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MONTAIGNE ou Le goût de la vérité par Jean-Louis Poirier ' Je festoie et caresse la vérité en quelque main...

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« MONTAIGNE ou Le goût de la vérité par Jean-Louis Poirier ' Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve. Montaigne, Essais, III, 8. J'aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : A l'aventure, Aucunement, Quelque, On dit, Je pense, et semblables. Montaigne, Essais, III, 11. Un philosophe à part entière S'il est vrai, comme dit Husserl, que la philosophie est une tâche commune», Montaigne est sans doute le plus exemplaire des philosophes : les Essais organisent un vertigineux travail de la citation, où, sans rhétorique aucune, Montaigne intériorise une exceptionnelle activité de lecture qui, lumineusement restituée dans l'écriture d'un texte, donne naissance à l'œuvre philosophique la plus singulière et la plus attachante, la plus rigoureusement pensée, et la plus profondément enracinée dans la communauté vivante des philosophes. On ne comprendra rien à Montaigne sf on ne comprend pas d'abord en quel sens essentiel ce philosophe fut un écrivain, indissociablement écrivain et philosophe.

A une tradition littéraire qui n'a troyvé dans Montaigne qu'une autorité pour recouvrir un culte frivole de l'impressionnisme et de la subjectivité, il faut résolument opposer une pensée inséparable de son style : point d'ornements, mais l'identité, dans la patience de l'écriture, de l'idée et de son expression. C'est pourquoi Je texte des Essais, qui se présente selon les trois couches des éditions successives (1580, 1588, 1595), est, en vérité, d'un seul tenant: le travail de reprise, d'addition ou de correction, traduit, mot à mot, le travail de sédi« -214 Montaigne mentation de la pensée, il réfléchit dans le style ce fait que penser n'est jamais simple, que penser c'est d'abord se demander ce qu'on pense, et qu'aucune pensée ne saurait jamais être une dernière pensée. Ironie et scepticisme Lire Montaigne d'après l'idée qu'il est philosophe, c'est donc recueillir soigneusement, d'un bout à l'autre, l'ironie de sa démarche, ne jamais la fixer, mais toujours, en revenant à Socrate, son maître, apprécier cette pente qui, si l'on n'y prend garde, discrédite toute idée, à l'affirmer trop vite, trop uniment ou trop lourdement.

La difficulté de lire Montaigne, qui fait oublier parfois qu'il est philosophe, c'est qu'il n'a pas de doctrine : non seulement ses idées ne font pas système, mais aucune n'est jamais strictement affirmée. Bien plus, les citations débordent toujours sur le texte, s'y fondent, et l'on ne sait ce qui doit être imputé à l'auteur.

On se méprendrait pourtant à trouver là une simple compilation érudite : l'esprit même de Montaigne est dans cette façon, active et nuancée, d'habiter les livres et les pensées. Tel est ce qu'on appellera correctement le scepticisme de Montaigne, qui explique et transfigure une érudition heureuse.

Le scepticisme de I' Antiquité, illustré par Pyrrhon (Ive siècle av.

J.-C.), tel que nous le connaissons par Sextus Empiricus (me siècle apr.

J.-C.), est cette méthode philosophique qui cherche à obtenir la tranquillité par la « suspension du jugement».

C'est en opposant les unes aux autres des représentations de même force qu'on apprend à ne plus donner son assentiment à aucune et qu'on parvient à la suspension du jugement.

On peut bien dire que Montaigne est pyrrhonien, car il a lu Sextus Empiricus et en a intériorisé la leçon.

L'érudition est la conséquence naturelle du scepticisme : il faut avoir lu tous les livres pour en arriver à - suspendre son jugement, après avoir fait le tour de toutes les opinions.

Mais le scepticisme de Montaigne n'est pas une allégeance doctrinale au pyrrhonisme antique : il le renouvelle et l'accomplit, il le déploie d'une façon incomparablement plus souple, où il devient, presque exclusive- Montaigne 215 ment, une activité du jugement.

La tranquillité est acquise, mais ce n'est pas le calme : c'est le bonheur de découvrir, comme vérité de la suspension du jugement, l'exercice incessant du jugement.

Rien n'est définitif, le jugement peut se reprendre à tout instant, et ce qui demeure, à travers l'étendue du savoir, c'est une perpétuelle capacité de réserver son assentiment, de retarder son approbation, qui est la vie de l'intelligence. Art de juger Par quoi ce scepticisme est moderne.

