Style et langage Le style de Huis clos ne constitue pas en apparence un modèle de perfection « littéraire »....
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«
Style et langage
Le style de Huis clos ne constitue pas en apparence un
modèle de perfection « littéraire ».
Il abonde en effet en
expressions familières, parfois vulgaires.
Mais, d'une part,
Sartre en contrôle subtilement l'usage; et, d'autre part, le
langage quotidien n'est pas le seul registre sur lequel il
joue.
À chacun de ses personnages correspond une ma
nière de s'exprimer, révélatrice de sa situation et de son
passé.
Une gamme de tons très variée, comique, ironique, lyrique
et tragique, parcourt en outre le texte.
Dramaturge conscient qu'une pièce est moins faite pour
être lue que pour être représentée, Sartre élargit enfin le
langage théâtral à d'autres domaines d'expression.
À la pa
role, il ajoute le chant et la danse.
L'écriture de Huis clos se révèle ainsi plus élaborée qu'il
ne semble de prime abord.
Elle est efficace et riche, d'une
vigueur en définitive exemplaire.
UN USAGE CONTRÔLÉ
DU LANGAGE QUOTIDIEN
Il suffit presque de lire au hasard pour s'apercevoir combien·
fleurissent les familiarités de langage.
Aussi étonnant que
cela puisse paraître, elles sont inhérentes au sujet même
de la pièce.
C'est pourquoi Sartre n'hésite pas à les utiliser.
De fréquentes
expressions familières
Le dialogue épouse souvent les tournures et les tics
des conversations quotidiennes.
Les interjections 1 sont
1.
Une interjection est un mot bref exprimant une réaction sou
vent violente.
nombreuses : « Eh bien ...
» {p.
14, 37, 54), «Hé» (p.
21 ).
«Hum?» (p.
57), «Hein» (p.
87).
Le vocabulaire se fait volontiers populaire: «C'est comme ça» (p.
13), «Alors?»
(p.
27), «D'accord» (p.
43).
« Et après?» (p.
50), «Quoi»
(p.
57).
Certaines formules frisent la vulgarité : « Tu te
frottais contre lui » {p.
50) ; « Alors, tu veux un homme »
(p.
73); «Ha! chienne! À plat ventre» {p.
74).
Au regard des règles grammaticales, la construction
des phrases interrogatives n'est pas d'une correction
exemplaire.
Tantôt par redoublement de la tournure interrogative : « Qu'est-ce qui va venir?» (p.
27), au lieu de :
« Qui va venir? » Tantôt par absence d'inversion du verbe
et du sujet:« Il faut que je me taise?» (p.
42).
Spécificités du langage parlé, les exclamations reviennent enfin fréquemment : « Elle marche ! » {p.
20) ;
« Quelle extravagance! » (p.
24); «Non! » (p.
27).
Aux subtilités de la syntaxe, Sartre préfère donc la spontanéité de la langue ordinaire qui procède moins par enchaînements logiques que par juxtapositions.
Garein dit,
par exemple, à Inès : « Ça te cassait bras et jambes.
Et le
lendemain, tu ne savais plus que penser [ ...
].
Oui, tu
connais le prix du mal.
Et si tu dis que je suis un lâche,
c'est en connaissance de cause» 1 (p.
88).
Un choix volontaire et maîtrisé
La multiplication de ces tours familiers ne relève pas pour
autant d'un parti pris de négligence.
Le sujet les appelait
presque inévitablement.
Par nature fantastique 2, l'univers
des morts vivants risque d'apparaître trop irréel, trop abstrait, trop philosophique.
Une écriture «classique», recherchée, aurait accentué cette irréalité.
L'introduction d'un
discours familier renforce au contraire la vraisemblance, le
caractère commun, presque banal de I' « enfer».
En entendant parler les personnages comme ils pourraient parler
dans la rue, le spectateur adhère mieux à ce qu'il écoute.
1.
Le premier « et » a en fait une valeur de conséquence.
Il faut
comprendre : « Ça te cassait bras et jambes, de sorte que le lendemain ...
» Le second « et (si)» a une valeur temporelle : « Quand
tu dis que ...
»
2.
Voir ci-dessus, p.
47.
65
Le langage quotidien présente par ailleurs l'avantage
d'être direct.
Il ne s'embarrasse guère de nuances, de restrictions ou de circonlocutions 1 .
Il va droit au but.
« Est-ce
que j'ai une tête à lâcher prise?» dit, par exemple, Inès
(p.
66).
Voilà qui est plus frappant qu'une phrase sur la fermeté de son caractère.
Quand Garein avoue qu'il voulait
être « un dur» (p.
89), chacun comprend le monosyllabe,
tant il porte et fait choc.
L'impact dramatique de Huis clos
tient en partie à la force du langage quotidien.
UN LANGAGE RÉVÉLATEUR
DES PERSONNAGES
j
Chaque membre du trio ne s'exprime pas de la même
façon que les deux autres.
