LES ECOLES DU MAHÂYÂNA Les deux grandes écoles, à plus d'un titre philoso phiques, du Mahâyâna, nées en Inde, sont...
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«
LES ECOLES DU MAHÂYÂNA
Les deux grandes écoles, à plus d'un titre philoso
phiques, du Mahâyâna, nées en Inde, sont celles de
Nâgârjuna (Ile siècle de notre ère) ou Ecole du Milieu
et celle du Yogachara (IVe siècle de notre ère) des
deux frères fondateurs Asanga et Vasubandhu.
Ces deux écoles, dont la subtilité nous donnera pas
mal de fil à retordre, nous retiendront pour l'essentiel.
Quant aux autres courants ou écoles mahâyânistes
ou post-mahâyânistes, principalement le tantrisme et
le chan-zen, qui sont nées ou ont pris leur essor en
Chine, au Tibet, au Japon, nous essayerons d'en souli
gner quelques traits saillants, susceptibles de nous per
mettre de nous en faire une idée point trop fausse, qui
nous donnera matière à penser.
Nâgârjuna ou l'Ecole du Milieu
(Mâdhyamaka) 1
Originaire du sud-est de l'Inde, brahmane de nais
sance, Nâgârjuna reçut très certainement une éduca
tion traditionnelle de haut niveau, comme on dirait
aujourd'hui, ce dont témoigne sa parfaite maîtrise du
sanskrit, langue dans laquelle il écrivit tous ses livres.
l.
Les quelques pages consacrées à Nâgârjuna doivent énormé
ment à l'analyse fouillée qu'en a faite Guy Bugault dans l'ouvrage
déjà cité L'Inde pense-t-elle?
Converti au bouddhisme, il est l'auteur de nom
breux ouvrages fondamentaux (et d'autres qu'on lui
prête) dont s'inspireront peu ou prou toutes les sectes,
écoles, courants mahâyânistes.
Son chef-d'œuvre est pour beaucoup le Mâdhya
maka-kârikâ (traductions diverses : « Stances du
Milieu par excellence», «Journal poétique de.la doc
trine du Milieu» ...
), ouvrage en 27 chapitres, totali
sant quelque cinq cents stances (kârikâs).
Soit quelque
deux mille lignes ou une vingtaine de pages.
C'est
dire, à nouveau, le caractère elliptique de cette œuvre,
son caractère condensé et ramassé, dont la lecture doit
s'accompagner de commentaires et suppose de bonnes
connaissances préalables et un esprit réceptif à la
logique dont il use avec maestria, mais aussi une capa
cité d'écoute au grand silence serein et paisible où il
nous conduit.
Quant au Traité de la Grande Vertu de Sagesse
(Mahâprajfiâpâramitâshâstra), ouvrage de quelque
2 500 pages, la critique moderne ne lui en attribue
plus la paternité, sans qu'on sache pour autant si elle
est l'œuvre d'un auteur, pour l'heure anonyme, ou
d'un collectif tout aussi anonyme.
Nâgârjuna est le fondateur de l'Ecole du Milieu.
Le
choix même de ce terme de milieu (mâdhyama) sou
ligne l'esprit de continuité qui l'anime si l'on veut
bien se rappeler que Bouddha lui-même· prêchait sa
voie comme une voie du milieu, tout aussi distante des
macérations inutiles de l'ascétisme que distante des
,vains délices d'une vie vouée au plaisir, une voie tout
autant distante de l'ignorance ordinaire que du vain
questionnement métaphysique.
Mutatis mutandis, on pourrait dire que Nâgârjuna
lui aussi, développant la vacuité (shûnyata) ou voie du
milieu, la tient tout autant distante d'un éternalisme,
qui substantifierait le moi comme âtman, que distante
d'une néantisation, qui éliminerait toute existence.
Autrement dit, parier sur l'éternité est indémon
trable, affirmer le néant n'est pas montrable.
Considéré par les uns comme un philosophe majeur,
et l'un des plus importants du bouddhisme, par
d'autres, ou les mêmes, comme un mystique parmi les
plus grands, et l'un des plus représentatifs de la mys
tique bouddhique, il est vraiment, à même hauteur, et
l'un et l'autre.
Ce qui n'est pas pour nous surprendre
puisqu'aussi bien en proposant la doctrine des deux
vérités - la conventionnelle et la parfaite -, Nâgâr
juna, comme tous les philosophes mystiques ou tous
les mystiques philosophes, pense qu'au-delà d'un pur
savoir intellectuel, qu'ils sont loin de mépriser pour
autant, dans l'exacte mesure où en tant que philo
sophes ils cherchent d'abord rigueur et cohérence, il·
est une vérité à ce point autre qu'elle ne se peut dire
dans les catégories de la vérité conventionnelle, seules
catégories discursives.
Vérité parfaite dont la vacuité
informe le silence et en quelque sorte l'impose.