Il n'a rien d'une indifférence.

L'art de réserver son jugement, plus qu'un moyen d'apaiser l'inquiétude du vrai, devient, constamment, dans chaque phrase, dans chaque lecture, un art de juger en intériorisant, en refusant toute démission : ainsi apparaît clairement, au cœur du jugement, une puissance de nier, une puissance de douter, identique à ! 'intelligence, qui sera le ressort de la pensée moderne.

Avant Descartes, Montaigne a mis en œuvre le doute systématique, compris l'identité de l'acte de penser et de l'acte de douter : il a, dans l'entreprise des Essais, donné toute son envergure au pyrrhonisme antique.

Mais il y a plus : cette méthode est aussi recherche de la vérité et elle désigne une certitude qui lui est propre.

Car ce scepticisme renoue, profondément, avec le socratisme : on ne se débarrasse d'une vérité toute faite que pour faire valoir la vérité de l'esprit dans le travail de l'interrogation.

Peu de philosophes font voir un pareil attachement à la vérité, manifestent pareille obstination à la chercher : mais elle est redéfinie, et ce qui compte, plutôt que sa possession, c'est la manière de la tenir ou de la quérir.

Elle est façon de penser plutôt qu'objet de pensée. Aussi cette recherche de la vérité, qui tend tous les Essais, n'est-elle parfaitement visible que dans le style; elle ne saurait être pesante, fixe et délibérée ; elle exprime un goût pour la vérité, qui recherche en elle, avant tout une saveur et un plaisir : la vérité se caresse.

Ce qu'on peut appeler l'empirisme de Montaigne n'est pas une position doctrinale concernant le sensible, mais un art de vivre et de 216 Montaigne penser qui ne sépare pas l'âme et le corps, qui perçoit, avec une acuité sans égale, le caractère vivant de l'intelligence et de la vérité, c'est-à-dire leur présence.

Saisir les idées les plus abstraites dans leur rugueux, dans leur coloration la plus concrète, n'est pas talent littéraire, c'est ici puissance philosophique. Comment, donc, lire Montaigne ? Il n'y a pas d'autre moyen qu'une fréquentation assidue, soutenue par la confiance qu'on ne s'y perdra pas.

On devra, à chaque instant, unir la vigilance à l'égard du concept, la précision à déterminer les idées, et le plaisir de réserver son propre jugement.

Le lecteur n'a besoin que d'attention, mais sans raideur. Il faut cependant savoir que les Essais, qui sont un bré·viaire du jugement, ne sont pas des Confessions.

Certes Montaigne précise dans l'avertissement Au Lecteur : « C'est moi que je peins», et : « Je suis moi-même la matière de mon livre.» Or, si l'on excepte un petit nombre de passages au contenu autobiographique, l'ensemble du livre est manifestement consacré à de tout autres questions, qui n'ont rien à voir avec la personnalité de Montaigne ou sa psychologie individuelle.

Et pourtant, il est bien vrai, et il est fondamental de comprendre, que les Essais décrivent, de part en part, une subjectivité.

Le refus poursuivi d'affirmer une doctrine s'explique dans le refus d'admettre une objectivité.

Si, comme l'enseigne la tradition pyrrhonienne, il n'y a que des phénomènes, il n'est rien, ni objet sensible, ni représentation intellectuelle, qui ne soit pour une subjectivité singulière.

Nul ne peut sortir de la représentation et la représentation est un rapport.

La fonction du moi de Montaigne, dans les Essais, est de supporter, selon un subjectivisme cohérent, l'ensemble de nos représentations.

Il n'y a pas d'extériorité et, en croyant parler des choses ou les connaître, c'est, sans le savoir, de nous que nous parlons.

Ce subjectivisme, avant d'être un relativisme, est donc tout socratique: se connaître soi-même, ce n'est pas, vainement, entreprendre une indiscrète introspection, c'est criti- Montaigne 217 quer l'illusion d'objectivité, c'est lucidement rapporter nos représentations à nous-mêmes.

Mettre en lumière, partout, un point de vue subjectif qui s'ignore, c'est introduire dans la connaissance et dans la vie l'exigence de la conscience de soi et son effet destructeur.

La subjectivité se découvre dans les choses et mesure qu'il n'y a rien de stable.

