PASCAL ou · L'ordre impossible à l'homme par Bernard Sève Je le voyais peu à peu croître de telle sorte...
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«
PASCAL
ou
· L'ordre impossible à l'homme
par Bernard Sève
Je le voyais peu à peu croître de telle
sorte que je ne le connaissais plus, particulièrement en humilité, en soumission,
en défiance, en mépris de soi-même et en
désir d'être anéanti dans l'esprit et la
mémoire des hommes.
Lettre de Sœur Sainte-Euphémie
à Mme Périer au sujet de son frère
Blaise Pascal, 25 janvier 1655.
« Pyrrhonien, géom_ètre et chrétien soumis »
Blaise Pascal vécut une existence brève; l'œuvre qu'il
laissa frappe par sa diversité èt son inachèvement.
Né en
1623, il écrit dès 1639 un essai sur les sections coniques ;
invente en 1642 la première machine arithmétique; s'occupe de physique de 1646 à 1654 ; crée pendant ce temps
le calcul des probabilités et le Triangle arithmétique (aux
propriétés remarquables); il se «convertit» en 1654 : non
qu'il ne fût déjà chrétien, mais l'expérience mystique du
23 novembre 1654 (dont le Mémorial nous conserve le souvenir) incite Pascal à se détourner du monde et des sciences
profanes pour se consacrer à Dieu et à la défense de cette
forme exigeante du christianisme qu'est le jansénisme.
Il
mène la brillante polémique des Provinciales contre les
Jésuites (1656-1657); puis revient aux mathématiques en
résolvant le problème de la cycloïde (ou roulette) qu'il avait
jeté comme un défi au monde savant, et où Leibniz devait
trouver la première idée du calcul intégral.
De· cette période datent ses réflexions sur l'esprit géométrique (1658).
Ses dernières années sont consacrées à la
préparation d'une Apologie de la religion chrétienne, que
la mort l'empêche d'achever.
Les notes et brouillons destinés à cet ouvrage constituent les Pensées.
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Pascal
« Il faut avoir ces trois qualités, pyrrhonien, géomètre,
chrétien soumis» avait écrit Pascal, comme s'il parlait de
lui (Pensées et Opuscules, éd.
Brunschvicg, Hachette,
n° 268 ; « pyrrhonien » veut dire « sceptique», au sens
fort).
Marquée par ces trois qualités, contrastée,î'œuvre dè
Pascal reste en suspens : à l'exception des traités scientifiques, et dans une certaine mesure des Provinciales, aucun
de ses textes n'est achevé ; ses découvertes scientifiques
elles-mêmes, il ne les parfait pas ; il n'en systématise pas
les procédés pour les transformer en méthode (d'autres,
partant de ses découvertes, le feront après lui).
Bref, l'ensemble ne ressemble guère, de prime abord, à ce qu'on
appelle « œuvre » pour un philosophe.
Cordre ne peut être gardé
Disparate et incomplète, cette œuvre trouve pourtant son
unité : elle est, y compris les ouvrages mathématiques et
physiques, une interrogation sur l'idée d'ordre.
L'idée centrale est nette : « les hommes sont dans une impuissance
naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit
dans un ordre absolument accompli» (De l'esprit géométrique, éd.
Brunschvicg, p.
167).
L'ordre absolument accompli
consisterait à définir tous les termes dont on se sert dans
une démonstration, et à démontrer toutes les propositions :
tout définir, tout prouver.
Mais « il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de
précédents pour servir à leur explication, et que de même
les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent; et ainsi il est clair
qu'on n'arriverait jamais aux premières» (ibid.).
II faut
donc admettre des axiomes et des termes non définis : c'est
l'ordre géométrique (ce que nous appelons aujourd'hui une
axiomatique), qui est « le plus parfait entre les hommes»,
mais qui est en soi inférieur à l'ordre idéal.
« Ce qui passe
la· géométrie nous surpasse» (p.
165).
L'homme a ainsi
l'i_dée d'un ordre sur-géométrique auquel il ne peut atteindre.
Quant aux raisonnements qui ne peuvent se mettre sous
forme géométrique, ils sont condamnés à un ordre plus
Pascal
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imparfait encore : > (ibid.).
Cœur et raison n'ont d'ailleurs pas la même
portée; le cœur a sur la raison un double avantage; d'une
part il la précède (la raison vient ensuite : elle raisonne
sur des principes que préalablement le cœur lui a fournis);
d'autre part et surtout, les connaissances du cœur sont plus
fèrmes que celles de la raison : « La raison agit avec !en-
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Pascal
teur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il
faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute heure elle
s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses principes
présents.
Le sentiment n'agit pas ainsi : il agit en un instant,
et toujours est prêt à agir.
» (B.
252).
Ce raisonnement est ainsi une véritable autocritique de
la raison : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent;
elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela»
(B.
267).
La raison soumise et éclairée
Il faut toutefois rendre raison de la faiblesse de la raison.
Toutes les contradictions que l'on peut relever entre la raison et les sens, la mémoire, l'opinion ou l'imagination indiquent en effet que la raison marique de force et de portée :
la raison n'est pas suffisamment raisonnable, elle est faible.
Faible, mais non pas impuissante absolument.
« Instinct.
