MACHIAVEL ou La fondation de ! 'Etat par Joël Wilfert Il ne serait pas un ennemi de l'autruche, celui qui...
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«
MACHIAVEL
ou
La fondation de ! 'Etat
par Joël Wilfert
Il ne serait pas un ennemi de l'autruche, celui qui lui crierait ouvre tes yeux,
regarde, voilà le chasseur, enfuis-toi de
ce côté pour lui échapper.
J.G.
Fichte, Sur Machiavel écrivain.
Le penseur politique de la modernité
La réputation de Machiavel est désastreuse.
L'adjectif
machiavélique qualifie ordinairement un comportement
cynique et immoral, au service de la passion de domination,
dont la formule serait : la fin justifie les moyens : « Il n'est
certes pas le premier, écrit Léo Strauss, à·exprimer de telles
opinions.
Elles appartiennent à un type de pensée et de pratique politiques aussi vieux que la vie politique elle-même.
Mais aucun philosophe n'avait appuyé de son nom tout ce
qui appartient à ce type de pensée et de pratique, à tel point
que son nom y est désormais communément associé.
Il fait
figure de classique du mal dans la pensée et la pratique
politiques.
Calliclès et Thrasymaque, qui avancèrent la doctrine pernicieuse derrière des portes closes, sont des personnages de Platon ; les ambassadeurs athéniens, qui soutinrent
les mêmes positions sur l'île de Mélos en l'absence du peuple, sont des personnages de Thucydide.
Or Machiavel consacre ouvertement une théorie perverse que les Anciens
enseignaient à mots couverts ou du moins en donnant les
signes de la plus grande défiance.
Il parle en son nom propre et tient des propos scandaleux que les Anciens mettaient dans la bouche de leurs personnages.
Lui seul a osé
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Machiavel
en faire un livre et le signer.
» (Pensées sur Machiavel,
p.
42).
Des siècles d'analyse ont réhabilité le penseur, mais ne
l'ont pas totalement acquitté.
En effet, Machiavel ne peut
être compris que si l'on sajt qu'il envisage d'abord la fondation, ou la réforme, de l'Etat et non son fonctionnement
normal qui doit, selon lui, être le règne de la loi.
L'apport décisif de Machiavel, ce qui scandalisa la plupart de ses contemporains, est le refus de référer les règles
de la pensée politique à une morale naturelle ou à un ordre
religieux transcendant.
Il affirme qu'il faut penser la politique sur son plan et il est, en cela, le père de la pensée
politique moderne.
·
L'homme sans l'Etat n'est qu'une brute avide et sans
loyauté, sans morale et sans religion.
Seule la vie sous des
lois peut être honnête et libre.
Il y a donc deux situations à
considérer : celle où règne la loi dans laquelle il ne saurait
.
être question d'utiliser des moyens « extraordinaires » (Discours sur la première décade de Tite-Live, 1-34) et celle
où l'Etat est détruit ou en passe de l'être, comme, selon
Machiavel, c'était le cas dans l'Italie du seizième siècle.
Florence, dont Machiavel a été l'historien (Histoires florentines) n'a pas su maintenir ses institutions républicaines,
Milan s'est donnée à une famille d'aventuriers, et Je SaintSiège, puissance temporelle, a démoralisé le peuple à cause
de la dépravation des mœurs de sa cour.
Ce peuple si capable de maintenir les institutions (Discours sur la première
décade de Tite-Live, 1-5); quand il vit sous la loi, ne peut
accomplir le redressement.
Pour cela un homme seul est
nécessaire (Discours sur la première décade de Tite-Live,
1-9), capable de chasser les étrangers (Français, Impériaux,
Espagnols), de réduire au silence les gentilshommes de sac
et de corde, inutiles parasites, et d'unifier l'Italie.
Cet
homme, Machiavel a cru un moment le trouver en la personne de Laurent II de Médicis, après en avoir observé le
modèle presque parfait en celle de César Borgia, mort trop
tôt, aventurier sans scrupules mais génial et qui n'échoua
que par malchance.
Ceci explique que Machiavel, fervent
républicain, secrétaire durant quinze ans de la république
de Florence, ait interrompu un ouvrage consacré au gouver-
Machiavel
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nement des républiques (Discours ...
) pour dédier à Laurent
son Prince.
Le héros et sa virtù
L'homme qui entreprend d'agir ne peut avoir qu'un seul
mais puissant motif: la gloire, seule digne du héros.
L'ensemble des qualités requises : audace, courage, détermination, constitue la virtù, qui ne renvoie pas, selon Machiavel,
aux qualités du sage ou du saint, et serait mieux rendue en
français par le terme de valeur que par celui de vertu.
La
Fortune étant changeante, l'homme d'action devra faire
preuve d'une remarquable adaptabilité, il devra « régler sa
conduite sur le temps » (Le Prince, 25).
Seul le prince qui
saura changer de méthode selon les circonstances, et
déjouer ce subtil piège de la fortune qu'on appelle caractère, qui fait qu'on prétère systématiquement le coup d'audace ou- la temporisation, s'en rendra le maître.
