Tropismes est composé de courts textes indépendants qui évoquent des personnages pris sur le vif dans des scènes de la...
Extrait du document
«
Tropismes est composé de courts textes indépendants qui évoquent des
personnages pris sur le vif dans des scènes de la vie quotidienne.
Dans l'après-midi elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes.
Ah !
cette vie était extraordinaire ! Elles allaient dans des « thés »1, elles
mangeaient des gâteaux qu'elles choisissaient délicatement, d'un petit air
gourmand : éclairs au chocolat, babas et tartes.
Tout autour c'était une volière
pépiante, chaude et gaiement éclairée et ornée.
Elles restaient là, assises,
serrées autour de leurs petites tables et parlaient.
Il y avait autour d'elles un
courant d'excitation, d'animation, une légère inquiétude pleine de joie, le
souvenir d'un choix difficile, dont on doutait encore un peu (se combinerait-il
avec l'ensemble bleu et gris? mais si pourtant, il serait admirable), la
perspective de cette métamorphose, de ce rehaussement subit de leur
personnalité2, de cet éclat.
Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes et délicates.
Leurs
visages étaient comme raidis par une sorte de tension intérieure, leurs yeux
indifférents glissaient sur l'aspect, sur le masque des choses, le soupesaient un
seul instant (était-ce joli ou laid ?), puis le laissaient retomber.
Et les fards leur
donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie.
Elles allaient dans des thés.
Elles
restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières
s'écoulaient.
Nathalie SARRAUTE, Tropismes, © Éditions de Minuit, 1939.
1.
Des « thés » : des salons de thé.
2.
Rehaussement subit de leur personnalité : cette expression signifie qu'elles
se sentent plus importantes.
[Introduction]
La peinture faite par Flaubert d'Emma Bovary à sa fenêtre est restée célèbre : c'est le
symbole même de l'oisiveté et de l'ennui d'une petite-bourgeoise du XIXE siècle, qui
tente de meubler le vide de son existence en regardant les passants d'Yonville.
Serait-ce
une forme contemporaine du bovarysme que Nathalie Sarraute dénonce dans le dixième
des vingt-quatre textes formant le volume Tropismes ? À travers une scène de la vie
mondaine la narratrice se livre à une satire acerbe des femmes qui passent leurs aprèsmidi dans les salons de thé.
[I.
Une scène de la vie mondaine]
[1.
La présentation des personnages]
Les personnages de cet extrait ne sont pas individualisés, car la nar-ratrice ne leur donne
pas de nom.
Elle utilise presque exclusivement le pronom « elles » pour les désigner, du
début du passage (« elles sortaient ensemble ») à la fin (« elles restaient là »).
Une seule
fois, dans le paragraphe central, ce pronom fait place à un « on », qui est tout aussi
vague : « dont on doutait encore ».
Mais ce « elles » ne désigne que les femmes dont la
narratrice décrit les activités et les attitudes, sans que le lecteur sache si ce pluriel
s'applique à deux personnes ou davantage et quels liens les unissent : une mère et sa
fille ou deux amies ? Contrairement à ces femmes, qu'on n'ose appeler des
protagonistes, les autres femmes du salon de thé n'ont même pas droit au pronom
personnel : ce sont des singuliers collectifs qui les désignent, sous une forme soit
métaphorique (« une volière »), soit simplement imagée (« un courant d'excitation »).
Pour dissiper quelque peu cet anonymat dans lequel la narratrice maintient ses
personnages, le lecteur est réduit à des conjectures : il peut déduire, par exemple, de la
précision donnée à la fin de la première phrase (« menaient la vie des femmes ») que les
personnages principaux sont de jeunes mariées ou encore des jeunes filles qui viennent
d'adopter le mode de vie de leurs aînées.
Nous ne connaissons pas non plus leur physique.
Le court paragraphe où la narratrice
donne quelques indications sur leur physionomie a pour objectif non pas de faire un
portrait, mais de peindre les manifestations de deux sentiments opposés : la « tension
intérieure », qui « raidit » les visages, et l'indifférence, qui empêche le regard de
s'arrêter sur les objets pour les observer: «leurs yeux glissaient sur l'aspect, sur le
masque des choses, le soupesaient un instant, puis le laissaient retomber ».
La narratrice
note cependant qu'« elles » sont maquillées et précise l'effet négatif de ce maquillage :
loin de les embellir, «les fards leur donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie ».
[2.
La description de leurs occupations]
Le lecteur est mieux renseigné sur les occupations des personnages que sur leur aspect
physique.
D'abord, la narratrice en indique le cadre, un salon de thé avec ces signes
distinctifs que sont les petites tables, les gâteaux qu'on y déguste et dont il cite trois
variétés, l'atmosphère enfin, caractérisée par des adjectifs mélioratifs (« chaude et
gaiement éclairée et ornée ») et par la métaphore de la volière, assimilant les femmes à
des oiseaux et le bavardage de celles-là au pépiement de ceux-ci.
Tous ces termes
donnent une image dynamique et gaie du décor.
Les occupations des femmes sont de deux ordres : déguster de la pâtisserie et bavarder
: « elles parlaient ».
Or, au cours de ces conver-sations, elles n'échangent pas des idées,
mais de simples papotages autour d'un seul et unique thème, leurs vêtements et, en
particulier, l'art de les assortir, comme le montre la question : « se combinerait-il avec
l'ensemble bleu et gris ? ».
Conformément à une tradition typiquement féminine bien
ancrée dans les mœurs, ces dames parlent donc chiffons.
[3.
L'originalité des techniques narratives]
L'analyse précédente a révélé l'absence de portraits et de descriptions minutieuses du
décor.
Ces lacunes s'expliquent par une réflexion menée par Nathalie Sarraute, dès les
débuts de sa carrière d'écrivain, sur la survie du roman traditionnel.
La narratrice a
décidé de livrer beaucoup moins de renseignements au lecteur qu'un Balzac ou un Zola ;
dans la mouvance de Kafka et de Joyce, qui réduisent souvent leurs personnages à de
simples initiales (respectivement K.
ou H.
C.
E.), elle ne donne pas de nom à ses
personnages.
Elle incite le lecteur, en revanche, à participer activement à la création
littéraire en l'obligeant à combler les lacunes volontaires du récit.
Elle introduit ainsi une
ellipse dans la narration : le premier paragraphe laissait à penser que les sorties des «
elles » n'ont d'autre destination qu'un salon de thé où elles passeraient leur après-midi.
Mais d'après les réflexions contenues dans les parenthèses commentant des achats
qu'elles viennent de faire, elles ont vraisemblablement consacré une partie de l'aprèsmidi à des courses.
De plus, dans les phrases entre parenthèses le locuteur n'est pas
précisé.
La première contient-elle la réponse donnée par une interlocutrice à une
question posée par sa compagne ou bien ce qui paraît être une réponse n'est-il pas une
simple réflexion à mi-voix ? D'ailleurs sont-ce bien « elles » qui parlent ou bien d'autres
femmes qui prennent le thé ? Aucun indice ne permet de donner une réponse nette.
L'ambiguïté du troisième paragraphe est voulue : la répétition de « autour », au début de
la phrase, semble indiquer que la narratrice continue à décrire l'entourage de «elles»,
tandis que «le rehaussement subit de leur personnalité » semble plutôt concerner « elles
», car c'est exactement ce qu'elles attendent de l'accessoire qu'elles viennent sans doute
d'acheter.
Ces ambiguïtés, ces ébauches, ces....
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