LUCRECE ou Les pactes du hasard par Annie Ibrahim Natura libera... , dominis privata superbis, Ipsa sua per se sponte...
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«
LUCRECE
ou
Les pactes du hasard
par Annie Ibrahim
Natura libera...
, dominis privata superbis, Ipsa sua per se sponte omnia dis
agere expers 1•
De natura rerum, Il, v.
/090-92.
Une opposition réductrice
L'histoire « classique » de la philosophie a rendu un singulier hommage à la tradition épicurienne, à Lucrèce, et à
leurs modernes héritiers matérialistes : elle a inventé diverses stratégies d'oubli.
Occultation pure et simple d'Epicure,
dénigrement de Lucrèce - poète, certes, mais fou, et dont
le suicide aurait été la conséquence de la dégustation d'un
philtre d'amour ! - , mépris pour Gassendi et les libertins
du xvn" siècle, relégués dans la non philosophie ou l'antiphilosophie.
L'histoire et la philosophie des sciences ont, par contre,
permis d'établir le rôle que joua le modèle du « transformisme» lucrétien dans les Systèmes de la Nature au
xvm0 siècle.
Mais certains commentateurs se hâtent encore
d'aller quérir des guillemets lorsqu'il leur incombe de nommer par exemple les textes du Discours préliminaire de
['Encyclopédie (d'Alembert), du Rêve de d'Alembert (Diderot), ou de la Vénus métaphysique (La Mettrie), et de statuer
sur leur appartenance à la philosophie.
L'opposition simplificatrice entre une philosophie dite
1.
La Nature libre...
, affranchie de maîtres superbes, gouvernant ellemême son empire sans contrainte et sans l'aide des dieux.
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Lucrèce
«idéaliste» et une philosophie dite «matérialiste», l'une
ayant dominé l'histoire de notre pensée, l'autre ayant été
opprimée -Lucrèce refoulé par Platon, les Stoïciens et saint
Augustin, Gassendi et La Mettrie refoulés par Descartes ·
et par Kant ~ n'est guère· pertinente.
Outre son caractère
réducteur, de nombreuses raisons font qu'elle ne nous permet pas de comprendre vraiment ces stratégies d'oubli tissées le long de la trajectoire du Poème de Lucrèce.
Que la
lecture.
des six Chants ·du De natura ·rerum nous permette
d'éclairer cet oubli, en sollicitant le droit d'entrer au Jardin
des Amis, avec Memmius, ami de l'auteur et dédicataire du
Poème : autour de Lucrèce, Démocrite et Epicure; Philodème, Montaigne, Giordano Bruno, Léonard de Vinci, Gassendi, Diderot, Buffon, Marx, Bergson, d'autres encore,
dont certains de nos contemporains généticiens, mathémati~
ciens et philosophes, qui revendiquent aujourd'hui leur
appartenance au Jardin.
·
Car, dans ce petit espace et dans le petit instant de la
lecture, à l'écart de la douleur et de !'Histoire, ce que les
principes de la philosophie de Lucrèce nous donnent à lire,
ce n'est rien moins que les images des mondes infinis qui
infiniment se forment, etl 'éternité de la sensation de plaisir..
L'énigme du Poème
En des temps de détresse politique, les Stoïciens et Epicure avaient bâti des forteresses, hauts lieux de'la résistance
scientifique et éthique, tantcontre l'ignoranée et la superstition que contre la violence et la déraison.
Malgré les per~
sécutions contre Epicure et sa postérité, deux siècles
d'épicurisme vivant séparent le maître de son disciple latin.
A nouveau la· détresse politique, les guerres civiles.
Nous
sommes à la veille de la chute de la République romaine,
lorsque naît Titus Lucretius Carus, vers 98.
Jusqu'à sa mort, •
vers 55, il est le témoin de ces luttes et de la rivalité pour
le partage du pouvoir entre Crassus, Pompée etJµJes César.
Il dénonçe souvent avec mépris la scélératesse d,es politiques que 1'on voit « suer le sang et s~ épuiser dans leurs
Lucrèce
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vaines luttes sur l'étroit chemin de l'ambition» (V, v.
1132- •.
1133)..
Alors, se dira-t-on simplement, lui aussi bâtit sa forteresse,, confiant dans l'ataraxie d'Epicure, cette absence de
· trouble de l'âme, qu~il renouvelle en latin, et livre ainsi à
notre admiration l'une des dernières figures de la solitude
du Sage antique.
Non : il faut rejeter cette image, naive .
mais non innocente, qui ne saurait rendre compte des difficultés qui entourent son œuvre: pourquoi la publication.du
De natura donne.,.t-elle lieu immédiatement et jusqu'à nous·
à tant de.
controverses? Pourquoi s'offre~t-elle à nous
comme une énigme qu'accentue encore la pauvreté biographique de son auteur ?
Donnons ici un seul exemple de cette présence énigmatique et contradictoire du De natura dans son époque troublée : Cicéron qui, lui aussi, brigue le pouvoir, a laissé la
trace de son admiration pour Lucrèce dans une lettre à son
frère Quintus : « Les poèmes de Lucrèce sont bien, comme
tu l'écris, riches de l'éclat de l'esprit, mais aussi de l'éclat
de l'art>~ .(Lettres, Il, 9, 3).
Admiration qui a pu donner à
penser qu'il était l'éditeur du Poème.
Admiration fort ponctue11e, puisque c'est le seul .passage de Cicéron qui en ..
témoigne! Plus tard, il feindra d'ignorer le Poème et fera
le silence sur son auteur.
Il préférera s'entourer d'autres
« épicuriens » comme Atticus, qui partagent le point de vue
des Lois, profondément ànti-lucrétien, où les.dieux et là
religion sont convoqués pour garantir l'autorité de l'Etat :
« Les dieux sont les maîtres et souverains de .toute chose et
( ..
:) tout ce qui.se.
fait a lieu par leur volonté et autorité »
(les Lois, Il, 7).
Tandis que Lucrèce: «.Prétendre que c'est
pour.
les hommes que les.
dieux ont voulu préparer le monde
(...
) c'est pure déraison» (V, v.156.,.166).
Etil dédie :son poème à ,son ami Memmius, qu'il veut
ardemment· conduire à sa philosophie.
Memmius quj ne •
néglige ni .1esintrigues ni les richesses, et oscille politique-.
ment ,entre les partisans de, César et les optimate-s 1 _de .
Pompée·!·
-----.1.
Les optimatii& : les gèns du
'
meilleur parti politique », d'après• Cicé- '
ron; c'est-à-dire le·pàrti du Sénat et des aristocrates conservateurs;
«
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Lucrèce
L'épicurisme de Lucrèce
De nombreux foyers épicuriens étaient amis des pouvoirs
dans.
l'Empire romain, soit parce qu'ils pratiquaient un
«épicurisme» populaire, soit au contraire parce qu'ils
enseignaient en langue grecque un épicurisme « aristocratique».
Lucrèce, lui, se désolidarise des politiques, qui le lui
rendent bien.
Mais cela ne signifie en rien que le champ du
politique soit absent des préoccupations du Poème.
De même, il est vain et faux de considérer à propos de
Lucrèce comme à propos de l'épicurisme en général que....
»
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