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Lecture André Malraux La Condition humaine 6' partie Enfermé avec ses camarades de combat, promis à une mort toute proche,...

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« Lecture André Malraux La Condition humaine 6' partie Enfermé avec ses camarades de combat, promis à une mort toute proche, le communiste Kyo médite sur sa vie passée et son enga­ gement politique. 10 1s 20 2s Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux: c'était précisément la position des morts.

Il s'imagina, allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des plus misérables.

Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, il avait tou­ jours pensé qu'il est beau de mourir de sa mort, d'une mort qui ressemble à sa vie.

Et mourir est passivité, mais se tuer est acte.

Dès qu'on viendrait chercher le premier des leurs, il se tuerait en pleine conscience.

Il se souvint - le cœur arrêté - des disques de phonographe.

Temps où l'espoir conservait un sens! Il ne reverrait pas May, et la seule dou­ leur à laquelle il fût vulnérable était sa douleur à elle, comme si sa propre mort eût été une faute.

«Le remords de mourir», pensa-t-il avec une ironie crispée.

Rien de sem­ blable à l'égard de son père qui lui avait toujours donné l'impression non de faiblesse, mais de force.

Depuis plus d'un an, May l'avait délivré de toute solitude, sinon de toute amertume.

La lancinante fuite dans la tendresse des corps noués pour la première fois jaillissait, hélas! dès qu'il pensait à elle, déjà séparé des vivants..

. « Il faut maintenant qu'elle m'oublie...

» Le lui écrire, il ne l'eût que meurtrie et attachée à lui davantage.

« Et c'est lui dire d'en aimer un autre.

» ô prison où s'arrête le temps -qui 30 35 40 45 50 ss 60 continue ailleurs...

Non! C'était dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses que la Révolution, quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de grâce; partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l'absurdité, dans l'humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyants prient; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s'ils eus­ sent été déjà morts...

Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la Terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d'amour viril.

Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souf­ france sacrifiée ...

Et une rumeur inentendue prolongeait jus­ qu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur: ainsi qu'Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants.

Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir recou­ vrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre.

Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir; il mourrait parmi ceux avec qui il avait voulu vivre; il mourrait, comme cha­ cun de ces hommes, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul! Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce mur­ mure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit? Il tenait maintenant le cyanure dans sa main.

Il s'était sou­ vent demandé s'il mourrait facilement.

Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait; mais, connaissant la sau­ vage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nousmêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour. André Malraux, La Condition humaine,© Éditions Gallimard. • UNE TRAGÉDIE DE L'HISTOIRE Le thème de La Condition humaine (parue en 1933) est l'insur­ rection communiste de Shanghaï, qui préluda en 1927 à la grande révolution chinoise, avant d'être écrasée dans le sang par les forces gouvernementales.

Voici la mort de l'un de ses chefs, Kyo, arrêté et gardé avec ses camarades dans un préau d'école.

Une mort horrible attend les révolutionnaires vaincus, condamnés à être brûlés vifs dans la chaudière d'une locomo­ tive dont on entend le sifflement à proximité.

Il ne s'agit plus maintenant pour Kyo que de «se tuer en pleine conscience», ce qu'il fera en avalant une pastille de cyanure, qu'il tient cachée. Le roman s'insère donc dans !'Histoire moderne, celle du XX' siècle, mais comme dans les tragédies antiques, la guerre, la Révolution plutôt est la figure d'une fatalité (le mot est dans le texte) qui conduit, inexorable, les êtres humains au malheur, à la servitude, à la torture même et en dernier ressort à la mort. Kyo et les siens incarnent à ce titre, de façon exemplaire, le tra­ gique de la...

condition humaine; et c'est à Malraux que l'on doit l'affirmation bien connue: "le roman moderne est le moyen privilégié du tragique de l'homme». • UN HÉROS TRAGIQUE Pour Malraux encore le monde de la tragédie se réduisait "à deux personnages, le héros et son sens de la vie».

Comme la vie du révolutionnaire Kyo n'a eu d'autre sens que de donner ou de rendre aux êtres opprimés, humiliés, leur dignité, et que ce combat l'a conduit à cette prison, on voit que sa mort est dans la droite ligne de sa vie.

Héros sophocléen ou cornélien, Kyo meurt de vouloir rester fidèle à une valeur, à un idéal clairement reconnu et assumé («il avait toujours pensé ...», 1.

7-8), au vrai une transcendance («il est beau de mourir de sa mort", 1.

8). Pour celui qui a été la «conscience» - mot-clé de l'héroïsme tra­ gique - de son temps, la prise de la conscience de la misère aiguë écrasant les prolétaires, il faut en outre, au moment du dernier combat avec l'ennemie de toujours, entrer les yeux ouverts dans la mort, accepter consciemment, jusqu'au bout, sa condition d'homme.

La position des morts, la méditation lucide conduisent le condamné de l'idée de mort en général à l'idée de sa propre mort: une formule lapidaire («Et mourir est passivité, mais se tuer est acte», 1.

9-10) dit, par un retour­ nement héroïque, la mort non plus subie, mais choisie, forgée comme on l'entend, c'est-à-dire la fatalité transformée en liberté, la douloureuse épreuve en preuve de grandeur.

Apo­ théose du héros dans une mort qui signe sa vie et transcende sa condition ! • L'AMBIGUÏTÉ TRAGIQUE Sous le masque moral et social, Malraux n'ignore pas ce qu'il appelle le «mystère poignant de l'être», qui livre même les héros à la solitude, aux faiblesses et aux incertitudes.

Kyo doit vivre une à une les «stations» de son «calvaire», Christ moderne; les souvenirs qui le rattachent à la vie, l'amour de May, «/a tendresse des corps», l'angoisse d'une finitude person­ nelle qu'ignore le flux continuel du monde, la peur de l'ultime agonie, sans parler du «coup de grâce» infligé à la Révolution. Au cœur de la grandeur humaine subsiste une lancinante misère.

Comme dans une tragédie, c'est à un véritable mono­ logue - intérieur - que le romancier confie le soin de suggérer les affres et les dramatiques oscillations de l'âme héroïque. •«LA CONDITION HUMAINE» Par-delà les avatars de !'Histoire, Malraux fixe du regard l'homme éternel.

Le chant de douleur,• murmure...

rumeur... chuchotement...

bourdonnement" qui accompagne en sourdine la méditation du héros est tout à la fois celui du chœur antique, celui de la fraternité révolutionnaire, et celui de la communauté humaine tout entière.

Le vocabulaire religieux, le lyrisme retrouvé de la grande tragédie (phrases amples, comparaisons poétiques, répétitions thématiques et musicales, formules sen­ tencieuses) élargissent le drame historique aux dimensions de l'interrogation qu'on pourrait dire «métaphysique•. Textes-échos L'AMOUR DANS LA TRAGÉDIE «Lorsqu 'on met sur la scène une simple intrigue d'amour entre des rois, et qu 'ils ne courent aucun péril, ni de leur vie, ni de leur État, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l'action le soit assez pour s'élever jusqu'à la tragédie.Sa dignité demande quelque grand intérêt d'État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que l'ambition ou la vangeance , et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse.

Il est à propos d'y mêler l'amour, parce qu'il a toujours beaucoup d'agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle; mais il faut qu 'il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. Cette maxime semblera nouvelle d'abord; elle est toutefois de la pratique des anciens , chez qui nous ne voyons aucune tragédie où il n'y ait qu'un intérêt d'amour à.... »

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