MARSEILLE 1 Marseille sortie de lâ mer, avec ses poissons de roche, ses coquillages·et l'iode, Et ses mâts en pleine...
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«
MARSEILLE
1
Marseille sortie de lâ mer, avec ses poissons de roche, ses
coquillages·et l'iode,
Et ses mâts en pleine ville qui disputent les passants,
Ses tramways avec leurs pattes de crustacés sont luisants d'eau
marine,
Le beau rendez-vous de vivants qui lèvent le bras comme pour
se partager le ciel,
5 Et les cafés enfantent sur le trottoir hommes et femmes de
maintenant avec leurs yeux de phosphore,
Leurs verres, leurs tasses, leurs seaux à glace et leurs -alcools,
Et cela fait un bruit de pieds et de chaises frétillantes.
Ici le soleil pense tout haut, c'est une grande lumière qui se mêle
à la conversation,
Et réjouit la gorge des femmes comme celle des torrents dans la
montagne,
10 Il prend les nouveaux venus à partie, les bouscule un peu dans la
rue,
Et les pousse sans un mot du côté des jolies filles.
Et la lune est un singe échappé au baluchon d'un marin
Qui vous regarde à travers les barreaux légers de la nuit.
Marseille, écoute-moi, je t'en prie, sois attentive,
15 Je voudrais te prendre dans un coin, te parler avec douceur,
Reste donc un peu tranquille que nous nous regardions un peu
0 toi toujours en partance
Et qui ne peux t'en aller,
, A cause de toutes ces ancres qui te mordillent sous la mer.
Jules SUPERVIELtE, Débarcadères, 1927.
Vous présenterez de ce poème un commentaire composé où
vous pourrez étudier, par exemple, comment la fonne libre du
poème concourt à donner une certaine vision de la réalité dont
vous pourrez dégager le caractère.
(Bordeaux, épreuve anticipée, juin 1981 .)
•••
Présentation et approches.
On proposé assez souvent d_es textes de Supervielle -au
baccalauréat.
Ils ont l'avantage fêtre assez récents mais point
trop sm:prenants pour les candidats, .d'offrir ample matière à
commentaire sans pour autant être,:en.général, trop obscurs, et
de présenter un certain nombre de caractéristiques communes à
beaucoup de pièces de la poésie du ,oçc.
siècle san·s que
· leur
auteur-appartienne à ,1.ine .école ·ou à mi groupe,
Cette année, outré que.ce même poème avait été proposé dans
une autre académie en septembre 1980, de1,1x autres textes
r�présentaieµt Supervielle à 1a ,session de juin :
• L'Escale portugaise (Gravitations; Terminale, Maroc):
même thème de l'escale que dans.
Marseille, acçompagné
également de celui de l'amour et d'une vie éclatante.
« Et des fenêtres vertes
qui se livrent au èiel.
les volets .écartés.
»
• L'Aube dans la chambre (Lès amis inconnus, Terminale,
Reims) : très beau poème, où vous -constaterez comme dans·
Marseille· l'inquiétude cloublée de confiance à Fégard de la vie,
dans une atmosphère de familiarité quotidienne transfigurée par
la poésie.
Revenons à Marseille.
4 formulation du sujet vous incitait
ici à porter votre attention sur la ,technique du vers libre.
Supervielle n'a pas toujours écrit- en vern libres.
En 1927, il a
le sentiment d'avoir trouvé son style depuis
peu; c'est en 1925
·
qu.'-il écri:vait :
« Plus de vingt ans je me cherchai
Hier enfin je me vjs paraître: »
Or il se trouve qu'à mesurç qu'il confii;mera son style� il fera
de moins en moins appel au vers librè.
Si l'on veut toutefois
donner ici une signification globale .à cett!!_-technique, (dont il
faut se souvenir qu'elle est à la mode alors depuis quelques
Corrigées du Bac.
- Compositions françaises.
.4.
dizaines d'années en France, et donc pas particulièrement
originale), on pourrait avancer l'idée qu'ils contribuent à l'un
pression d'heureux désôrdre transmise par une grande part
du texte.
L'analyse de détail nous permettra d'en donner
d'autres significations.