Raison.
Nous avons une impuissance de prouver, invincible
à tout le dogmatisme.
Nous avons une idée de la vérité,
invincible à tout le pyrrhonisme» (B.
395).
Ce fragment
juxtapose deux phrases : c'est une simple description de la
faiblesse et de la grandeur.
Mais la juxtaposition n'explique
rien, c'est elle au contraire qui a besoin d'être expliquée.
Explication proposée par le fragment B.
344 : « Instinct
et raison, marques de deux natures.» C'est là plus qu'une
description, puisque pour Pascal la dualité de natures renvoie évidemment à l'idée chrétienne des deux natures
d'Adam (sa nature d'avant le péché, sa nature corrompue
d'après le péché); nous retrouvons ainsi le dogme chrétien
comme explication ultime.
Et Pascal n'hésite pas à écrire,
au sujet de la « véritable religion» : « il faut donc qu'elle
nous rende raison de ces étonnantes contradictions »
(B.
430).
Rendre raison, c'est la tâche propre de la philosophie ; ici la religion semble lancer un défi à la philosophie,
et la combattre sur son propre terrain, celui du « rendre
~
raison».
Pour Pascal, l'issue de la lutte ne fait auc~~
doute : la philosophie est incapable de rendre raison de œ ~
Pascal
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contradictions ; mais la religion le peut : le péché d'Adam,
c'est qu' « il a voulu se rendre centre de lui-même» et indépendant de Dieu (ibid.) ; or, le fragment 477 souligne
qu' « il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le
commencement dé tout désordre » ; ainsi la faute d'Adam
est ce qui désordonne l'humanité en l'homme.
Ce discours toutefois n'est pas un raisonnement de plus,
à ajouter aux innombrables raisonnements des philosophes.
C'est la parole même de Dieu : « Humiliez-vous, raison
impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que
l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre
maître votre condition véritable que vous ignorez.
Ecoutez
Dieu» (B.
434).
Ce n'est pas par ses propres forces que la
raison rend raison de sa faiblesse, mais parce que Dieu a
bien voulu nous donner le mot de l'énigme.
C'est pourquoi
il faut écouter Dieu en se taisant (écouter Dieu, c'est-à-dire
méditer la Bible et mener une vie de chrétien).
Le dogme
du péché originel est un mystère, difficilement compréhensible; mais « l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme» (ibid.).
D'une certaine manière, en acceptant le mystère qui la
limite, la raison gagne encore, « de sorte que ce n'est pas
par les superbes agitations de notre raison, mais par la simple soumission de la raison, que nous pouvons véritablement nous connaître» (ibid.).
Notons la fin du texte: Pascal
écrit « nous connaître», non « nous sauver»; c'est bien
une tâche philosophique, celle de la connaissance, que remplit ici la religion.
Le Christ comme réponse à la question :
« Qu'est-ce que l'homme?»
N'oublions pas toutefois que les Pensées étaient des
matériaux pour une Apologie du christianisme.
Le rôle philosophique de la religion ne fait que préparer son rôle religieux.
Pour se rendre aimable il faut que la religion
promette le bonheur : l'analyse pascalienne de la connaissance ·se redouble dans une analyse symétrique du bonheur.
De même que nous avons une idée de la vérité sans pouvoir
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Pascal
l'atteindre, de même nous avons une idée du bonheur sans
pouvoir y arriver (B.
425 et 434).
C'est que nous avons
perdu Dieu, notre vrai Bien:« car la nature est telle, qu'elle
marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de
l'homme, et une nature corrompue» (B.
441).
Mais ce Dieu
perdu veut nous sauver : pour ce faire il envoie le Christ
afin de racheter les hommes.
Ce point central de la religion
chrétienne est capital pour comprendre la pensée de Pascal.
Le Christ lui aussi possède deux natures; il est Dieu et
homme, Homme-Dieu.
Mais, au lieu que ces deux natures
se contredisent, elles sont unies et réconciliées.
L'homme
est séparé de lui-même, en guerre avec lui-même; le Christ
est médiateur : médiateur, en lui-même, entre la nature
humaine et la nature divine ; médiateur entre Dieu et les
hommes; médiateur entre moi-même et moi-même.
« Il y
a donc un grand nombre de vérités de foi et morale qui
semblent répugnantes (c'est-à-dire contradictoires, dans le
vocabulaire du xv11° siècle) et qui subsistent toutes dans un
ordre admirable» (B.
862), car « en Jésus-Christ toutes les
contradictions sont accordées» (B.
684; cf aussi B.
556).
Pascal écrit même : « nous ne nous connaissons nousmêmes que par Jésus-Christ» (B.
548); là encore, c'est de
connaissance qu'il est question.
Nous n'insistons pas sur
les évidentes résonances religieuses de ces textes, au
demeurant fort nombreux (et souvent moins lus que les
fragments moins directement religieux des Pensées).
Mais
du seul point de vue de l'ordre et de la connaissance, JésusChrist joue chez Pascal un rôle capital : il est la réponse à
la question « qu'est-ce que l'homme?», puisque c'est en.
se tournant vers lui que l'homme peut se comprendre luimême.
Dans le Christ, l'ordre perdu par Adam se trouve
rétabli.
Le salut dépend....
»
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