ROUSSEAU ou Les principes du droit politique par Lucien Jaume L'irréel est produit hors du monde par une conscience qui...
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«
ROUSSEAU
ou
Les principes du droit politique
par Lucien Jaume
L'irréel est produit hors du monde par
une conscience qui reste dans le monde et
c'est parce qu'il est transcendantalement
libre que l'homme imagine.
Sartre, L'imaginaire, «Idées», p.
358.
Une méditation politique
Comment méditer sur la politique? S'il est vrai que
méditer c'est rentrer en soi vers l'homme intérieur et se
saisir en tant que sujet de pensée, peut-on méditer sur la
politique? L'ordre social et politique (qui concerne l'institution d'une vie commune et d'une souveraineté) n'est
peut-être pas conciliable avec ma condition de sujet moral
que je découvre dans la méditation.
En effet, selon Machiavel, cet ordre politique a ses règles propres : elles gèrent la
ruse, la violence, le cynisme.
Par contre, comme sujet
moral, j'ai la capacité de suivre une loi universelle que je
me suis fixée.
Dans ces conditions, puis-je concilier morale
et politique, ce qui serait proprement méditer sur l'institution politique ? Cette exigence, chez Rousseau, de ne pas
séparer morale et politique, s'accompagne logiquement
d'une autre : si je me conçois comme individualité, un
«soi» qui médite et s'interroge (et même, si je me revendique comme singularité : par les Confessions), puis-je trouver en moi-même le principe d'une loi universelle qui me
fasse intégrer une communauté raisonnable sans cependant
renoncer à moi-même ? Car ce que je veux en tant que sujet
moral libre, Kant dira ensuite «autonome», c'est n'obéir
qu'à moi-même.
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Rousseau
Raison et faits
Mais alors, ces deux exigences, concernant la morale et
la liberté en politique, rencontrent une formidable objection : l'expériénce historique des hommes.
Machiavel le
savait bien, qui s'attachait par principe à la« vérité effective » (« verità effettuale ») de la chose politique.
Ce sujet
moral que je veux retrouver dans l'ordre des sociétés, comment en rendre compte, si rien ou presque dans les faits ne
montre une société et un gouvernement où l'individu est
traité comme tel ? Si je pose _que > (ibid.)?
Ici, il faut désarmer, ou philosopher.
Le coup de génie de
Rousseau fut de traiter cette opposition en cherchant justement la clef dans l'opposition : ce qui est de l'ordre du
rationnel et du raisonnable n'a pas à être déduit de l'expérience, mais de la raison elle-même ; Kant dira ensuite :
c'est du domaine de l'a priori, et non de celui de l'empirique.
Ainsi Machiavel devient-il non pas « faux » (qui pourrait le prétendre ?), mais plus sociologue que philosophe,
grâce à Rousseau.
Machiavel, théoricien de la pratique des
«princes» ; Rousseau.
théoricien de l'institution du social.
Machiavel étudie la politique, Rousseau le politique.
Ecartons les faits
Il s'agit donc, comme disait déjà le Discours sur l'origine de l'inégalité ( 1755), d' « écarter tous les faits », pour
aller droit aux exigences pures de la raison : le livre I du
Contrat social (1762) entame une recherche de légitimité
sur l'ordre politique, qu'il ne dissocie pas du lien social
avec autrui : « Comment ce changement s'est-il fait? Je
l'ignore.
Qu'est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois
pouvoir répondre à cette question.» (1, 1).
Il ne s'agit donc
pas de se laisser décourager par le manque de connaissances sur le passé des sociétés et la formation des Etats, ni
inversement de se laisser intimider par l'abondance des
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témoignages sur les systèmes oppressifs dans l'histoire : les
faits ne donnent raison à quiconque, les faits ne font pas
droit, la force ne fonde pas la justice.
D'où l'ironie de
Rousseau envers les théoriciens comme Grotius : « Il cite
l'esclavage en exemple.
Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait.
On pourrait
employer une méthode plus conséquente, mais non plus
favorable aux Tyrans.
» (I, 2).
Souvenons-nous ici de Platon : déjà Thrasymaque, au Livre I de la République, objectait à Socrate que « la justice n'est rien d'autre que ce qui
profite au plus fort», par« les lois tyranniques en tyrannie,
les lois démocratiques en démocratie », etc.
L'Idée de contrat
S'il peut y avoir un absolu, ce que demande la raison, le
relativisme tiré des expériences sociales peut être contourné : il y a, en droit, un sujet moral qui à la fois fait
l'ordre social et politique, et y obéit.
Reste à déterminer la
nature exacte de cet absolu que requiert la raison : il nous
faudra examiner l'Idée de contrat entre les hommes.