Nâgârjuna ne défend aucune thèse qui serait l'op
posée de la thèse dont il fait voir l'absurdité.
Il lui suf
fit de montrer à ceux qui prétendent tenir un discours
vrai, présenter une thèse défendable, que leur thèse est
indéfendable, absurde, qu'elle ne peut selon les cas,
ni être démontrée, car illogique, ni être montrée, car
inexistante.
Illogique est, par exemple, un énoncé impensable
tel que: le fils d'une femme stérile.
Il y a là une
contradiction dans les termes.
Immontrable, car inexistant, est, par exemple, un
manteau en poils de tortue.
Mutatis mutandis, Nâgârjuna adopte en quelque
sorte la position de Socrate qui, sans avoir à se pro-
noncer sur ce qu'est, par exemple, le courage ou la
justice, car il sait qu'il ne le sait pas vraiment, n'a
aucune peine à démontrer et à montrer à ceux qui
croient le savoir qu'en réalité ils ne le savent pas.
Tout le travail critique des fausses opinions, Nâgâr
juna l'entreprend à l'aide d'un module logique à « quatre
propositions» (appelé, techniquement, tétralemme) dont
la quatrième sert ou non de conclusion provisoirement
la moins fausse.
Il faut nous rappeler que le module logique aristo
télicien n'admet et ne sert que de deux propositions :
A et non-A.
Autrement dit, ou bien on a A ou bien on a non-A,
il n'y a pas de troisième solution.
Par exemple : ou
bien Socrate est vivant (A) ou bien Socrate est mort
(non-A), mais il est impossible qu'il soit et mort et
vivant, ou qu'il soit ni non-vivant ni non-mort.
Nâgârjuna, bien sûr, recourt lui aussi à la logique
duelle A et non-A qui implique le tiers exclu (il n'y a
pas de troisième solution, · de troisième énoncé logi
quement valable), mais la plupart du temps il use des
qùatre propositions dont la dernière s'offre comme
solution paradoxale, permettant mieux que les trois
autres de s'approcher de la vacuité.
Celle-ci pourtant
ne peut être une introuvable « cinquième proposition»,
laquelle, étant nécessairement silence et non-dualité,
est indicible.
D'ailleurs, dans un second temps, qui n'est pas suc
cessif au premier mais en quelque sorte l'englobe ou
chemine de concert, et sans même qu'il soit grand
besoin d'en faire la théorie expresse, Nâgârjuna cri
tique tout aussi bien la logique duelle de A et de non-A,
en ce qu'elle suppose un A (et un non-A) substantiel,
consistant, permanent, un A égal à soi-même, A = A.
· Or, du fait même du dogme bouddhique de l'imper-
manence, de l'insubstantialité de tout dharma (chose),
A n'est au fond pas pensable comme véritable A, mais
comme A conditionné, conventionnel, c'est-à-dire
dépendant de tout ce qui fait qu'il est A nominalement
et relativement mais pas du tout un A substantiel, iden
tique à lui-même.
Aux yeux du lecteur quelque peu anxieux de ne pas
retrouver dans cette pensée subtile son expérience de
tous les jours et son ferme attachement au principe
d'identité (A= A) dont je = je sert en quelque sorte de
fondement, rappelons tout de même qu'il ne s'agit pas
de joutes logiques avec soi-même ou d'autres, mais de
propédeutique, de préparation à la compréhension par
faite et donc mystique de la vacuité bouddhique.
« Utiliser le corollaire logique d'une croyance onto
logique pour évacuer celle-ci, tel est le tour de force
de la méthode nâgârjunienne de la réfutation pure et
simple sans contrepartie positive.
»
G.
Bugault, op.
cité, p.
315
Quelques stances du Mâdhyamaka-kârikâ
(Stances du Milieu)
Pour permettre au lecteur d'appréhender quelque
peu la manière et la matière de cette critique décons
tructive et mystique, nous présentons ci-après quelques
stances du Mâdhyamaka-kârikâ, brièvement commen
tées.
« Chaque stance, qui se présente aux yeux sous forme
de distique compte 32 syllabes se décomposant en
quatre groupes de huit syllabes ...
Le genre kârikâ est
concis à l'extrême, voire sybillin dans le cas de
Nâgârjuna, étant donné le tour paradoxal de sa pen-
sée et son habilité à s'évanouir quand on croit le cap
turer.»
id., p.
217
Nous voilà prévenus !
Les deux vérités (M.K.
24, 8-9) 1
« C'est en prenant appui sur deux vérités que les
Buddha enseignent la Loi, d'une part la vérité
conventionnelle et mondaine, d'autre part la vérité de
sens ultime.
Ceux qui ne discernent pas la ligne de
partage entre ces deux vérités, ceux-là ne discernent
pas la réalité profonde qui est dans la doctrine des
Buddha.»
id., p.
231
Comme le dit excellemment Bugault, « il n'y a pas,
pour Nâgârjuna, une vérité ni même une double vérité,
mais deux vérités (dve satye) sans synthèse spécula
tive entre les deux, car cette synthèse obéirait précisé
ment à un code».