Lorsqu'il recense à peu près toutes les idées et tout le savoir de son ·temps, c'est bien lui que peint Montaigne; car il ne prétend pas examiner ces représentations hors de sa subjectivité, et c'est dans sa subjectivité ainsi consciente d'ellemême que ces représentations cessent de faire illusion. Les Essais sont le contraire de Coiifessions La subjectivité est donc ici une fonction philosophique autour de laquelle tournent toutes les représentations, si bien que·tout ce savoir, toute cette érudition, accumulés dans les Essais sont, en fait, de l'ordre du savoir de soi.

Montaigne peut se lire selon cette idée directrice qu'intérioriser notre savoir, nos idées, notre culture revient à les critiquer.

et à les juger.

L'exercice de la subjectivité est l'exercice même du jugement : les Essais sont le contraire de Confessions, car il s'agit d'intérioriser le monde en lui rendant sa dimension subjective, et non d'extérioriser ou d'objectiver le moi.

La défiance pyrrhonienne à l'égard du monde, de nos croyances, de nos impressions se nourrit à l'énergie du précepte socratique de la connaissance de soi.

Le doute de Montaigne se construit sur l'ironie, pointe de la subjectivité. LA SUBJECTIVITE Le moi Tout le drame de Montaigne s'ordonne à l'impératif du dieu de Delphes : « Regardez dans vous, reconnaissez-vous, tenez-vous à vous.

» (III.

9).

Drame, parce que ce moi qui 218 Montaigne est l'unique référence est un moi qui échappe.

L'impératif de la conversion à soi n'est donc nullement une règle d'introspection ou de complaisance, et les Essais, dans leur principe, sont le contraire d'un étalage de soi : « Je peins principalement mes cogitations, sujet informe, qui ne peut tomber en production ouvragère » (Il.

7).

Rigoureusement insaisissable, parce qu'il n'est pas chose, le moi ne peut s'apparaître à lui-même, comme dira Kant, que dans l'acte qui le représente et qui, comme représentation, le constitue. Indissociable de sa propre représentation, le moi n'a pas d'unité objective, car celle-ci est l'effet de sa propre description : « Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur» (Il.

18). La quête du moi, solidaire d'une critique du moi, n'est donc pas de nature psychologique.

C'est pourquoi elle fait mouvement dans deux directions opposées, qui partagent le moi : d'un côté un moi phénoménal insaisissable et évanescent, reflet des circonstances et du monde, de l'autre un moi essentiel qui demande appui et protection, mais qui n'apparaît pas : « Ce ne sont mes gestes que j'écris, c'est moi, c'est mon essence» (Il.

7).

On ne peut être plus net : le moi véritable est tout sauf son histoire ou ses œuvres. A chercher le moi du côté de l'extériorité, on le perd.

On ne trouvera là que la subjectivité dont parle Protagoras dans le Théétète de Platon, une rhapsodie de sensations jamais objectivables : « Vraiment Protagoras nous en contait de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses, qui ne sut jamais seulement la sienne » (Il.

12).

L'extériorité livre un moi inessentiel, fausse image qui ne vaut que parce qu'elle circule, qui ne tient que dans la pseudo-cohérence des représentations d'autrui : « Notre vérité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autrui : comme nous appelons monnaie non celle qui est loyale seulement, mais la fausse aussi qui a mise » (Il.

18).

Le moi s'échappe à lui-même parce qu'il est condamné à se saisir dans le temps, seule forme selon laquelle il se présente à lui-même, selon une unité qui reste toujours à faire et n'est faite qu'après coup.

« Toujours en apprentissage et en épreuve», toujours saisi à travers autre chose, à côté de lui, le moi est emporté dans un mouvement qui interdit d'assi- Montaigne 219 gner un être : « Je ne peins pas l'être.

Je peins le passage» (III.

2).

Que le temps soit la forme phénoménale du moi explique à la fois le caractère instable de l'écriture et le statut vacillant du moi : « C'est un contrerolle de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations » (III.

2). Mais cette critique du moi, qui est un thème sceptique constant, prend son sens plein dans le socratisme de Montaigne, en renvoyant précisément à un moi insaisissable, mais substantiel et profond.

Ce moi véritable, qui est dissimulé et désigné par les Essais, n'est pas du côté d'un homme universel que Montaigne a toujours tenu pour abstrait.

