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Un roman de l'absurde ? Le roman de Kafka _est marqué par l'absurde, selon les deux acceptions du terme. Habituellement,...

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« Un roman de l'absurde ? Le roman de Kafka _est marqué par l'absurde, selon les deux acceptions du terme.

Habituellement, en effet, le mot ..

absurde » désigne ce qui est bizarre, insensé, contraire à la logique et la raison.

Mais ce mot a également une acception philosophique : dans la philosophie existentialiste, qui interroge la place de l'hom­ me dans le monde, il exprime l'idée que la condition humaine est dépourvue de sens, qu'elle n'est guidée par aucune finalité.

Ainsi, selon Albert Camus, Joseph K., qui se débat dans un univers clos, dénué de signifièation et de projet visible, serait l'un des grands héros de l'absurde.

Toutefois, nous verrons que le monde de Kafka n'est absurde, au sens existentiel du terme, que jusqu'à ,.m certain point seulement, et qu'il semble en réalité construit sur certaines formes de déterminations supérieures. UN « MONDE INCOHÉRENT, ABSURDE ET SURRÉEL » Comme l'écrit Louis Chauvet dans un article du Figaro dont un extrait sert de liminaire au film de Welles, « Kafka nous plonge dans un monde incohérent, absurde et surréel ».

Dans Le Procès, cette absurdité repose essentiellement sur les discours déroutants des· gens de justice, et sur le comique burlesque de certaines situations bien éloignées des conventions du monde réel. 1 Le discours absurde de la justice Avant les événements ou les situations dans lesquelles il se trouvera plongé, c'est par les propos déroutants de ses intertocu- j teurs que K.

comprend combien le monde qui l'entoure est absurde.

Ces interlocuteurs sont essentiellement des personnages liés, directement ou indirectement, à la justice.

Par exemple, la femme de l'huissier dit à K.

: veux » « Je ne crains le danger que quand je (p.

91).

Une telle déclaration est absurde, paradoxale, aucun sentiment, en particulier la crainte, ne pouvant être ressenti par un acte de volonté.

Ce type de propos déroutant est notamment une caractéristique majeure de la scène de l'arrestation : les policiers venus arrêter K.

répondent à ses questions par d'autres questions (p.

24), ils lui signifient son arrestation mais refusent de lui en donner les raisons (p.

25).

Au fur et à mesure que se déroule la scène, les discours des policiers deviennent de plus en plus absurdes et découragent toute explication rationnelle des faits. Deux formes de discours absurdes vont dominer alors.

D'une part, les paradoxes : les policiers donnent des ordres à K., ils se montrent autoritaires, voire hostiles, mais en même temps ils se prétendent amicaux et lui prodiguent des « conseils » bienveillants (p.

29), allant jusqu'à afficher une certaine tristesse à son sujet (p.

33).

D'autre part, les paralogismes, raisonnements ou arguments apparemment logiques et irréfutables, mais en réalité erronés : « - Tu vois ça, Willem, dit-il, il reconnaît qu'il ignore la loi, et il affirme en même temps qu'il n'est pas coupable ! - Tu as parfaitement raison, dit l'autre, il n'y a rien à lui faire comprendre » (p.

30).

Selon les policiers, admettre ignorer la loi et proclamer son innocence sont deux affirmations incompatibles, l'une exclut nécessairement l'autre. En réalité, il n'y a aucune incompatibilité : ignorer la loi relève du savoir juridique (on connaît la loi ou on ne la connaît pas), proclamer son innocence relève en général du bon sens moral Qa plupart du temps, il est inutile de connaître précisément la loi pour estimer si on a mal agQ.

Leur raisonnement est donc frappé d'incohérence. Welles introduit lui aussi l'absurde dans les propos des policiers, mais d'une autre manière.

Dans le roman, le brigadier retient un élément des répliques de K.

et l'interroge à ce sujet : « - [ ••• ] je suis surpris, mais je ne dirai pas très surpris.

- Pas très surpris ? 130 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES j ' demanda le brigadier [...] - Je veux dire que [...] je suis un peu immunisé contre les surprises et que je ne les prends plus au tragique, surtout celle d'aujourd'hui.

- Pourquoi surtout celle d'aujourd'hui ? » (pp.

34-35).

Chez Welles, ce dialogue est modifié de façon à devenir absurde, les policiers sélectionnant cette fois de simples détails très secondaires et y insistànt comme s'il s'agissait d'informations capitales.

Par exemple, dans la séquence initiale, le premier inspecteur pose une série de questions à K.

sur Mlle Bürstner comme s'il y avait là matière à soupçons, alors que K. s'est seulement contenté d'appeler celle-ci en se réveillant : « Vous attendez Mlle Bürstner ? », « Mlle Bürstner entre souvent par cette porte pour venir vous voir la nuit ? » Le dialogue se poursuit de la même manière : avec le second inspecteur, K.

se trouve dans l'obligation de justifier ses gestes ou propos les plus anodins. Welles insiste ainsi sur l'impossibilité d'un dialogue avec la justice, les inspecteurs posant autoritairement des questions incongrues.

Pour mieux affirmer cette impossibilité:n ajoute un autre type de dialogue absurde.

Au début du film, l'inspecteur dit : aggraver votre affaire ». K.

répondant : quelle est cette affaire dont vous parlez ? « Je ne vous ai parlé de rien. « vous faites tout pour Allez-vous enfin me dire « », l'inspecteur réplique : » Chez Kafka comme chez Welles, la parole absurde des gens de justice est donc à l'image du portail de la Loi : un obstacle infranchissable, empêchant l'accusé d'accéder au sens de cette dernière.