L'homme et le citoyen
Reste également la seconde question : l'individu peut-il
être en harmonie avec l'universel? Peut-on faire que l'ordre politique ne soit pas oppressif, ni à travers une tyrannie
certes, ni non plus à travers une majorité de fait, car il y a
des tyrannies de la majorité ? La réponse de Rousseau sera
qu'il faut choisir : pour devenir citoyen, et« associé» (car
«société» vient du latin « socius », l'associé), il faut
_renoncer à l'homme naturel : « Il faut opter entre faire un
homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l'un
et l'autre.» (Emile, liv.
I).
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Rousseau
Faire .un citoyen
Reprenons notre problème: si nous voulons que l'origine
des sociétés soit fondée en raison, c'est-à-dire ni dans les
faits historiques, qui ne prouvent rien, ni dans un type de
pouvoir de quiconque sur quiconque, qui serait une domination de fait, c'est notre propre conscience qu'il faut interroger; sera juste un ordre social où l'égalité et la liberté
seront garanties contre toute oppression, et tel que chacun
« n'obéisse pourtant qu'à lui-même» (1, 6).
Mais qui est
donc ce «lui-même>>? Ce ne sera pas l'homme de
«l'amour-propre» qui ne vit que dans le paraître, l'opinion, et qui est déjà une fabrication des sociétés injustes
(thème du « Discours » de 1755).
Cet homme se désinté~
resse de ses semblables et il est intérieurement captif de
son image.
Cet homme est le complice des maux des sociétés où le droit est oublié : « Tel se croit le maître des autres,
qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux.» (1, 1).
Mais
ce ne sera pas non plus l'homme naturel, du premier état
de nature, et que le « Discours » avait étudié : vivant encore
au stade animal, borné, et séparé de ses semblables, cet
homme ne peut rien concevoir qui le dispose à une loi commune.
Mais alors, pouvons-nous nous représenter comme
un « nous-même » qui soit entre ces deux hommes-là ?
Entre la pure nature animale et la culture de l'Europe raffinée, y a-t-il quelque facteur qui puisse faire que j'obéisse
à tous pris comme corps social et politique, sans que
j'obéisse à quelqu'un en particulier? Oui, un tel facteur
existe, si nous rentrons en nous-même, et c'est la voix que
consulte la véritable «philosophie» (que Rousseau oppose
à celle des Encyclopédistes) : la raison.
Elle est à la fois
développée (mais aussi étouffée ou dévoyée) par les sociétés, et virtuellement présente dans l'animal béat de 1'état de
nature (ignorant de sa « perfectibilité »).
La loi au-dessus de l'homme
Pour que la liberté soit, la raison demande que je
n'obéisse qu'à la loi que je me suis moi-même fixée, la
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même loi pour tous les êtres raisonnables ; et pour que
l'égalité soit, il faut que nous soyons tous pareils en dignité
devant cette loi, car elle n'est la loi de personne.
Voilà une
Loi que Thrasymaque ne soupçonnait pas ! Cela revient
finalement à dire qu'il faut « mettre la loi au-dessus de
l'homme » (Lettre au marquis de Mirabeau, I 767).
Tel est
donc « le problème fondamental » en politique, explique
Rousseau au père du révolutionnaire de 1789 : comment
concevoir une théorie de l'Etat qui mette la loi au-dessus
de l'homme, et non pas un homme au-dessus des autres?
Problème comparable, ajoute-t-il, à celui fameux parmi les
mathématiciens, de la « quadrature du cercle ».
Autant dire
que le problème est presque insoluble : mais du moins
aurons-nous gagné quelque chose si nous en déterminons
les conditions théoriques de possibilité.
Pensons donc
d'abord cette forme de société et de pouvoir, qui mette la
loi au-dessus de l'homme, et il sera toujours temps ensuite
de se demander si cela est humainement réalisable.
Démarche qui aura un formidable écho, car la Révolution française, vingt-sept ans après.
croira réaliser, et faire cette fois
passer dans les faits, la problématique idéale du Contrat
social.
Mais peut-être à tort, nous en discuterons.
Aimer la Loi ?
Cependant, eil poursuivant notre recherche, pouvonsnous aimer, et même éprouver de la passion, pour cette
abstraite loi universelle ? Et .pourtant que sera un citoyen
sans passion? Si des hommes peuvent s'éprendre d'un dirigeant (qu'il soit un démocrate.
un tyran ou un monarque),
on voit mal comment ils pourraient s'éprendre d'une loi
impersonnelle, dût-elle leur garantir la justice, la liberté et
l'égalité.
Ici la raison semble une motivation insuffisante;
l'intérêt privé est une motivation plus forte, mais il nous
pousse en sens inverse car il nous dicte de tirer le maximum
d'avantages de la société pour le minimum de devoir à lui
rendre (voir sur ce point le premier manuscrit du Contrat
social, Pléiade, t.
