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MARC AURELE ou L'empire sur soi-même par Léon-Louis Grateloup Ni tragédien, ni courtisane ! Marc Aurèle, Pensées, V, 28. Un...

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« MARC AURELE ou L'empire sur soi-même par Léon-Louis Grateloup Ni tragédien, ni courtisane ! Marc Aurèle, Pensées, V, 28. Un Romain qui écrit en grec Que la philosophie soit grecque de naissance, - sinon d'essence - on en trouverait une illustration dans le fait suivant : quand l'empereur romain Marcus Aurelius Antoninus (Marc Aurèle), au cours de ses campagnes sur les rives du Danube où il a conduit ses légions, trouve quelques instants pour noter ses «Pensées», ce n'est pas en latin qu'il écrit, mais en grec.

Le grec est la langue des philosophes et en particulier celle d'Epictète, dont l'empereur a pu lire les Entretiens, grâce à son conseiller stoïcien Rusticus · qui lui a ouvert jadis sa bibliothèque (Pensées, I, 7). Un empereur disciple d'un esclave Que la philosophie ignore les cloisonnements socio-économiques, quelle meilleure preuve pourrait-on eri donner que cette rencontre magistrale d'un esclave affranchi dénué de ressources, et d'un empereur élevé dans les avenues du pouvoir? Marc Aurèle marqua d'un caillou blanc, selon la coutume romaine, le jour où il connut les leçons d'Epictète, dont il devint le disciple.

Considéré par certains comme un 148 Marc Aurèle simple imitateur de son maître en stoïcisme, dont il reprend en effet l'essentiel de la doctrine et des thèmes, l'empereur nous présente en réalité, à travers ses Pensées, une autre figure du Portique. Un livre unique . L'ouvrage que Marc Aurèle écrit, à la fin de sa vie, dans la boue des armées, est à bien des égards un livre unique, dont le titre grec : ta eis éauton, généralement traduit par Pensées, désigne plus exactement des « Notes personnelles » (« A moi-même » ou « Pour moi-même ») par opposiiion aux pièces officielles, qui faisaient également partie de la cassette impériale.

Ce sont des notes prises au petit jour, ou à la fin d'une rude journée, pour son usage personnel, par un empereur que son pouvoir isole et_qui ne trouve finalement à s'entretenir qu'avec lui-même, dans son « arrièreboutique», comme dira plus tard Montaigne (Essais, I, 39). Ainsi, avec les Pensées de Marc Aurèle, nous ne sommes pas dans le monde lointain d'un mythe : celui du philosophe qui serait roi, - mais bien dans la confidence d'un empereur qui est réellement philosophe et que son humanité nous rend proche.

Les insomnies durant les longues campagnes auxquelles se voit obligé cet empereur qui n'aimait pas la guerre, son mépris de la gloire si souvent affirmé, l'exercice d'un pouvoir au sujet duquel il n'entretient aucune illusion, expliquent la tonalité particulière des Pensées et l'audience qu'elles ont trouvée chez tant de lecteurs qui, sans être empereurs ni sages, étaient simplement des prokoptontés, c'est-à-dire des hommes « s'avançant vers» la vérité et la sagesse. Royauté du présent L'homme que nous découvrent les Pensées est un ascète qui joue son rôle d'empereur avec une extrême distance et une constante application.

Concevant sa tâche comme un devoir quotidien, Marc Aurèle refuse de céder à l'illusion 1 1 j Marc Aurèle 149 d'un temps qui ne serait pas celui de l'action présente.

Entre ces deux infinis que sont le passé et 1' avenir, sur lesquels nous n'avons aucune prise, seul le présent offre à l'action vertueuse un moment qui ne doit pas être différé : « Si tu ôtes du temps tout ce qui est à venir et tout ce qui est déjà écoulé, tu feras de toi, comme dit Empédocle, "une sphère parfaite, fière de sa rondeur bien équilibrée" » (XII, 3).

Rien n'est plus éloigné de Marc Aurèle que l'idée d'investir dans cette vie pour récolter au centuple dans une autre.

Le temps est vidé de toute capacité de rapport pour le sage qui trouve dans l'exercice même de la vertu sa récompense toujours actuelle : on ne s'étonnera donc pas que, sous le règne de Marc Aurèle, aient eu lieu les persécutions de Lyon, où sainte Blandine et l'évêque saint Pothin « eurent la gloire de cueillir la palme du martyre», comme l'écrit le R.P.

Gazeau (Histoire de France, Paris, 1870, t.

I, p.

30).

En effet, aux yeux de l'empereur, les chrétiens ne sont pas seulement des agitateurs en expansion contre la« paix romaine », mais des « acteurs tragiques » dont la sincérité est suspecte (XI, 3), des insensés qui ne s'appartiennent plus et qui voudraient changer l'ordre du monde, ignorant qu'une seule tâche appelle le philosophe : se changer soi-même et devenir tranquillement maître de soi.

Tous les fanatismes naissent ainsi d'une ignorance fondamentale, relative à la nature du temps.

· Une méprise significative Dans ces conditions, on pourrait s'étonner, en revanche, que l'admirable statue équestre de Marc Aurèle, en bronze doré, qui se dresse sur la place du Capitole, au cœur de la chrétienté, soit si exceptionnellement parvenue intacte jusqu'à nous, depuis le second siècle: ~ A vrai dire, les chrétiens du Moyen Age avaient pris ce chef-d'œuvre, - que Michel-Ange, plein d'admiration, restaura lui-même en 1538, - pour l'effigie de Constantin, premier empereur chrétien.