Quant à la « vision -de la réalité » proposée par ce texte,
quelques directions de recherche plus précises· avaient été
données à la session de septembre.
Voici le libellé du sujet :
« Sans dissocier la forme et le fond, vous ferez de ce texte un
commentaire composé.
Vous pourrez par exemple montrer la
saveur et l'originalité du texte en dégageant les iinpressions que
ressent Supervielle, les sentiinents qu'il éprouve, la vision du
monçle qu'il propose à son lecteur.
» On joignait d'autre part
une note qui pouvait être utile :
«· Jules Supervielle (1884-1960) a été depuis son enfance
partagé entre l'Uruguay et la France.
On se rappellera combien
l'océan, le paquebot et.
l'escale ont d'iinportance dans son
œuvre.
» Le-terme de « saveur » _pouvait vous aider à bien voir à
quel point ce texte, tout chargé en effet des iinpressions vécues
de Supervielle.
transmet le goût de la vie - et d'une vie
quotidienne familière et siinple.
Toute.
la poésie de Supervielle
laisse en effet résolument une grande part aux mots les moins
apprêtés:
« C'ést beau [...]
d'avofr tous ces inots
qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fëte [...] »
Hommage à la vie, 1939-1945.
Siinplicité qui renf?rce en effet ici l'iinpression de vie que la
plupart des candidats ont bien perçue.
Voici quelques exemples
de ce·que quelques bonnes copies ont su en dire.
✓
Extraits commentés de quelques copies.
• Au début d'une seconde partie sur le mouvement dans le
texte:
« ...
Au vers 7, ce sont les chaises qui frétillent elles aussi de
cette vie qui viènt du poète.
Le soleil « pense», parle (« se mêle
à la conversation», « réjouit», « prend», «· bouscule» et
« pousse», enfin pénètre les esprits et donne la vie aux habitants
de la ville.
Y>
Ce texte montre bien le rôle transformateur et créateur du
regard du poète (« cette vie qui vient du poète »), et· l'âme
vivante qui se met à habiter les êtres réputés inanimés.
11 a
le tort, dans une partie consacrée au mouvement, d'introduire
dans la phrase.
sur le Soleil des termes étrangers à l'idée.
dé
mouvement (penser, parler, réjouir), quand vous constatez UJ.1
défaut de ce genre dans votre copie, il faut exclure les termes
étrangers au thème, ou trouv1,r une autre définition au thème
unificateur de cette partie du devoir.
• Une autre copie présentait les mêmes éléments en les
introduisant de façon plus �tisfaisante; après une partie
consacrée à l'assimilation de Marseille et de la mer, on poavait
liré, en début de deuxième partie :
· « Mais Marseille est davantage encore, elle est aussi la ville du
mouvement et de la vie.
« Ses tramways avec leurs pattes de
crustacés» sont devenus des êtres vivants et _les hommes
deviennent les « vivants qui lèvent les bras» au del non pour
parler de pétanque avec volubilit_ê comme nous pourrions nous
y attendre, maïs « comme pour se partager le ciel» : le geste
même est transfiguré et devient plus beau.
Mouvement aussi, bien sûr, dans l'agitation des cafés, et
même le soleil « pense tout haut» ·et_ « se mêle à la conversa
tion».
En effet règnent à Marseille la vie, le.
bruit, la joie, et la
lune ne- peut être, là-bas, qu'un phénomène malicieux, extrava
gant, « un singe-échappé [d'u�] baluchon».»
Deux excellentes remarques dans cette bonne présentation :
celle qui montre comment Supervielle saif éviter le pittoresque
facile des guides touristiques en o_ubliant la pétanque pour ne
parler que d'un partage du ciel, et celle qui utilise le thème du
paragraphe pour montrer comment·I:impression dominante du
texte régénère les imag(?s les plus éculées de la poésie - en
l'occurrence celle de la lune (se rappeler toutefois,.
dès l'époque
romantique, la fantaisie de la Ballade à la lune de Musset,
1830 1• Le défaut de ces· quelques lignes est tol!tefois· que les
seuls liens.
y sont des coordinations qui ajoutent de nouveaux
éléments sans les organiser.
Après une partie· sur la ville-mer,
plutôt que d'écrire « Marseille est davantage encore.:.