Garein ne parle pas comme
Inès, qui ne parle pas, non plus, comme Estelle.
De surcroît, aucun d'eux ne s'exprime pareillement d'un bout à
l'autre de la pièce.
Le langage est donc adapté et évolutif.
Il opère comme un double révélateur, d'une part, des
conditions sociales, d'autre part, de la mauvaise foi.
Un révélateur
des conditions sociales
Journaliste, Garein se veut un intellectuel engagé; Inès
est une ancienne employée des Postes (p.
36); Estelle se
présente comme une mondaine.
Appartenant à des milieux sociaux différents, ils ne possèdent pas la même culture, et leurs différences culturelles se ressentent dans
leur vocabulaire.
Habitué à écrire et à manier des idées, Garein utilise
volontiers des mots abstraits.
Il parle à plusieurs reprises
d'affronter la1 « situation », de se « recueillir», de « remettre sa vie en ordre», de « déchiffrer la révélation» (p.
88).
Garein sait fort bien décrire les choses, même les plus
banales, comme un battement de paupières.
L'homme
pratique volontiers l'analyse et l'introspection2.
1.
Une circonlocution est une manière de dire sa pensée de façon
indirecte, imprécise.
2.
L'introspection désigne l'analyse intérieure qu'un être fait de
lui-même.
66
Inès est plus simple et plus directe.
Elle tutoie les
gens presque d'emblée.
Ses phrases sont grammaticalement brèves, très souvent composées de propositions indépendantes (voir, par exemple, p.
63-64, comment Inès
décrit la scène des locataires qui occupent ce qui était sa
chambre).
Son vocabulaire est restreint et répétitif : les
mêmes mots reviennent dans ses phrases (voir, par
exemple, p.
65-66).
Estelle conseNe les caractéristiques verbales de labourgeoisie à laquelle son mariage l'a fait accéder.
Elle lui emprunte ses formules de politesse : «Plaît-il?» (p.
38).
En
femme naguère accoutumée à commander à une domesticité, elle compare le personnel de I' «enfer» à des « subalternes», à des « employés sans instruction» (p.
39).
Elle est la seule à appeler Garein «Monsieur» (p.
44).
Au
tutoiement, elle préfère le vouvoiement (p.
48).
Elle défend d' « employer des mots grossiers» (p.
41 ).
Un révélateur
de la mauvaise foi
Cette adaptation du langage à la culture et à la situation
sociale des personnages peut sembler normale, constituer
un trait de réalisme ou de vraisemblance.
Elle l'est en
effet, mais elle ne l'est pas uniquement.
Huis clos a pour but de dénoncer et de démasquer la
« mauvaise foi » sous tous ses aspects, en particulier le
masque des conventions sociales et des bienséances.
À
mesure que, comme le dit Garein, les personnages se
mettent moralement à nu (p.
66), les barrières du mensonge, de leurs mensonges, tombent.
Il devient dès lors
inévitable que leur façon de parler évolue.
Elle se dépouille de ses formules de politesse, de ses références
culturelles ou intellectuelles.
Elle devient nette, crue, parfois
virulente.
Chez Garein, l'intellectuel engagé cède progressivement
la place à l'aventurier raté qu'il fut.
Son vocabulaire abandonne l'abstraction : « Écoute, dit-il à Inès, chacun a son
but, n'est-ce pas? Moi, je me foutais de l'argent, de l'amour.
Je voulais être un homme.
Un dur.
J'ai tout misé sur le
même cheval» (p.
89).
Avec sa véritable nature, Garein retrouve son véritable langage.
&7
Estelle finit par oublier la rhétorique 1 mondaine des
conversations de salon.
Elle qui déteste les « mots grossiers», espère qu'Inès «crèvera» (p.
92) de la voir dans
les bras de Garein.
Sans que cela lui en coûte, elle renonce
au vouvoiement pour tutoyer ses compagnons d'éternité
(p.
91-92).
Seule Inès conserve son franc-parler.
C'est donc à mesure que les personnages se dévoilent
que le langage évolue vers plus de brutalité et de crudité.
Il devient vrai et, en devenant vrai, il acquiert un impact de
plus en plus fort.
«Tu n'es rien d'autre que ta vie» (p.
90),
lance Inès à Garein.
On ne peut être plus net et plus
simple.
Ce «tu», c'est comme si le lecteur (ou le spectateur) se trouvait directement interpellé.
UNE GAMME DE TONS
Bien que la pièce soit grave et procède d'une philosophie essentiellement tragique, Huis clos ne possède pas
de tonalité univoque.
Toute une gamme d'effets la parcourt au contraire.
Le comique et le rire infernal
Certains passages relèvent du comique pur et simple.
Le rire ou, plutôt, le sourire naît du décalage entre la situation (des damnés en enfer) et les expressions utilisées.
Entendre le« garçon», dont le statut est par définition diabolique2, parler de I' « amour de Dieu» (p.....
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