3, p.
279 et suiv.).
Tout le monde sait par
intérêt qu'il a besoin de la sécurité, de la protection de sa _
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personne et de ses biens, et donc tout le monde est prêt à
en appeler à «l'Etat» pour qu'il assure le bien-être.
On
parle même aujourd'hui d' «Etat-Providence» (selon le
sociologue Rosanvallon).
Et c'est de là que Hobbes (Léviathan, 1651) a tiré sa théorie du souverain absolu : le souverain, c'est-à-dire la protection de chacun contre la menace
des autres, car« l'homme est un loup pour l'homme» ! Par
contre, s'il s'agit d'obéir à l'Etat, et surtout, de payer de sa
personne ou de son argent, l'intérêt ne parle plus.
Il faut
donc relayer la raison par une force puissante· qui la soutienne : l'imagination.
Il nous faut imaginer dans la loi
même, quelque chose qui excite notre imagination, mieux
encore, qui l'enflamme d'ardeur civique.
Imaginer le Peuple
« Comme la raison nue a peu de force, l'intérêt seul n'en
a pas tant que 1' on croit.
L'imagination seule est active.
C'est une passion que nous voulons donner (...
) et l'on
n'excite les passions que par l'imagination.» (Lettre au
prince de Wurtenberg, 1763).
Que pouvons-nous imaginer
qui mette donc la loi au-dessus de l'homme, qui s'en fasse
le gardien ? qui ranime cette ardeur civique que I' Antiquité
avait connue, et en vertu de laquelle on luttait pour défendre
les libertés comme s'il s'agissait des murs de la Cité.
Allons-nous imaginer un dieu? Oui, en quelque sorte.
C'est
nous-mêmes que nous a11ons imaginer, à la fois auteurs et
sujets de la loi, comme un grand Individu, raisonnable, à
une éche11e décuplée, Individu qui serait )'Etat sans que
l'Etat ne soit personne en particulier: nous a11ons imaginer
le Peuple souverain.
Et nous en sommes les membres, à la
fois l'élément législateur et l'élément assujetti.
Nous faisons donc cette fiction théorique d'un « corps collectif et
moral » (1, 6), d'un « moi' commun» (Ibid.) : fiction selon
laque11e chacun n'obéit qu'à lui-même en obéissant à tous.
Le «peuple» est cet être de raison, et d'imagination, qui
n'est peut-être pas reconnu en fait dans son existence, son
unité et sa souveraineté, mais qui en droit est la source de
tout pouvoir.
Le peuple est en droit, c'est-à-dire partout et
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toujours souverain, même si en fait, presque partout et presque toujours, il est opprimé.
Imaginons une société où le
peuple (et ainsi nous-même) saurait qu'il est la source légitime du pouvoir : le Contrat social en est la prise de conscience à la fois rationnelle et enflammée.
En politique,
Rousseau« a tout enflammé» dira Madame de Staël : l'incendie n'est pas encore éteint, chez les nations qui souffrent
au xxe siècle.
Faire le peuple
Il suffit maintenant d'expliquer comment, avec des individus, on peut ainsi constituer un peuple : ce que Hobbes
appelait le passage de la « multitude » au « peuple », nous
pouvons le reprendre, pourvu que nous nous gardions de
rendre et le peuple et les individus dépendants d'un tiers
extérieur: il s'agit; pour Rousseau, d'expurger le« hobbisme » de ses tendances despotiques (supposées).
Car si Hobbes prétendait rendre compte aussi du gouvernement
dém9cratique, et pas seulement de la forme monarchique,
Rousseau estime que, comme eût dit Pascal, ce n'est qu'une
« fausse fenêtre».
Le peuple n'obéit qu'au peuple, nousmêmes à nous-mêmes.
Il s'agit donc, comme chez Hobbes,
de « faire le peuple», si l'on peut ainsi parler, mais autrement que Hobbes.
Tel est l'admirable dialogue de deux
grands philosophes, à un siècle de distance: d'où la problématique du contrat, générateur à la fois du peuple, des
citoyens et de la souveraineté, mais aussi, de la société.
Le peuple c'est-à-dire l'acte de contracter
« L'acte par lequel un peuple est un peuple» (1, 5),
s'énonce juridiquement ainsi : « chacun de nous met en
commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême
direction de la volonté générale, et nous recevons chaque
membre comme partie indivisible du tout.
» (1, 6).
Le peuple c'est donc ce «tous» avec lequel chacun contracte et
reçoit en retour son statut de citoyen, c'est-à-dire de mem-
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bre d'une Cité, ou encore, d'une République.
Mais il se
pose ici un problème : comment peut-on dire à la fois que
je crée le peuple en contractant, et que je contracte avec le
peuple ? Préexiste-t-il au contrat social ou en....
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