Mais l'absurde du roman ne se limite pas au langage de la déraison, il tient également au registre burlesque. 1Des situations burlesques Le burlesque du Procès est une forme de comique reposant sur des incongru!tés, des extravagances plus ou moins parodiques, et une gestuelle outrée. Dans le roman, l'incongruité relève souvent du comique dit situation 1 ». « de Le duo formé par la femme de l'huissier et l'étudiant 1.

Voir H.

Bergson, Le Rire, PUF, 1959, p.

410. PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 131 - ensemble ou séparément - est particulièrement représentatif de ce procédé : ils s'étreignent en présence de toute la cour (p.

85), le juge d'instruction se tient auprès du lit de l'huissier et de sa femme dans leur sommeil (p.

94), l'étudiant embrasse la femme de l'huissier sous les yeux de K.

qui s'impatiente (p.

96), c'est devant son ravisseur que K.

demande à cette femme si elle souhaite être délivrée (p.

97).

Des situations en principe intimes sont parasitées par la présence incongrue d'un tiers. L:enlèvement de la femme de l'huissier par l'étudiant est en outre aussi inattendu que spectaculaire, donc particulièrement extravagant.

Il semble parodier une scène traditionnelle des récits romantiques : l'enlèvement de la jeune fille par un gredin au service du méchant, comme dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (1831).

L:étudiant « mal bâti » et « jetant de temps à autre un regard de tendresse sur son fardeau » fait penser à Quasimodo enlevant Esméralda pour le compte de Frollo.

Ce démarquage crée un effet burlesque d'autant plus prononcé qu'il est rare dans le livre, Le Procès ne se présentant pas comme un roman particulièrement axé sur la parodie. L:extravagance burlesque de cet enlèvement repose par ailleurs sur une gestuelle comique, inefficace ou outrancière, relevant du « comique des gestes » défini par Bergson : la femme passe sa main sur le visage de l'étudiant qui cherche à mordre K., elle repousse ce dernier des deux mains...

Nous retrouvons cette gestuelle à plusieurs reprises dans le roman : « Mais parvenu devant la porte, il eut un recul comme s'il ne s'était pas attendu à la trouver là » (p.

57), « Machinalement K.

fit un geste dans le vide pour chercher à saisir la main de la laveuse, mais elle était déjà partie » (p.

95).

L:entrée de l'oncle dans le bureau de K. repose entièrement sur ce burlesque extravagant.

À son arrivée, nous le voyons « écrasant son panama de la main gauche et tendant du plus loin la droite à son neveu [ .•.] au-dessus du bureau avec une précipitation brutale », renversant « tout au passage » avant de s'asseoir « sur la table en fourrant pour plus de confort 132 PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES sous son demère divers papiers qu'il ne regarda même pas (pp.

124-125).

Le« comique de mots » » bergsonien est également employé par Kafka, K.

qualifiant son oncle de « fantôme rustique » (ou « de province », selon les traductions). Le Procès est donc indéniablement, à certains égards, un texte comique.

Max Brod raconte d'ailleurs que Kafka, en lisant son roman, déchaîna le fou rire de ses amis.

Il s'agit à présent de se demander si ce registre est la marque d'un univers dénué de sens, donc « absurde » au sens philosophique. UN UNIVERS DÉNUÉ DE SENS D'après Camus, le monde du Procès est absurde.

Les situations burlesques que nous venons d'examiner ne seraient donc pas autre chose que les signes d'une absence de signification transcendante, de la perte d'une logique supérieure (Dieu, la Nature•..) capable d'offrir à la condition humaine une destinée cohérente et ordonnée. 1Une gestuelle d'individus décalés Le décalage des indMdus à l'égard du monde dans lequel ils sont plongés est une caractéristique de l'absurde existentiel.

Camus raconte le mythe de Sisyphe, condamné à pousser au sommet d'une colline un lourd rocher retombant perpétuellement en bas de la pente.

La vie de Sisyphe illustre l'inadéquation de l'homme, son effort aussi permanent que vain pour trouver sa place et sa raison d'être dans un univers absurde.

On peut ainsi voir dans les gestes burlesques, ridicules et voués à l'échec, des personnages de Kafka le signe de leur inadaptation au monde qui les entoure.

De cette inadaptation, on peut également déduire la faillite de la société humaine, l'individu se trouvant autant inadapté à autrui qu'il l'est au monde.

De fait, K est un être profondément marqué par la solitude. Il a certes des loisirs, mais partagés avec des « collègues » (p.

42), non des amis.

Significativement, croyant saisir la main de la femme de l'huissier, il fait un geste « dans le vide PROBLÉMATIQUES » (p.

95). ESSENTIELLES 133 i Plus absurde encore .

comme le suggère l'oncle, qui accomplit dés gestes sans même s'en apercevoir, c'est moins d'une inadéquation des personnages au monde qu'il s'agit le plus souvent, que d'une inadéquation des personnages à eux-mêmes.

Les êtres sont en effet réduits à des machines extravagantes, accomplissant des gestes étranges sans le contrôle de la pensée.

La gestuelle burlesque des personnages serait donc le symbole d'une humanité plongée dans un vain face à face avec elle-même, confrontée à un monde dénué de sens et sur lequel elle n'a aucun contrôle. 1De la déraison à l'angoisse existentielle La particularité de Kafka est de mettre le burlesque absurde en rapport avec un événement étrange, l'arrestation.

K.

est ainsi confronté à une série d'expériences s'enchaînant de manière automatique (à l'arrestation succède automatiquement l'interrogatoire ...) et n'ayant« pas l'ombre de sens commun » (p.

36).

L'iné- luctabilité déconcertante de l'expérience judiciaire est donc source d'angoisse, tout ce qui arrive hors de nos expériences habituelles, tout ce qui reste sans réponse, étant en effet susceptible de faire surgir la peur.

Cette concomitance du bizarre et de l'angoisse crée un.... »

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