L'art de
l'action s'éclaire par la connaissance de l'histoire, car les
hommes ne changent pas; mais il ne s'apprend pas comme
une science, - et la prudence, partie-importante de la virtù,
reste toujours nécessaire.
Il reste qu'à tout prendre, le caractère audacieux est le meilleur : « car la Fortune est femme,
elle ne cède qu'à la violence et à la hardiesse» (Le Prince,
25).
Les hommes sont méchants
« Tous les écrivains qui se sont occupés de législation
- et l'histoire est remplie d'exemples qui les appuient s'accordent à dire que quiconque veut fonder un Etat et lui
donner des lois, doit supposer d'avance les hommes
méchants et toujours prêts à déployer ce caractère de
méchanceté toutes les fois qu'ils en trouveront l'occasion.»
(Discours ...
, 1-3).
Exposé ainsi, dans sa crudité, le principe
a pu passer pour cynique.
Plus qu'une affirmation métaphysique (la nature humaine est mauvaise) il s'agit du principe
fondamental de toute action et de toute législation : toujours
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Machiavel
se comporter comme si tous les hommes étaient tels.
Les
hommes n'agissent honnêtement que s'ils sont contraints,
il n'y a pas de morale où il n'y a pas d'Etat.
On comprend,
dès lors, que le fondateur ou réformateur de l'Etat ne doive
être soumis à aucune règle morale ; pour lui la fin justifie
les moyens.
Ce principe ne vaut pas seulement pour le
prince mais aussi pour les républiques : « Ce trait est digne
des remarques et des réflexions de tout citoyen qui se
trouve obligé de donner des conseils à sa patrie.
S'il s'agit
de délibérer sur son salut, il ne doit être arrêté par aucune
considération de justice ou d'injustice, d'humanité ou de
cruauté, de honte ou de gloire.
Le point essentiel qui doit
l'emporter sur tous les autres, c'est d'assurer son salut et
sa liberté.» (Discours ...
, III-41).
« Dès lors, Machiavel n'a
plus, dans Le Prince, qu'à fournir des conseils purement
techniques, éclairés par les grands exemples historiques.
Or, ces conseils sont terribles parce qu'ils sont aussi immoraux .qu'imparables.
Prenons deux exemples presque au
hasard ; un prince usurpateur doit éteindre toute la lignée
de son prédécesseur, faute de quoi il risquera toujours de
voir un des descendants se lever contre lui ; si on doit, pour
prendre le pouvoir, commettre des crimes, il faut les accomplir d'un seul coup afin que la population soit aussi impressionnée que rassurée quant à l'avenir (Le Prince, 8).
On
aurait cependant tort de croire, comme l'ont cru beaucoup
des adversaires de Machiavel, qu'il s'en tienne à ces recettes.
L'intérêt bien compris du prince est de satisfaire le peuple afin de s'appuyer sur lui, car le peuple est un bien
meilleur appui que les grands, les nobles oisifs et corrompus (Le Prince, 9).
Le peuple ne demande qu'à ne pas être
opprimé, en d'autres termes il demande à vivre sous la loi,
pourvu qu'elle lui garantisse le respect de ce que ses mœurs
lui font tenir pour essentiel, c'est-à-dire, selon Machiavel,
de ses possessions et de son honneur.
Loin de tenir ces
pratiques «machiavéliques» pour des panacées, Machiavel, les déconseille formellement en périodes normales,
c'est-à-dire lorsque la survie de l'Etat n'est pas en jeu.
(Discours ..
,, 1-34).
Machiavel rappelle toujours au prince qu'il
ne doit pas donner l'impression de bafouer ce que le peupl::
tient pouc sacre et à tout le moins il lui conseille l'hommage
J
.
1
j
Machiavel
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du vice à la vertu qu'est l'hypocrisie (Le Prince, cf.
Grateloup, Anthologie philosophique, n° 6, p.
209).
La république et la liberté
1
Le régime préféré de Machiavel est la république, qui
ne se confond pas nécessairement avec la démocratie.
Son
modèle est la grande république romaine, qui sut longtemps
maintenir ses lois et garder l'esprit de ses institutions, son
idéal est la petite république indépendante où la différence
des conditions n'est pas trop grande, où les nobliaux oisifs
ont été éliminés et où donc peut régner l'honnêteté.
Il
s'agit, on le voit, d'en finir avec les institutions du Moyen
Âge, féodalité et surtout pouvoir temporel des papes, qui
est pour !'Italie une catastrophe.
La religion est toutefois
nécessaire, mais Machiavel entend toujours ce tenne dans
son sens classique de fondement de la moralité sociale, il
n'estime pas beaucoup le christianisme parce que d'une
part, il détourne de l'action politique en visant un royaume
transcendant et que, d'autre part, la papauté et sa cour l'ont
déconsidéré.
La république, pour peu qu'elle sache veiller à sa
défense, car les rapports entre Etats sont des rapports de
violence, sera libre, ce qui signifie pour Machiavel vivre
sous ses propres lois.
Il n'y a pas d'idéal plus haut en politi-.
que.
On voit clairement combien il est absurde de penser
qu'il ait été un admirateur des tyrans, il détestait la tyrannie
et ne s'est rabattu sur Laurent de Médicis que parce que,
lorsque l'Etat....
»
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