Témoignage et littérature On emploie parfois, pour qualifier les témoignages concernant les camps de concentration - qu'il s'agisse d'ailleurs des...
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«
Témoignage
et littérature
On emploie parfois, pour qualifier les témoignages concernant les
camps de concentration - qu'il s'agisse d'ailleurs des camps nazis
ou des camps soviétiques-, l'expression de « littérature concentra
tionnaire ».
Une telle formulation semble choquante, car on peut
penser qu'un des deux termes annule nécessairement l'autre.
Comment concilier la littérature, qui s'associe pour nous à l'art, à la
beauté, au plaisir esthétique, et l'expérience infra-humaine qui fut
celle des camps ? Doit-on dire que ces témoignages ne font pas
partie de la littérature, ou reconsidérer l'idée que nous nous faisons
de celle-ci?
LE GENRE DU TEXTE
Si c'est un homme est le récit d'une expérience vécue par un
sujet : le je du texte est bien celui de l'auteur, et c'est un épisode de
sa vie qu'il nous raconte ici.
Pourtant, on ne peut classer ce récit
parmi les textes autobiographiques, parce que le récit n'est pas cen
tré sur un moi individuel.
Mais il ne s'agit pas non plus du travail d'un
historien : Si c'est un homme n'en comporte ni la distance ni l'ob
jectivité.
Ce récit n'est pas davantage un simple « document » : il
n'en a pas le caractère brut et immédiat, comme une correspon
dance par exemple.
L'auteur veut transmettre quelque chose, il
s'adresse à un lecteur potentiel.
De plus, la réflexion tient une place
importante dans le récit : il ne s'agit pas seulement d'énoncer des
faits, mais d'en tirer des conclusions concernant l'homme en géné
ral.
Le récit de témoignage est un genre en lui-même.
Mais son
appartenance à la littérature est problématique, et tous les témoi
gnages n'ont pas une valeur littéraire.
LE REFUS DE LA LITTÉRATURE
Les auteurs eux-mêmes refusent souvent que leur témoignage
soit considéré comme un texte littéraire.
Ainsi, !'écrivain russe Varlam
Chalamov (1907-1982), qui a passé dix-sept ans de sa vie dans les
camps sibériens et a écrit les Récits de Kolyma, dit :
Il n'est pas une ligne, pas une phrase des Récits qui se veuille
« littérairel ».
C'est sans doute pour la même raison que Primo Levi, dans la
Préface, souligne les défauts de structure de son récit et insiste sur le
caractère immédiat de l'écriture.
Dans un entretien de 1983, il affirme:
Celui qui a écrit Si c'est un homme n'était pas un écrivain au sens
habituel du terme, c'est-à-dire qu'il ne se proposait pas un succès
littéraire, il n'avait ni l'illusion ni l'ambition de faire un bel
ouvrage2•
L'absence d'élaboration littéraire semble garantir l'authenticité du
témoignage.
Primo Levi dit avoir voulu laisser les choses se raconter
d'elles-mêmes.
1Un scrupule moral
Le philosophe allemand Theodor Adorno (1903-1969) a dit, dans
une formule devenue célèbre, qu'il n'était plus possible d'écrire de la
poésie après Auschwitz.
L'existence des camps de concentration
marque une rupture dans notre histoire, les récits qui la concernent ne
sauraient donc s'inscrire dans une tradition littéraire.
Écrire à ce propos un
«
beau livre
»
serait prétendre représenter l'irreprésentable et
donner sens à ce qui doit à tout jamais être considéré comme insensé.
L'élaboration littéraire, selon Adorno, ne peut que trahir la vérité :
Lorsqu'on parle des choses extrêmes, de la mort atroce, on éprouve
une sorte de honte à l'égard de la forme, comme si celle-ci faisait
outrage à la souffrance en la réduisant impitoyablement à l'état
d'un matériau mis à sa disposition3.
1.