(p.
303).
La vérité conventionnelle (M.K.
18, 8)
« Tout est bien comme il semble, rien comme il
semble.
A la fois comme il semble et non comme il semble.
Ni l'un ni l'autre.
Tel est l'enseignement progressif
des Buddha.
»
id., p.
268
1.
M.K.
pour Mâdhyamaka-kârikâ; 24 pour le chapitre 24; 8-9
pour les stances (kârikâ) 8 et 9.
Une autre traduction donne ceci :
« Tout est vrai, non vrai,
Vrai et non vrai.
Ni vrai ni non vrai.
Tel est l'enseignement de /'Eveillé.»
in Nagarjuna, Traité du Milieu, traduit du tibétain,
Seuil n° 88, 1995, p.
170
Il va sans dire que nous sommes incapables de pré
férer la première traduction à la seconde ou inverse
ment.
Il nous suffit, en présentant ces deux traductions,
de laisser le lecteur s'apercevoir en quoi elles sont dif
férentes, d'une différence qui n'est pas toujours de
détail, mais de lecture.
Nous avons ici un bel exemple de logique à quatre
propositions ou tétralemme.
Il est clair que si on réfute
la première proposition, puis la seconde, puis la troi
sième, la quatrième proposition se présente, ici,
comme la conclusion la moins fausse d'un processus
rationnel de discussion.
Ce n'est pas souvent le cas, la
quatrième proposition n'étant le plus souvent que la
quatrième étape d'une réfutation qu'elle termine, mais
à laquelle elle n'apporte aucune contre-proposition
positive.
D'autre part et en plus, comme il s'agit ici de
l'enseignement progressif des Bouddhas, et très pré
cisément du Bouddha, il est clair qu'entre ici uni
quement en ligne de compte la valeur pédagogique
provisoire de cet enseignement.
Tout se passe comme
s'il fa{lait d'abord s'appuyer sur la vérité convention
nelle et en comprendre l'insubstantialité pour pouvoir
ensuite quitter tout appui et, par une sorte de dialec
tique involutive, anhistorique et intemporelle, intui
tionner la vacuité, le nirvâna dont il n'est pas de
contraire, car ils sont, nirvâna et vacuité, l'apaisement
d'au-delà toute dualité.
La vacuité (M.K.
13,
8)
« La vacuité est l'affranchissement de tous les points
de vue, ont proclamé les Victorieux 1• Quant à ceux
qui font de la vacuité un point de vue, ils I les ont
déclarés incurables.
»
p.
287
Une autre traduction se présente ainsi :
·«Les Vainqueurs ont déclaré que la vacuité
Est l'extirpation de toutes les vues
Et ont proclamé incurables
Ceux qui font de la vacuité une vue.
»
Nagarjuna, op.
cité, p.
129
C'est dire que non seulement la vacuité n'est pas
un néant mais surtout qu'il est impossible qu'elle le
soit puisque la vacuité est cet excellent Milieu au-delà
et en deçà de toute affirmation et de toute négation.
Affirmation et négation étant très exactement des
points de vue contradictoires qui n'existent que l'un
par l'autre, la vacuité est ce point d'apaisement et
d'équilibre qui une fois atteint nous délivre de tout
point de vue, de toute dualité.
« On ne trouve rien dont on puisse dire qu'il se pro
duise, rien non plus qui aille au néant.
Poussé
jusqu'à ses dernières conséquences, le principe de
raison, celui-là même qui fonde la science moderne,
conduit à l'idée d'une vacuité généralisée.
TOUT SE
FAIT PAR RELATIONS : c'est là une maxime sociale
et mondaine, c'est aussi un postulat scientifique, c'est
enfin une parole de vacuité et de vérité.
»
G.
Bugault, op.
cité, p.
331
1.
Les Victorieux : ici, les disciples du Mahâyâna.
L'ainsité (tathatâ) 1
L 'ainsi.té ou la vraie nature des choses ou encore
leur véritable «réalité».
Pas plus que la vacuité (shûn
yatâ), l'ainsité (tathatâ), qui lui est quasi synonyme,
ne se laisse appréhender positivement par le langage,
puisqu'eUe est d'emblée la négation de toute positivité
(l'existence en soi ou pour soi).
Reconnaître que la vraie nature des choses est
qu'elles sont comme elles sont, vides de toute sub
stance, est reconnaître l'impossibilité radicale du lan
gage à en parler vraiment, car le langage lui-même fait
partie du monde de l'illusion, du monde des notions
dualisantes (être/non-être; samsâra/nirvâna).
A celui qui parvient à ne plus encombrer sa pensée
de tout l'imaginaire illusoire, à cesser de prendre
appui sur des concepts, les choses se livrent comme
elles sont dans leur ainsité, vides de toute réalité sub
stantielle.
Car,
« en vérité toutes les....
»
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