Au-delà de l'anecdote, cette· méprise est significative des rapports ambigus que n'ont cessé d'entretenir la philosophie stoïcienne et la religion chrétienne, deux conceptions de l'existence à certains 150 Marc Aurèle égards très proches - au point que les Pensées de Marc Aurèle ont été le livre de chevet de bien des auteurs chrétiens et pourtant, quant au fond, diamétralement opposées. Ce qui sépare en effet un Marc Aurèle d'un Pascal, par exemple c'est que, pour Pascal, l'homme est une créature déchue, qui ne peut rien sans le secours de la grâce et qui doit mettre tout son espoir dans une autre vie, tandis que, pour Marc Aurèle, il n'y a pas d'autre vie, pas d'autre monde, pas d'autre dieu, - pas d'autre empire que celui que chacun peut acquérir sur lui-même.

Se confier à Dieu, c'est se confier à soi, au lieu de « se fuir» ou de se haïr. Dans ses Pensées, c'est avec soi-même que Marc Aurèle fait société, sans complaisance ni suffisance.

C'est en soi qu'il trouve cette force d'affirmation, qui exclut tout sentiment négatif à 1'égard de 1' ordre du monde, et qu'on a souvent confondue à tort avec une acceptation peureuse et résignée.

Tout au contraire, Marc Aurèle est profondément animé de la conviction positive que le monde où chacun est appelé à tenir sa place est le meilleur possible : dès lors, il s'agit de vivre, sans illusion, « dans la beauté des choses » : « Tout est fruit pour moi de ce que produisent tes saisons, ô Nature ! » (IV, 23) Beauté des craquelures Dans un texte que l'on situerait volontiers au cœur des plus audacieuses interrogations de l'art contemporain - Marc Aurèle écrit : « Il n'est pas jusqu'aux modifications accidentelles des productions naturelles, qui n'aient quelque chose de gracieux et d'engageant. Par exemple, le pain que l'on cuit se craquelle par endroits.

Or les fentes ainsi formées, qui démentent, pour ainsi dire, ce que promettait l'art du boulanger, offrent un certain agrément et excitent tout spécialement l'appétit.

De même les figues bien mûres s'entr'ouvrent et, dans les olives mûres qu'on laisse sur l'arbre, ce sont justement les approches de la pourriture qui donnent au fruit une beauté toute spéciale.

Ainsi un homme d'une sensibilité et d'une Marc Aurèle 151 intelligence capables de pénétrer ce qui se passe dans le tout, ne trouvera pour ainsi dire rien qui ne possède une certaine grâce spéciale » (III, 2). L'être et les néants Quant au problème de la mort et de l'au-delà, Marc Aurèle évoque trois possibilités : la première, faisant référence à la physique d'Epicure et à son «atomisme», conclut que si le monde est simplement un assemblage d'atomes, la mort signifie, pour tout être vivant, la dispersion des éléments qui le constituaient provisoirement. Les deux autres possibilités, - extinction ou émigration-, sont relatives à l'idée proprement stoïcienne que le monde est un (VII, 9) et que la nature, qui gouverne le tout, transforme constamment la substance universelle « pour modeler d'abord un cheval, qu'elle refond ensuite, comme une cire, pour former un arbre, puis un homme, puis quelque autre objet» (VII, 23).

Résumant pour lui-même les différentes éventualités, Marc Aurèle écrit : « Souviens-toi donc qu'il faudra ou que ton agrégat se disperse, ou que ton souffle s'éteigne, ou qu'il émigre pour trouver place · ailleurs » (VIII, 25). Mais, dans tous les cas, « ne plus être » ou « devenir autre » cela revient au même.

Le fait de subsister éternellement dans la Nature, sous d'autres formes, exclut, - au même titre que l'anéantissement-, l'immortalité de l'âme et le jugement dernier.

Tout homme est un être unique entre deux néants anonymes. Craintes vaines et vains reproches La crainte de la mort est donc sans objet, - puisque quel que soit le sort de chacun, « sentir tout autrement » équivaut à « ne plus rien sentir » : en fait, tous les hommes sans exception, - même les plus sages et les plus ve1tueux - , s'éteignent et, une fois morts, ne reviennent plus à la vie. Ainsi en ont décidé les dieux, qui ont tout réglé dans .la 152 Marc Aurèle nature avec sagesse et bonté (XII, 5).

Il était sans nul doute au pouvoir de la Nature de pratiquer des résurrections, mais sa merveilleuse industrie lui permet bien davantage : avec les matériaux ·qu'elle travaille elle-même, dans les limites qu'elle s'est elle-même fixées, elle crée indéfiniment de nouveaux êtres.

La Nature ne se répète pas ; elle se renouvelle sans cesse.

C'est pourquoi il n'y a pas à lui reprocher l'amertume d'un concombre ou un buisson de ronces sur le chemin : « Jette le concombre, dit Marc Aurèle, et évite les ronces.

Cela suffit.

» Inutile et ridicule de porter plainte contre la Nature : « tout ce qui en elle semble se gâter, vieillir, devenir caduc, elle le fait rentrer en elle-même en le transformant et, de ces résidus mêmes elle crée d'autres êtres tout neufs » (VIII, 50).

Ainsi la fermeté devant la mort doit témoigner d'un jugement personnel, raisonné, - et non du désir effréné de se donner en spectacle, qui porte les chrétiens vers les amphithéâtres (XI, 3). De la gelée.... »

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