Promenade dominicale Roquentin, héros de La Nausée, contemple, un dimanche, la promenade des bourgeois de Bouville Dans la rue Tournebride,...
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Promenade dominicale
Roquentin, héros de La Nausée, contemple, un dimanche, la promenade des
bourgeois de Bouville
Dans la rue Tournebride, il nefaut pas être pressé : les familles
marchent lentement.
Quelquefois, on gagne un rang parce que toute une famille est entrée chez Foulon ou chez Piégeais.
Mais à
d'autres moments, il faut s'arrêter et marquer le pas parce que
5 deux familles appartenant, l'une à la colonne montante et l'autre à
la colonne descendante, se sont rencontrées et solidement agrippées
par les mains.
j'avance à petits pas.
Je domine les deux colonnes de
toute la tête et je vois des chapeaux, une mer de chapeaux.
La plupart sont noirs et durs.
De temps à autre, on en voit un qui s'envole
10 au bout d'un bras et découvre le tendre miroitement d'un crâne;
puis, après quelques instants d'un vol lourd, il se pose.
Au 16 de la
rue Tournebride, le chapelier Urbain, spécialiste de képis, fait planer comme un symbole un immense chapeau rouge d'archevêque
dont les glands d'or pendent à deux mètres du sol.
15
On fait halte : juste sous les glands, un groupe vient de se former ( .
.).
C'est fini : le groupe s'est désagrégé, on repart.
Un autre
vient de se former, mais il tient moins de place : à peine constitué,
il s'est poussé contre la devanture de Ghislaine.
La colonne ne
s'arrête même pas : à peine fait-elle un léger écart ; nous défilons
20 devant six personnes qui se tiennent les mains : ''Bonjour, cher
monsieur, comment allez-vous; mais couvrez-vous donc, monsieur,
vous allez prendre froid ; 'l}'lerci, madame, c'est qu'il ne fait pas
chaud.
Ma chérie, je te présente le docteur Lefrançois : docteur, je
suis très heureuse de faire votre connaissance mon mari me parle
25 toujours du docteur Lefrançois qui l'a si bien soigné, mais couvrezvous donc, docteur, par ce froid vous prendriez mal.
Mais le docteur se guérirait vite ; hélas ! madame, ce sont les médecins qui sont
les plus mal soignés ; le docteur est un musicien remarquable.
Mon
Dieu, docteur, mais je ne savais pas, vous jouez du violon ? Le doc30 teur a beaucoup de talent."(.
.
.).
Sur l'autre trottoir, un monsieur, qui tient sa femme par le
bras, vient de lui glisser quelques mots à l'oreille et s'est mis à sourire.
Aussitôt, elle dépouille soigneusement de toute expressfon sa face
crémeuse et fait quelques pas en aveugle.
Ces signes ne trompent
35 pas : ils vont saluer.
En effet, au bout d'un instant, le monsieur jette
sa main en l'air.
Quand ses doigts sont à proximité de son feutre, ils
hésitent une seconde avant de se poser délicatement sur la coiffe.
Pendant qu'il soulève délicatement son chapeau, en baissant un
peu la tête pour aider à l'extraction, sa femme fait un petit saut en
40 inscrivant sur son visage un sourire jeune.
Une ombre les dépasse
en s'inclinant : mais leurs deux sourires jumeaux ne s'effacent pas
sur-le-champ : ils demeurent quelques instants sur leurs lèvres, pa,r
une espèce de rémanence.
Quand le monsieur et la dame me croisent, ils ont repris leur impassibilité, mais il leur reste encore un air
45 gai autour de la bouche.
In La Nausée
© Editions GALLIMARD
------QUESTIONS-----1 - Le deuxième paragraphe comporte un dialogue : est-il, selon
vous présenté correctement ? Quel effet est ainsi produit ?
Malgré la présence des guillemets introduisant le discours direct,
Sartre a omis d'utiliser des tirets et des retours à la ligne pour distribuer
la parole entre les interlocuteurs.
Ce faisant, il obtient un effet voisin de
la confusion : on ne sait en effet pas précisément qui parle.
L'auteur
nous laisse ainsi entendre qu'il ne s'agit que de platitudes et de banalités débitées de façon automatique et qu'il n'est pas nécessaire de trier:
ces formules de politesse sont interchangeables et impersonnelles.
2- Quelles remarques vous inspire l'observation des sujets des
verbes au début du deuxième paragraphe ? ("On fait halte...
se
tiennent les mains'').
