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SARTRE ou Le tourbillon de la liberté par Bernard Sève Il n'est permis à personne de dire ces simples mots...

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« SARTRE ou Le tourbillon de la liberté par Bernard Sève Il n'est permis à personne de dire ces simples mots : je suis moi.

Les meilleurs, les plus libres peuvent dire : j'existe. C'est déjà trop.

Pour les autres, je propose qu'ils usent de formules telles que « Je suis Soi-même » ou « Je suis un Tel en personne ». Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, p.

100. « Une intuition d'une simplicité diamantine» « Un jour de l'automne 1943, un livre tomba sur nos tables, tel un météore : L'Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre.

Il y eut un moment de stupeur, puis une longue rumination.

L'œuvre était massive, hirsute, débordante d'une force irrésistible, pleine de subtilités exquises, encyclopédique, superbement technique, traversée de bout en bout par une intuition d'une simplicité diamantine.

Déjà les clameurs de la racaille antiphilosophique commençaient à s'élever dans la presse.

Aucun doute n'était permis : un système nous était donné».

(Michel Tournier, Le Vent Paraclet, p.

155).

Cette intuition diamantine c'est celle de la liberté.

Sartre est le philosophe-combattant de la liberté. Certains de ces combats peuvent apparaître aujourd'hui comme discutables, voire franchement périlleux ; chose toujours facile à dire après coup.

Mais l'intuition directrice de Sartre est non équivoque : penser, promouvoir, illustrer la liberté.

Sartre ici nous intéresse comme philosophe et comme penseur.

Nous ne dirons donc rien de son œuvre littéraire considérable (et qui fit beaucoup pour lui construire son personnage de maître-à-penser), de ses engagements politiques et polémiques ; ni non plus des inédits nombreux et passionnants que l'on publie depuis quelques 362 Sartre années.

Il s'agit plus simplement de montrer comment l'intuition de Sartre est devenue système ; ou, inversement, d'indiquer comment le système, «hirsute» si l'on veut, doit être compris et lu comme une exposition de la liberté. On se demandera sans doute pourquoi une intuition si aiguë et apparemment si claire, celle de la liberté, a besoin d'un aussi complexe appareil conceptuel pour s'exposer.

La réponse est que cela tient à l'essence même de la liberté, qui est précisément de n'avoir pas d'essence.

La liberté est une lumière invisible. la conscience produit du néant L'analyse sartrienne part de 1'opposition fondamentale entre la conscience et la chose (ce qu'il appelle dans son vocabulaire le Pour-soi et ]'En-soi).

La conscience n'est pas une chose d'une nature spéciale, c'est, radicalement, une non-chose, un non-être.

La chose ou l'être se caractérisent par leur identité-à-soi (une chose est ce qu'elle est, un cendrier est cendrier, ni plus ni moins), leur opacité, leur plénitude entêtée.

La conscience humaine se caractérise au contraire par le fait paradoxal qu'elle n'est pas identique à elle-même.

La conscience, en effet, est toujours tournée vers le dehors : « toute conscience est conscience de quelque chose».

selon le principe capital de Husserl.

La conscience toujours est un mouvement; elle est perception d'un arbre ou imagination d'un bâtiment; mais elle n'existe que dans son rapport à autre chose qu'elle-même; elle est donc condamnée à être en mouvement, à sortir de soi sans cesse : une conscience de rien serait un rien de conscience.

La conscience donc n'est pas (au sens où les choses sont), elle existe (ex signifiant le mouvement de sortie hors de soimême), ex-istence signifie le fait que la conscience «est» toujours au-delà d'elle-même.

D'où la définition paradoxale : « la conscience est l'être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est».

La conscience qui perçoit l'arbre est r arbre et n'est pas l'arbre, elle est intentionnalité, mouvement vers l'arbre.

C'est pourquoi je ne peux dire « je suis moi », car je suis plus et autre que ce que je suis. Sa1tre 363 Je ne peux pas me réduire à mes déterminations (âge, métier, etc.) car je puis toujours les dépasser, les transfigurer ou les alourdir par la signification que je leur donne.

Je peux vivre mon métier comme un choix, comme une fatalité, comme une contrainte, comme un bonheur : cela dépend de moi, et donc je ne suis pas professeur de philosophie au sens où la chaise est chaise.

