudest qui y règne presque toute l'année n'y soufflait plus.
De longs tourbillons de poussière s'élevaient sur les
chemins, et restaient suspendus en l'air.
La terre se
fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée; des exha
laisons 3 chaudes sortaient du flanc des montagnes, et
la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés.
Aucun
nuage ne venait du côté de la mer.
Seulement pendant
le jour des vapeurs rousses s'élevaient de dessus ses
l.
QJ,ti désoœnt: qui ravagent, dépeuplent.
2.
L'île de France : l'île Maurice (l'été est en décembre, puis
qu'elle est située dans l'hémisphère sud).
3.
Exhal.aisons: ce qui s'exhale, se répand d'un corps ou d'un lieu.
5
10
plaines, et paraissaient au coucher du soleil comme les
flammes d'un incendie.
La nuit même n'apportait
aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée.
L'orbe 1 de la lune, tout rouge, se levait, dans un hori
zon embrumé, d'une grandeur démesurée.
Les trou
peaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu
20 vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons
de tristes mugissements.
Le Cafre 2 même qui les
conduisait se couchait sur la terre pour y trouver de la
fraîcheur; mais partout le sol était brûlant, et l'air
étouffant retentissait du bourdonnement des insectes
25 qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des
hommes et des animaux.
Dans une de ces nuits ardentes, Virginie sentit
redoubler tous les symptômes de son mal.
Elle se
levait, elle s'asseyait, elle se recouchait, et ne trouvait
so dans aucune attitude ni le sommeil ni le repos.
Elle
s'achemine, à la clarté de la lune, vers sa fontaine 3 ;
elle en aperçoit la source qui, malgré la sécheresse,
coulait encore en filets d'argent sur les flancs bruns du
rocher.
Elle se plonge dans son bassin.
D'abord la fraîss cheur ranime ses sens, et mille souvenirs agréables se
présentent à son esprit.
Elle se rappelle que' dans son
enfance sa mère et Marguerite s'amusaient à la bai
gner avec Paul dans ce même lieu 4; que Paul ensuite,
réservant ce bain pour elle seule, en avait creusé le lit,
40 couvert le fond de sable, et semé sur ses bords des
15
I.
Orbe: cercle.
2.
Cafre: noir du sud-est africain.
3.
« Le Repos de Virginie» est un site magnifique, où jaillit une
fontaine dans laquelle Vrrginie avait l'habitude de se baigner.
4.
Virginie est la fille de Madame de la Tour, Paul le fils de
Marguerite.
Les deux enfants ont été élevés ensemble, dans
l'innocence naturelle et le bonheur de la tendre amitié.
herbes aromatiques.
Elle entrevoit dans l'eau, sur ses
bras nus et sur son sein, les reflets des deux palmiers
plantés à la naissance de son frère et à la sienne, qui
entrelaçaient au-dessus de sa tête....
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