Contre les interprétations « humanistes », il faut rappeler le nominalisme de Montaigne : les représentations universelles ne sont que des mots, seul existe et est substantiel l'individu.

Que « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition» (III.

2), loin de signifier que chaque homme exprime l'universel, veut dire qu'il n'y a pas d'humanité en soi, séparée de chaque individu.

Le moi véritable, absolument singulier et absolument réel, substantiel parce qu'il demeure le même sous les accidents, doit valoir contre une apparence avec laquelle nous sommes toujours tentés de le confondre.

Il faut « distinguer la peau de la chemise » (III.

10), et notre essence réelle ne peut être atteinte que contre le masque que nous présentons à autrui, contre la comédie· (« La plupart de nos vacations sont farcesques », III.

10) que nous jouons dans la société et qui nous trompe nous-mêmes.

Le précepte socratique enseigne d'avoir à se retrouver soi-même derrière les personnages sociaux auxquels on s'identifie.

Se connaître soi-même ne peut donc résulter d'une description qui en reste à la surface, mais seulement d'une conversion pratique à l'exigence de maîtrise de soi : exister, c'est-s'arracher au monde et se poser soi-même, en se donnant à soi-même sa loi.

Le platonisme de Montaigne (cf le Gorgias) transfigure son scepticisme : « Retirez-vous en vous, mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir : ce serait folie de vous fier à vous-mêmes, si vous ne vous savez gouverner.

» (1.

39). 220 Montaigne Pour se connaître soi-même, il faut d'abord se gouverner soi-même, bref, être quelqu'un. Revenir à soi-même, cette tâche s'accomplit contre ce qui, au plus près de nous, nous sépare de nous-mêmes, ou y crée le tumulte : le temps et l'imagination. Le temps Le temps est la forme selon laquelle le moi s'apparaît à lui-même, ce pourquoi il ne se saisit que par esquisses et toujours à côté, selon le « déjà plus » ou le « pas encore». Plus profondément, comme « prévoyance et sollicitude de l'avenir» (1.

3), le temps résume l'inquiétude (« sollicitude » = souci) et le malheur de l'homme, exprime sa noncoïncidence _avec lui-même et avec le monde, sa dépossession ontologique : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà» (1.3).

La crainte, le désir, 1' espérance sont représentations qui nous emportent au-delà de nous, et, en ce sens, cette sagesse épicurienne qui veut nous épargner le souci de l'avenir et recommande çie vivre dans l'instant doit être comprise, socratiquement, comme invitant au retour à soi-même. Mais, forme même de notre représentation, le temps caractérise notre subjectivité comme radicalement impuissante à retenir l'être substantiel, l'inconstance est notre lot et marque les limites de notre connaissance : « Finalement, il n'y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets.

Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse.

Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugement et le jugé étant en continuelle mutation et branle.

» (II.

12). Marqué par le devenir, l'homme est donc privé de toute « communication à l'être», l'être des choses, comme le sien propre.

Le fond du scepticisme, qui récuse toute connaissance objective, est dramatique: il est conscience d'une instabilité foncière, conscience du leurre de toute objectivité, par quoi la connaissance de soi s'achève en une réflexion sur la finitude, si bien que le scepticisme pourrait préparer à la foi (cf.

II.

12, fin). Montaigne 221 Les sens et l'imagination Incapable de s'atteindre lui-même, le moi se perd encore par son incapacité à atteindre des objets.

Une rigoureuse critique del'imagination (c'est-à-dire des sens) réduit toute objectivité : aucune connaissance ne peut découler de ce que nous livrent nos sens.

Montaigne développe jusqu'au bout le thème sceptique du refus de la « représentation compréhensive », affirmant que nos impressions sensibles ne sont représentatives que par illusion, ne portant la marque d'aucun objet.

« L'incertitude et la faiblesse de nos sens» sont « le plus grand fondement et preuve de notre ignorance » (II.

12).

L' Apologie de Raimond Sebond (II.

12) recueille la liste des contradictions de nos sens, qui en détruit l'autorité.

Ils ne permettent aucune certitude, limités et contingents, ils ne se comprennent pas même les uns les autres.

De leur confusion naissent toutes les représentations imaginables, et, contre Epicuriens et Stoïciens, ce sont les sens comme tels qu'il faut récuser, et.non les seuls jugements ou opinions que nous.... »

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