« Si, par impossible, vous entriez "dans" une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de "dedans" ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus ·d'être substance qui la constituent comme une conscience » (Situations /, p.

30).

Comme le dit très bien Jean Beaufret, il est de l'essence de ce qui est le plus intérieur en nous de refuser l'intériorité (Introduction aux philosophies de l'existence, p.

59).

La conscience est un vide, un trou dans l'être, une décompression d'être.

Bref, un néant.

Elle est pouvoir de « néantiser » l'être, ce qui ne signifie pas le détruire matériellement, mais l'évacuer, l'annuler.

Quand nous imaginons un objet, le monde disparaît au profit de ce seul objet ; et nous avons conscience de cet objet imaginé comme d'un objet absent ou irréel.

Par là, le monde est mis à distance, néantisé : il ne s'impose pas à la conscience.

Si le réel est ce qui s'impose, alors il faut dire que la conscience toujours peut en disposer, c'est-à-dire s'en dégager (fût-ce·par le rêve, l'évanouissement, l'imagination).

La conscience produit du néant, et non de l'être : son pouvoir est l'inverse de celui du Dieu de la religion chrétienne; mais il n'est pas moins redoutable.

La conscience ne rencontre rien qui lui résiste : en ce sens elle est pure liberté.

Remarquons que l'imagination, ou plutôt la conscience imageante, revêt, de ce point de vue, une importance capitale : pour pouvoir imaginer, la conscience doit être libre, libre de s'arracher au monde, de néantiser le monde.

Et même : si nous ne pouvions pas imaginer, nous ne pourrions pas même percevoir, car nous sedans rivés aux choses, nous serions choses nous-mêmes, sans distance. 364 Sartre L'angoisse de la liberté La liberté apparaît dans l'expérience de cette puissance néantisante de la conscience.

Ce lien entre liberté et négativité ne doit pas nous étonner: chez Descartes déjà, c'est au sein du doute (volontaire) que se révélait la puissance et la certitude de la liberté humaine.

La conscience est nécessairement libre, puisqu'elle n'est ni cette détermination-ci ni cette détermination-là, qu'elle n'est rien de ce qu'on pourrait en dire.

Pour attribuer un prédicat déterminé à la conscience, il faudrait qu'elle ait une essence; mais alors elle serait une chose et non une conscience.

C'est pourquoi Sartre dit que l'existence de la conscience précède son essence; c'est ce mouvement premier qu'il appelle liberté.

En ce sens, la liberté n'est qu'un concept négatif, qui constate simplement le fait qu'on ne.

peut attribuer une essence à la conscience sans la nier.

Cette indétermination de la conscience suspendue dans le vide peut faire peur.

Sartre (s'inspirant partiellement de Kierkegaard et de Heidegger) appelle angoisse la découverte terrifiante que nous faisons de notre liberté.

Si la peur est toujours peur d'un objet (d'un événement, d'une personne), l'angoisse, elle, est peur de soi, de l'infini de sa propre liberté.

Que ferai-je si tel événement arrive? Je n'en sais rien, tout est possible, cela ne dépend que de moi ;je cherche des motifs contraignants, qui emporteraient ma décision (ou plutôt qui feraient la décision, décision que je n'aurais plus qu'à enregistrer) ; et je découvre avec angoisse qu'il n'y a pas de motifs contraignants ; tous les motifs auxquels je songe n'ont finalement que le poids que je leur donne moi-même; ils sont comme des jouets auxquels je tente en vain de conférer un sérieux qu'ils n'ont pas.

Je suis donc renvoyé à ma liberté (à ma responsabilité)- il faut décider, et le monde ne m'aide pas; il faut décider seul.« Cette liberté qui se découvre à nous dans l'angoisse peut se caractériser par l'existence de ce rien qui s'insinue entre les motifs et l'acte» (L'Être et le Néant, p.

69).

L'angoisse n'est pas la déprime, c'est un sentiment« métaphysique» : la liberté s'angoisse d'elle-même en découvrant qu'elle ne peut être arrêtée par rien.

Il est des moments dans l'existence où l'on a le sentiment qu'on serait capable de faire une folie irréparable, et l'on découvre qu'au· Sartre 365 fond il ne tient qu'à nous de la faire; que les barrières sociales, psychologiques, rationnelles même, sont levées, et que rien ni personne ne saurait nous arrêter.