Varlam Chalamov, Tout ou rien, éd.
Verdier, 1993.
2.
Le Devoir de mémoire, éd.
des Mille et une nuits, janvier 1995, p.
26.
3.
Theodor Adorno, Modèles critiques, éd.
Payot, 1984, p.
135.
PROBLÉMATIQUES
ESSENTIELLES
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« Faire de la littérature ,, avec quelque chose d'aussi monstrueux
que l'extermination de millions d'hommes paraît indécent.
Il est vrai
qu'il existe toute une pseudo-littérature qui exploite le thème des
camps en faisant appel au sadisme ou au masochisme inconscients
du lecteur - car l'horreur fascine et attire autant qu'elle repousse.
C'est pourquoi, peut-être, Primo Levi prévient le lecteur qu'« en fait
de détails atroces », son livre n'ajoutera rien à ce que l'on sait déjà
des camps d'extermination (p.
7}.
ILe souci de l'exactitude
Littérature s'identifie souvent, pour nous, à fiction.
Ici, nous avons
affaire à une réalité : c'est pourquoi les faits doivent être exactement
relatés.
Il ne faut pas enjoliver, que ce soit pour atténuer ou pour exagérer l'horreur.
La vérité au sens le plus simple de fidélité au réel est
essentielle, car c'est elle qu'il faut transmettre afin d'éviter deux
réactions possibles du lecteur: « ce n'était pas si terrible», ou, à l'inverse: « il est impossible que de telles choses aient pu exister».
Ainsi
Chalamov, grand admirateur de !'écrivain russe Boris Pasternak, critique sévèrement un passage de son célèbre roman, Le Docteur
Jivago (1957) :
«
Votre description du camp n'est pas véridique4 ».
À Soljenitsyne, auteur d'Une journée d'lvan Denissovitch, il fait
remarquer l'invraisemblance de la présence d'un chat dans un
camp :
«
Pourquoi n'a-t-il pas encore été tué et mangé5 ? ».
C'est à
de tels détails que l'on peut juger de l'authenticité du récit.
L'auteur
s'èst donné pour but de témoigner et de transmettre, son devoir est
d'être fidèle à la réalité.
L'ÉLABORATION LITTÉRAIRE
Mais Chalamov semble parfois se contredire.
À propos de ses
Récits, il dit qu'il vise « l'authenticité d'un procès-verbal ou d'un
4.
Varlam Chalamov, Correspondance avec Boris Pasternak et Souvenirs, éd.
Gallimard,
1991.
5.
Cité dans /.:Archipel du Goulag, Il.
106
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
précis scientifique porté au plus haut niveau de l'art6 »; il est donc
bien question d'« art ».
Et Primo Levi n'est pas d'accord avec
Adorno, puisqu'il a lui-même éprouvé le besoin d'écrire des poèmes
à partir de 1946: « Mon expérience a été opposée.
Alors il me semblait que la poésie était plus appropriée que la prose pour exprimer
ce qui pesait sur moi7 ».
Selon Alain Parrau, le propos de Primo Levi
est contradictoire : d'un côté il prétend avoir laissé les choses se
raconter d'elles-mêmes, et de l'autre, il nous dit qu'il avait peur de
tomber dans la rhétorique et qu'il a choisi délibérément un langage
« pas trop sonore».
Comment, demande à juste titre Parrau, peut-on
parler à la fois de « choix d'un langage », et de « diction des choses
elles-mêmes8 ? »
1L'illusion du témoignage brut
Nous avons tendance à penser que l'élaboration littéraire, les
recherches stylistiques ne peuvent que déformer la réalité en l'enjolivant.
Mais il est illusoire de croire qu'on peut laisser les choses se
raconter d'elles-mêmes.
Ceux qui ont tenté de le faire ont échoué
dans leur projet de transmission.
Si l'on veut
«
tout dire », le lecteur
est saisi d'un mélange....
»
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