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Dans ce passage les sujets des verbes sont des pronoms ou des
noms ; mais, dans tous les cas, ils expriment l'impersonnalité et l'indétermination: en effet, en face de "on" et "nous" ("On fait halte", "on
repart", "nous défilons") on trouve en position de sujets des termes
ayant une valeur collective : "un groupe vient de se former", "le groupe
s'est désagrégé", "un autre vient de se former" ...
"il s'est poussé" ...
"la
colonne ne s'arrête même pas".
Sartre a ainsi voulu souligner le caractère moutonnier et collectif des comportements de promeneurs envisagés
sous forme de masses.
3 - Quelle signification accordez-vous à cette remarque située au
début du troisième paragraphe : 'Ces signes ne trompent pas,
ils vont saluer."
En affirmant que "ces signes ne trompent pas", Sartre adopte l'attitude d'un spécialiste qui connaît d'avance le déroulement d'un protocole comportemental ; il nous suggère du même coup qu'il s'agit de
postures stéréotypées parce que prévisibles ; on croit lire un manuel
d'éthologie (ou comportement animal)
- - - - COMMENTAIRE COMPOSÉ - - - Introduction
- Présentation
du texte
-Annonce du
plan
Par le biais de son narrateur Roquentin, J.
P.
Sartre se
livre, dans cette page de La Nausée, roman paru en
1938, à la description de la promenade dominicale des
bourgeois de Bouville.
Ce témoignage auquel l'usage
de la première personne donne le caractère d'un reportage "en direct", laisse d'abord le lecteur perplexe.
En
effet, cette longue évocation, pourtant allégée par les
coupures des lignes 16 et 30, ne comporte aucun élément pittoresque - concernant par exemple les toilettes
- ni dramatique : aucun incident notable n'intervient.
Des gens passent, se saluent et parlent...
Pire encore,
aucun jugement de type esthétique ou moral ne semble
explicitement formulé sur les passants.
Le rôle du commentaire sera donc de résoudre
l'énigme de cette page en analysant la qualité du regard
qui est porté sur les passants.
On verra ainsi que
Roquentin envisage souvent les promeneurs sous forme de groupes ou de masses.
On notèra ensuite que
son attention s'appesantit aussi sur le détail d'événements apparemment insignifiants : on relèvera enfin
tous les éléments qui soulignent crûment le ridicule
des Bouvillais et en particulier, l'omniprésence du
"chapeau".
On est d'abord frappé par le caractère indifférencié
1-Masses,
groupes, blocs des acteurs de la promenade dont le comportement est
1 - Roquentin
2-Lexique
révélateur
3-Images
208
envisagé de façon collective, la seule individualité,
dominante, étant celle du narrateur : ''Je domine les
deux colonnes de toute la tête" (lignes 7 et 8).
Ce sont
des ensembles que l'on voit se déplacer et qui paraissent obéir à des lois générales, non sans provoquer un
soupçon d'exaspération chez Roquentin: "Il ne faut
pas être pressé" ...
"Il faut s'arrêter et marquer le pas".
Le lexique est très révélateur de ce choix descriptif :
ainsi, le terme de "famille" est-il répété trois fois dans
les quatre premières lignes ; il en est de même po1,1r
"colonne" aux lignes 5, 7 et 18.
Puis c'est le tour du
mot "groupe" aux lignes 15 et 16.
Il n'est pas jusqu'à
l'emploi de "on", lignes 15 et 16 qui ne renchérisse sur
le comportement collectif et moutonnier des promeneurs, comme l'indique encore le fait que "toute une
famille (entre) chez Foulon".
La 'promenade nous
apparaît ainsi comme un phénomène mettant en jeu
des êtres aux mentalités et désirs uniformes et que le
terme de "colonne" peut nous inviter à comparer à des
fourmis ; on pourrait même assimiler la rue
Tournebride à un cours d'eau charriant des éléments
inertes que le courant et le contre-courant feraient se croiser, se ralentir, et parfois "s'agripper'' (ligne 6).
En
tout cas, la double image du flot et de l'insecte s'impose quand est évoquée "une mer de chapeaux...
noirs et
durs".
Minérale ou animale, l'image excelle à présenter
les Bouvillais comme des êtres qui obéissent passivement à une force qui les dépasse, celle qui naît de la
conjonction de l'habitude, de la vitesse acquise et du
Conclusion
partielle et
transition
Transition
Nous nous arrêtons en effet, au deuxième paragraphe, sur un groupe provisoire que la colonne
contourne par "un léger écart" et qui se livre à un
étrange processus mettant en jeu "six personnes qui se
tiennent les mains" : cette expression, à elle seule, donne le ton ; en effet, une....
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