C'est un vertige que cette illumination soudaine: je ne peux pas m'assurer contre moi-même, je suis à moi-même mon plus grand danger et je ne peux pas me protéger de moi.

Angoisse, expérience du néant, vertige de la liberté, c'est au fond la même chose. « Nous sommes condamnés à être libres» dit Sartre; formule paradoxale et provocante (il n'en manque pas chez Sartre), formule angoissante et pourtant revigorante. La mauvaise f ai Etre enfermé, fût-ce dans sa liberté; ne pouvoir fuir, fûtce sa liberté, cela peut angoisser, en effet.

Et l'on découvre que les hommes sont bien inconséquents avec la liberté : ils croient l'aimer, mais c'est parce qu'ils ne savent pas ce que c'est.

On se trompe en pensant que les hommes aiment la liberté : en fait, ils haïssent la contrainte.

Et les voici contraints d'être libre~, contrainte angoissante à laquelle ils voudraient bien se soustraire aussi.

Ils tentent de le faire par ce que Sartre appelle la mauvaise foi, qui est une réponse à l'angoisse de la liberté, à la peur du vertige, à la peur d'être entraîné par le tourbillon.

Les analyses de Sartre sont ici décapantes et dures, elles nous obligent à sortir de l'inconséquence, et à savoir ce qu'est cette liberté que nous prétendons aimer. La mauvaise foi, c'est de feindre (pour soi-même, car la mauvaise foi n'est pas un mensonge à autrui) que l'on n'est pas libre, au moment où il serait trop angoissant d'assumer sa liberté.

Je suis de mauvaise foi au moment où je me vis sur le mode d'être de la chose, où j'« oublie» que je suis une conscience qui peut toujours dépasser le présent vers le futur et toujours remplacer la signification de ma vie par une autre signification.

Je suis notamment de mauvaise foi quand j'essaie de me persuader que je suis soumis à un déterminisme psychique (comme si un événement de ma .

conscience pouvait être causé par quelque chose d'extérieur .

à elle).

Je s.uis de mauvaise foi chaque fois que je me joue 366 Sartre un personnage auquel je me fais croire.

Sartre dit ainsi que l'on n'est pas triste, mais que l'on se fait être triste, que l'on se joue une grande scène de la tristesse où l'on souffre comme comédien mais oµ l'on jouit comme metteur en scène et spectateur.

La souffrance, dans cet exemple, est bien réelle, mais elle n'existe pas comme une détermination qui tomberait sur moi, elle est aussi maintenue par moi, par une complaisance obscure de moi-même à cette tristesse dont je souffre.« Qu'un étranger paraisse soudain etje relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera+il de ma tristesse, sinon que je lui donne complaisamment rendez-vous tout-à-l'heure, après le départ du visiteur?» (L'Etre et le Néant, p.

97).

La mauvaise foi, c'est de faire comme si quoi que ce soit (même un sentiment) m'était imposé. Ces analyses heurtent.

Nous n'avons pas à les discuter ici, mais à les présenter.

Or, ce heurt même, l'étonnement un peu incrédule et la résistance qu'elles suscitent sont peut-être justement ce qui révèle la mauvaise foi en nous. Quoi ? Nous serions libres à ce point-là? Allons donc ! Et pourtant il nous arrive bien de nous prendre la main dans le sac, en train de nous jouer (avec talent, car nous nous trouvons toujours convaincants) la comédie à nous-mêmes. Pourquoi ne serait-ce pas vrai toujours? L'analyse de Sartre nous met en garde contre une excessive naïveté.

Apprenons que notre liberté se joue des tours à elle-même, sachons la reconnaître derrière les travestis les plus improbables : au fond nous jouons toujours (même si le jeu n'est pas toujours drôle, tant s'en faut).

L'esprit de sérieux relève donc lui aussi de la mauvaise foi ; il croit à l'objectivité des valeurs et des significations qui pourtant ne sont pas en dehors de la liberté qui les pose.

On ne peut s'appuyer sur rien de transcendant : « Aussi revient-il au même de s'enivrer solitairement ou de conduire les peuples» (ibid., p.

691).

L'esprit de sérieux, qui sait (qui croit savoir!) ce qui compte et ce qui ne compte pas, qui sait le destin de l'Etat et le sens de !'Histoire, l'esprit de sérieux est une ivrognerie de la conscience hébétée qui a enfin réussi à oublier...

qu'elle était libre. l Sartre 367 Liberté, situation et signijic(ltion La liberté est le cœur de l'existe_nce humaine : ontologi.

quement légère, elle est moralement très lourde : condamnés à la liberté à vie, nous sommes condamnés à la responsabilité.