», on
aurail: eu µitérêt à s'appuyer sur l'idée de transfiguration si bien
trouvée par la suite pour dire que les métaphores marines
n'étaient que l'aspect le plus apparent des transfigurations.
qui
animent le monde quotidien pour en faire un hymne à la vie.
On
pouvait en profiter alors pour remarquer qu'on sait bien,
justement, que• la nier est -à l'origine de la vie sur terre, et
qu'ainsi s'explique le mythe, antique de Vénus (déesse de
l'an;iour) sortant de l'onde, issue de.
la mer .- mythe dont
s'inspire visiblement le début du.poème.
• A cet hymne à la vie -·une vie multiple, riche, grouillante
- participe l'interpénétration de tous les éléments (thème
fréquent en poésie depuis Baudelaire et ses Correspondances),
dont une copie rendait très bien ·compte en .en présentant un
aspect particulier dans les termes que voici :.
1.
Déjà agacé peut-�tre, ou amusé, _par la mélancolie obligée 'Cles
rêveries au clair de lune, il écrivait :
« C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un.
point sur un i.
»
Suivaient quelques questions irrévérencieuses, dont vous vous
souvenez peut-être.:.
« .Es-tu l'œil du ciel borgne...
»
ou
«· N'es-tu rien qu'une boule,
Qu'un grand faucheux .bien gras
Qui roulé
Sans pattes et sans bras? »
« Supervielle arrive à faire vivre ensemble deux contrâires
avec, une telle harmonie que, loin de se gêner entre eux, ils
s'accordent pour �onner à Màrseille cette sorte de féerie qui la
caractérise.
Mieux que de s•�ccorder, ils se confondent : « le
soleil [...] réjouit la gorge des femmes comme celle des torrents
dans la montagne ».
»
• Enfin deux notations, trouvées dans deux -copies diffé
rentes, faisaient bien sentir les liens entre l'homme Supervielle
et son texte .:
- l'une, à propôs du vers 4, parlait du sentiment, parfois
douloureux, du gigantisme chez Supervielle, dont la haute taille
a en effet inspiré de nombreuses images dans ses poèmes;
- l'autre, à propos du vers "7, montrait que les nombreux
mouvements évoqués par le poème pouvaient en fait être 'une
image de ce « remuement intérieur·» si fréquent dans les textes
de Supervielle, à eau� en partie de l'attention à son corps
provoquée en lui par la maladie cardiaque.
Choix d'llll plan.
Comme on vous _ invite à composer, vous craignez souvent à
juste titre de prendre comme plan de votre commentaire çelui du
texte.
Ici, toutefois, il se trouve que tous ·1es plans opérants
revenaient à s'inspirer du plan du texte:: trois partiès révélées
fort simplement par les -trois phrases du texte, et .qui se
distinguent les unes des autres par toùtes sortes d'aspects, )es
images et les impressions transmises aussi .bien que la syntaxe
(1 re : phrase nominale avec rupture de construction; 2c :.
phrase
descript_ive ou narrative de construction normale; 3c : invoca
tion).
Exemple rt' 1.
Ûn exemple d'essai infructueux pour échapper à ce pl�n : le
plan suivant, -présenté par un candidat.
I.
Description de la ville sortie de ·1a mer,
1r Évocation des sentiments :
a) regret de la mer, manifesté par la présence de la mer dans
la ville;
b) regret de quitter la ville: invocation à Marseille.
Passons sur l'impropriété du tenne ien perçu? S'agit-il d'une simple
alternance, dans un texte qui évoquerait aussi le caractère
éphémère des sentiments humains? Après l'espoû; .(« sortie de la
mer»•,;= naissance), la plénitude de la vie '(2c partie), puis une
méditation plus .grave, où perce l'angoisse .existentiellè? C'est
vrai, et c'est une des inultipiès manières dont ces trois parties
s'opposent et.
se complètent.
Mais une bonne connaissance de Supervielle noùs pem1et
d'ailer plus loin.
Tous les recueils de Supervielle sont pleins de·
l'inquiétude du poète.
Inquiétude de ·celui qui, faisant entrer
dans un texte la réalité, risque de la blesser, et se demande:
«,Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fIS vais-:je le reconnaître?»
