Les techniques narratives Les Nouvelles de Pétersbourg produisent tout à la fois une impression d'unité et de diversité. Cela tient...
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«
Les techniques
narratives
Les Nouvelles de Pétersbourg produisent tout à la fois
une impression d'unité et de diversité.
Cela tient en partie
à l'utilisation subtilement récurrente du procédé de l'in
trigue double.
Il est parfois évident (« La Perspective
Nevski», « Le Portrait»), parfois enfoui dans le texte
(« Le Manteau»,« Le Nez»).
Nous verrons que cette technique suppose tout naturel
lement un système de personnages entretenant des rela
tions antithétiques ou parallèles.
Nous étudierons ensuite
les techniques narratives proprement dites : figures du
narrateur, façons de mener la narration.
Pour finir, on relè
vera un certain nombre de dérives narratives qui arrachent
le texte à l'univers des certitudes, déstabilisent la repré
sentation et annoncent les expérimentations de la fiction
romanesque du xxe siècle.
LA TECHNIQUE
DE L'INTRIGUE DOUBLE
Intrigues parallèles et opposées
Les intrigues parallèles et opposées sont les plus évi
dentes.
« La Perspective Nevski» en donne un bon
exemple.
Après la présentation générale de la Perspective
(première partie âu texte), deux individus aux noms étrange
ment proches, Pirogov et Piskariov, se détachent de la foule
(p.
51 ).
Nous trouvons dans les deux noms la même lettre à
l'initiale, le même nombre de syllabes, la même accen
tuation sur la dernière syllabe.
li s'agit en outre de deux
noms à la signification comique puisque l'un évoque le gou
jon et l'autre le gâteau.
Les chemins des deux compagnons
divergent et chacun d'eux se lance dans une aventure à la
suite d'une femme entrevue.
L'épisode Pirogov est
comme la transcription grotesque de l'épisode Piskariov.
Les deux histoires forment un parallélisme négatif : ici le
drame, là la farce; ici le rêveur romantique, là le confor
miste dont la vie évolue dans une certaine trivialité; ici la
fuite dans l'opium puis le suicide, là la consolation du
gâteau feuilleté.
Dans l'un et l'autre cas, nous trouvons
une parodie du romantisme.
En effet, les rêveries roman
tiques de Piskariov achoppent à une réalité vulgaire puis
s'avèrent mortifères, tandis que Pirogov se fait rosser par
des artisans allemands éméchés répondant aux noms des
grands écrivains romantiques Schiller et Hoffmann.
L'aventure de Piskariov comporte en outre des scènes de
rêves (p.
61, 68, 70 et 71) qui ont fonction itérative : elles
redisent le sujet dans des contextes un peu différents et
élargissent de la sorte l'espace de la nouvelle.
Prises ensemble, les deux intrigues peuvent être consi
dérées comme une redondance destinée à suggérer l'infi
nité potentielle des représentations et des intrigues que
pourrait générer la multitude qui parcourt inlassablement la
Perspective.
L'intrigue double indique que le texte est
potentiellement prolongeable.
La'technique de l'intrigue double est encore plus évidente
dans « Le Portrait», puisque cette nouvelle est constituée
de deux parties clairement séparées reliées par un point
commun : l'intrusion de l'usurier damné dans la vie des
protagonistes.
Les deux intrigues sont comme le reflet
inversé l'une de l'autre.
En effet, l'histoire de Tchartkov est
celle d'une damnation et celle du peintre dont le fils relate
la vie, celle d'un salut.
Il n'en reste pas moins que ces
intrigues sont potentiellement interchangeables.
Comme
dans « La Perspective Nevski», une série de récits itératifs
relate les horribles malheurs survenus à ceux qui ont
conclu un accord avec l'usurier.
Inversement, le destin du
peintre revenu d'Italie pour présenter son chef-d'œuvre,
aurait pu être celui de Tchartkov.
Ici encore, à l'intérieur
des intrigues doubles, une série de brèves intrigues itéra
tives suggère le potentiel élargissement du sujet, l'univer
salité de son message : tout compromis avec le mal mène
au châtiment et à la mort.
Intrigues doubles
enfouies dans le texte
« Le Nez» comporte un double incipit.
C'est d'une part
le réveil du barbier et sa macabre découverte, d'autre part
celui de Kovaliov fixant une absence de nez dans le miroir.
Par la suite, le barbier disparaît de l'espace de la nouvelle
pour céder la place à Kovaliov et à ses recherches déli
rantes.
Les deux personnages ne se retrouveront qu'à la
fin du texte, lorsque le barbier viendra raser Kovaliov.