Encore faut-il préciser les conditions d'exer.

cice de la liberté, notamment ce que Sartre appelle la situa· tion.

La liberté est toujours rapport à une certaine situation. Mon corps est le premier élément de ma situation; je n'ai pas choisi mon corps, mais je choisis la manière dont je le vis, le sens que je lui donne (l'aimer narcissiquement? le haïr et le mépriser ? le négliger ? le cultiver par un exercice quotidien ?) Cela est vrai pour les autres éléments de la situation.

La liberté ne choisit pas la situation, mais le sens qu'elle lui donne.

L'idée capitale est qu'il n'y a de sens que .

pour une conscience.

La signification n'est pas une propriété des objets, mais un acte de la conscience ; aucune situation n'a donc son sens en elle-même: « Jamais nous n'avons été plus libres que sous )'Occupa.

tion allemande » : ce mot de Sartre choque, parce qu'on.

ne le comprend pas.

Devant )'-Occupation allemande, toutes les _attitudes étaient possibles (chaque attitude exprimant le sens que l'on donne à la situation) : de la résistance du premier jour jusqu'à.la collaboration totale, toutes les attitudes, toutes les significations pouvaient être choisies (ce qui · ne veut bien sûr pas dire qu'elles aient toutes la même valeur!).

De plus, l'Oécupation obligeait à choisir: pas de neutralité possible.

Une telle situation, par sa dureté même, révèle la contrainte d'être libre.

La quotidienneté de l'exis.: .

tence nous cache que le sens d'une situation vient de notre liberté ; une situation de crise nous oblige à.

nous situer, à choisir, à assumer notre liberté.

La crise nous fait prêter attention à nous-mêmes. · Ainsi, au travers de la situation à laquelle elle donne elle.

même le sens, Ja liberté n'a jamais affaire qu'à elle-même. Un exemple extrême·Je montrera mieux.

On parle souvent de situation intolérable : mais Sartre fait remarquer.qu'est intolérable une situation qu'on a décidé de ne plus tolérer; il n'y a pas en.soi de seuil de tolérabilité (si l'on peut dire).

Un homme qui meurt sous la torture est un homme qui a décidé 368 Sartre que tout était tolérable (y compris la souffrance extrême, le désespoir et la mort) plutôt que de trahir un secret ou ses camarades.

Il ne s'agit pas ici de juger les attitudes d'autrui, mais de comprendre que le rapport qu'une conscience entretient avec une situation (si difficile soit-elle) est toujours un choix de la conscience, un choix libre donc.

Dure doctrine : les exigences de la liberté sont sans pitié, jamais on ne peut se dérober à elles.

Tout est toujours possible.

Est possible ce que je fais être possible; le possible n'a aucune existence objective; il n'est pas, il « se possibilise ».

La vie humaine est une projection perpétuelle vers des possibles qui euxmêmes renvoient à d'autres possibles, jusqu'à la mort, « néantisation toujours possible de mes possibilités, qui est hors de mes possibilités» (L'Etre et le Néant, p.

595).

On peut dire en d'autres termes que la vie est attente, et attente d'attentes ; et que la mort« n'est autre que la révélation de l'absurdité de toute attente, fût-ce justement de son attente» (ibid., p.

593).

Le tourbillon de la liberté ne s'arrête pas, son mouvement est·in-fini, simplement il est surpris par la mort. La liberté est donatrice de sens, mais le fait qu'il y a du sens n'a pas lui-même de sens.

Ainsi il n'y a pas de fondement « transcendant » du sens, la liberté est fondement infondé, abyssal et vertigineux. L'autre Toute philosophie de la conscience est une philosophie de la solitude.

Les autres existent pourtant.

Comment deux consciences peuvent-elles se reconnaître ? Comment deux tourbillons pourraient-ils coïncider? Nous n'entendons pas ici résumer les brillantes analyses de L'Etre et le Néant consacrées à la· rencontre d'autrui.

Rappelons seulement qu'autrui est d'abord rencontré comme sujet qui me chosifie par son regard, qui me « vole le monde».

Le conflit est ainsi le mode premier.... »

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