L{!s Arnis-ine,onnus,
1934.
lnquiétude aussi de celui dont l'imagination envahit la vie, lui
donnant un sentiment d'instabilité,:
.
« Tout m'est nuage et fen meurs »
�
Les Amis inconnus.
Mais partout ,aussi chez SupervieIIe.
on rencontre le bonheur
de crey:r, le sentiment que créer donne la blmière..
Dieu, dans La
Fable du monde (1938) çiit :
« Homme, si je t'ai créé c'est pour y voir un peu clair.
»
Et Supervielle espère, par l'art, prend.re un peu possession d:u
monde.
Dans une lettre citée par 'Robert Vivier dans son livre,
Lire Supervielle,•il disait vouloir« humaniser les étoiles les plus
lointaines, du dehors et du dedans » et « colontser les astres»;
« Et.dans la confusion du monde extérieur et de l'intérieur, cela
m'a paru possible», ajoutait-il.
tJne telle confusion explique le
caractè� à la fois très simple et trés étonnant de certaines
images; nous avions déjà noté, d'.ailleurs, parmi nos premières
impressions ·ctu ·texte, un mélange intime et heureux d'éléments
pàrfois opposés, mais, nous atteignons ici à l'interprétation la
plus profonde, et qui commande toutes le_s autres, de cette
réconciliation des contraires : l'abolition de la frontière entre
intérieur et extérieur, donc entre réel et imaginaire.
C'est ce qui
permet à toute image de s'imposer subitement au poète et à son
lecteur plus vivement qu'une réalité concrète.
C'est Marseille qui
surgit de la mer, ou 'bien tel souvenir de la pampa uruguayenne:
Un mouton met sa tête
Sur le bord de mon lit
A-t..:il passé les mers?
EL ALBA, (]ravitations:
Mais cette puissance suprême d'éveilleur d'images ne va pas
sans angoisse de la part de Supervielle, qui a constamment en
lui,.
et là encore souvent simultanément, le sentiment de la
réussite fulgurante et celui de l'échec inévitable du poète.
C'est
sans doute grâce à son humour qu'il peut sans drame accepter
les deux.
Là où Rimbaud, passé par tous les vertiges de la
voyance poétique, abandonnait toute création pour ·tenter
l'aventure vécue� Supervielle a accepté· son destin de poète mais
pas•à la manière ·d'un romantique frappé de la marque fatalé du
génie prophétique; il dit simplement : « Si j'étais une bonne
pâture pour la poésie, j'étais tout de même trop coriace pour le
cabanon >> (NRF, 1959, Cité par Vivier).
Et ses tèxtes, aprés
avoir puissamment suscité des images, mettent souvent en scène
le poète lui-même pour les congédier : Ainsi, dans Mes légendes
(Le Forçat innocent), lit-on :
« Si je touche cette boîte
En bois de haute futaie
Un faon s'arrête et regarde
Au plus fort de la forêt.» _,
Mais le faon ainsi éveillé est bientôt renvoyé .comme étranger :
« ...
détourne la tête
Poursuis ton obscur cnemin
Tu ne sauras jamais rien
De ma vie ni de mes gestes.»
Même congé brutal donné aux poissons dans Les Amis
ÏnCOrlf!US :
«,Mémoire des poissons dans les criques profondes
Que puis-je faire ici de vos lents souvenirs,
[..
,]
·Allez en mer, laissez-moi sur ma terre sèche
Nous ne sommes pas faits pour mélanger-nos jours.»
Nous avons donc maintenant COQJ.pris, par delà l'humour
(présent aussi dans notre texte par Ùn certain -nombre d'images
cocasses: tramways-crustacés ou lu.ne-singe), où se situe fonda
mentalement l'inquiétude de Supervielle, et cette compréhension
nous permettra de faire le lien entre les différentes parties du
commentaire.
Après une première partie consacrée essentielle
ment, comme dans les plans analysés, à la métaphore marine,
mais envisagée sous l'aspect de l'imprégnation du monde
_ humain par la nature, la seconde partie peut montrer comment
la nature à son tour s'humanise.
De ce double mouvement qui
peut avoir.« donné le tournis»....
»
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