Toutefois, l'auteur laisse subsister un certain nombre de
blancs que l'imagination du lecteur pourra éventuellement
remplir : quand le barbier a-t-il été incarcéré et pourquoi,
comment est-il sorti de prison ? Cette façon de solliciter la
participation du lecteur, d'en faire un coauteur, est extrê
mement moderne.
Il en va de même avec le procédé qui
consiste à introduire à dessein de l'incertitude.
La perte et
la trouvaille du nez déstabilisent dans tous les cas ceux qui
en font l'expérience.
On peut donc parler d'intrigue
double.
Dans« Le Manteau», lé misérable fonctionnaire à qui on
a dérobé sa raison de vivre en même temps que son habit
se transforme postmortem en un redoutable voleur de
manteaux.
Lui autrefois si effacé, si craintif, n'hésite pas à
tancer de belle manière le soi-disant grand personnage qui
l'a jadis brutalement éconduit.
Ce dernier regagne ses
pénates dans un état proche de celui où ses remontrances
injustifiées avaient jadis précipité sa victime.
Dès lors, il
fera preuve d'humanité envers les solliciteurs.
Ici, c'est un
retournement qui introduit la double intrigue.
Nous observons un peu la même chose dans« Le Journal
d'un fou».
De personnage humilié, Poprichtchine se trans
forme en roi.
Le délire mégalomane se substitue au récit
des intrigues de bureau.
La nouvelle contient ainsi deux
mouvements dont le premier pourrait s'intituler
« Poprichtchine, fonctionnaire sain d'esprit et humilié» et le
second « Poprichtchine, fonctionnaire devenu fou qui se
prend pour le roi d'Espagne».
Dans ces trois cas, la double intrigue est présente dans
la nouvelle mais elle y occupe une place plus modeste;
elle n'en conditionne pas la structure, elle est moins
apparente.
LE SYSTÈME
DES PERSONNAGES
Des personnages antithétiques
Les intrigues doubles dont il vient d'être question se
présentent souvent comme l'inverse l'une de l'autre.
Elles
supposent donc .des personnages antithétiques.
Piskariov,
l'artiste romantique porté à prendre la vie au tragique, est
l'antithèse de Pirogov, le réaliste prompt à se consoler
d'une raclée humiliante avec un bon gâteau.
Les femmes
qui les séduisent forment elles aussi un contraste.
La
beauté idéale entrevue par Piskariov se transforme en vul
gaire fille de joie tandis que l'aventurière supposée que
poursuit Pirogov se révèle une honnête femme d'intérieur
germanique.
Tchartkov, le peintre mondain épris d'argent
et de succès faciles du « Portrait» est opposé aux artistes
pour qui l;art est une perpétuelle ascèse, un «exploit»
moral et religieux.
Ces artistes fuient le monde, réduisent
leurs besoins, travaillent sans relâche à leur perfectionne
ment moral, gage de la valeur spirituelle et partant esthé
tique de leur œuvre.
À l'inverse, le lecteur a pu observer la
déchéance morale de Tchartkov : à la cupidité et à la vanité
succèdent la haine, l'esprit de destruction.
Dans « Le Manteau», Akaki Akakiévitch, le doux, l'humble,
le sans-défense est l'antithèse du «personnage important»
si désireux d'étaler les signes de sa puissance.
Plus large
ment on peut l'opposer à l'ensemble de ses collègues qui
le harcèlent de leurs sarcasmes et de leurs vexations.
Dans
« Le Nez», le nez de Kovaliov devenu conseiller d'État
s'oppose à son propriétaire légitime, allant même jusqu'à
prétendre qu'étant donné qu'ils appartiennent à des admi
nistrations différentes il ne saurait exister d'étroites rela
tions entre eux !
Personnages parallèles
À l'inverse, il existe un rapport de proximité - souvent
parodique - entre un certain nombre de personnages.
Dans « Le Journal d'un fou», la correspondance des
chiens est un équivalent du journal de Poprichtchine.
Ce
dernier s'étonn·e de la futilité des sujets abordés par les
animaux alors qu'il note dans son journal, remarque futile
's'il en est, qu'il est resté couché sur son lit.
Poprichtchine
est sur le même plan que des chiens, donc rabaissé.
Dans « Le Portrait», ceux qui ont accepté l'arge'nt de
l'usurier se prennent à participer de son essence, devien
nent jaloux, violents et haineux.
Des catastrophes mor
telles surgissent sur leur chemin.
Tchartkov emploie son
argent à détruire, comme l'usurier utilisait le sien pour
dévoyer les âmes.
L'artiste dont le fils mène la narration
dans la deuxième partie du « Portré:!it» reproduit involontai
rement sur tous ses tableaux les yeux du vieillard maudit
et ceux-ci leur clonnent une dimension blasphématoire.
Seule une longue ascèse....
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