Une littérature de combat Les Lumières sont surtout restées célèbres pour les combats qu'elles ont menés contre les abus des...
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Une littérature de combat
Les Lumières sont surtout restées célèbres pour les
combats qu'elles ont menés contre les abus des pou
voirs monarchique et religieux : à la suite des huma
nistes du XVIe siècle et des libertins du xvne siècle, les
philosophes des Lumières s'affranchissent de la tutelle
de l'Église et de la théologie, pour s'attaquer au
fanatisme religieux, à la domination du clergé, à l'abso
lutisme monarchique, à tous les préjugés qui entravent
la marche du progrès.
Ce combat peut prendre toutes
les formes, sans que cela préjuge de sa force : que ce
soit dans le conte philosophique (la dénonciation de
l'intolérance dans le Candide de Voltaire), l'essai
rigoureux (la critique ironique de l'esclavage par
Montesquieu dans De l'esprit des /ois), le roman épistolaire (les Lettres Persanes, du même Montesquieu,
attaquent la monarchie de droit divin), le discours
(Diderot et son Discours d'un philosophe à un roi, qui
s'élève contre le pouvoir de la religion) ou le théâtre et
la comédie (le célèbre monologue de Figaro dans Le
Mariage de Figaro, de Beaumarchais, où le personnage
éponyme dénonce l'ordre établi en faveur des puissants
et se prononce pour une reconnaissance du mérite), les
auteurs des Lumières ont su varier à l'infini les genres
littéraires pour ne servir finalement qu'une cause, la
recherche d'une société plus juste et plus humaine
1.
Contre l'intolérance
Voltaire, Candide,VI, 1759.
Voltaire écrit Candide pour critiquer la philosophie opti
miste de Leibniz I selon lequel, si l'on en croit le ridicule
Pangloss, son double dans le conte, «tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes possibles».
Pour contredire
cette doctrine, il suffit à Voltaire d'établir le catalogue des
maux et des horreurs absurdes du siècle.
Le conte est donc
aussi l'occasion pour Voltaire de dénoncer les abus de son
temps.
Candide arrive ainsi à Lisbonne au chapitre VI, juste
après un tremblement de terre 2 : l'Église et l'lnquisition 3
révèlent alors l'intolérance qui les anime.
Comme bien sou
vent, l'arme qu'utilise Voltaire dans ce combat est l'ironie, qui
apparaît sous de nombreuses formes dans ce chapitre.
1.
Leibniz (1646-1716), philosophe et mathématicien alle
mand, défendait l'idée que Dieu, parfait par définition, n'avait
pu créer que «le meilleur des mondes possibles».
2.
Le tremblement de terre de Lisbonne (1755) fut d'une rare
violence : on déplora de nombreuses victimes et la ville fut
dévastée.
Ce tremblement de terre provoqua un vif débat entre
théologiens et philosophes, auquel Voltaire ajoute ici une nou
velle contribution, après son Poème sur le désastre de Lisbonne
.
(1756).
3.
Inquisition : tribunal religieux de l'Église catholique, cette
institution fut chargée, entre le XIIIe et le xrxe siècle, de pour
suivre les hérétiques, ce qu'elle fit avec une grande violence.,
,
COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ 1
POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE,
ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ
Après le tremblement de terre qui avait détruit les
trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient
pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une
ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da5 fé; il était décidé par l'université de Coïmbre 2, que le
spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu en
grande cérémonie, est un secret infaillible pour empê
cher la terre de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen 3
10 convaincu d'avoir épousé sa commère 4, et deux
Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arra
ché le lard 5; on vint lier après le dîner le docteur
Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir
parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'appro1s bation : tous deux furent menés séparément dans des
appartements d'une extrême fraîcheur, dans lesquels
on n'était jamais incommodé du soleil 6 ; huit jours
l.
Auto-dafé ou autodafé: empruntée au portugais qui siguifie
littéralement «acte de foi», l'expression désigue le supplice des
hérétiques condamnés par l'Inquisition.
2.
Coïmbre : ville du Portugal.
3.
La Biscaye est une des provinces basques d'Espagne.
4.
Compère et commère sont, à l'origine, le parrain et la mar
raine d'un même enfant.
L'Église leur interdisait de se marier,
parce que le fait d'avoir tenu ensemble un enfant sur les fonts
baptismaux créait déjà entre eux une parenté spirituelle et
aurait fait de leur mariage un inceste.
5.
Ces Portugais étaient donc des juifs apparemment convertis,
mais restés secrètement fidèles au judaïsme : ils se confor
maient à l'interdiction de manger du porc en arrachant la
barde de lard de leur poulet.
6.
Cette périphrase désigue bien évidemment une cellule.
après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito 1, et
on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le
san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n'avaient ni queues, ni
griffes; mais les diables de Pangloss portaient griffes et
queues, et les flammes étaient droites.
Ils marchèrent
en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon
très pathétique, suivi d'une belle musique en fauxbourdon 2• Candide fut fessé en cadence pendant
qu'on chantait; le Biscayen et les deux hommes qui
n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et
Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la cou
tume.
Le mêmejour la terre trembla de nouveau avec
un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout san
glant, tout palpitant, se disait à lui-même: «Si c'est ici
le meilleur des mondes possibles, que sont donc les
autres? Passe encore sije n'étais que fessé,je l'ai été
chez les Bulgares 3 • Mais, ô mon cher Pangloss! le plus
grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre
sans queje sache pourquoi! Ô mon cher anabaptiste 4,
le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé
dans le port 5! Ô Mlle Cunégonde, la perle des filles,
faut-il qu'on vous ait fendu le ventre 6! »
l.
San-benito ou sanbenito: casaquejaune que devaient revêtir ceux
que l'Inquisition avait condamnés au bûcher.
2.
Faux-bourdon: désigne une harmonisation de chant d'église.
3.
Allusion au chapitre II du conte.
4.
Anabaptiste: membre d'une secte protestante qui, n'admettant
pas la validité du baptême catholique administré peu après la
naissance, est soumis à un second baptême lorsqu'il est adulte.
5.
Candide fait ici référence au personnage de Jacques, qui s'est
noyé dans le port de Lisbonne au chapitre V.
6.
Candide vient de l'apprendre, au chapitre IV.
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Il s'�n retournait, se soutenant à peine, prêché,
fessé, absous et béni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui
dit: «Mon fils, prenez courage, suivez-moi.
»
2.
Contre l'esclavage
Montesquieu, De /'Esprit des lois,
«De l'esclavage des nègres», 1748.
Montesquieu ( 1689-1755) aborde dans De /'Esprit des lois
la question de l'esclavage.
Délaissant l'objectivité rationnelle
avec laquelle il avait jusque-là analysé les causes des lois, des
institutions et des coutumes il prend parti et dénonce vive
ment cette pratique, dans un texte qui reste un modèle de
rhétorique ironique.
La première phrase du chapitre est
essentielle à cet égard : donnant la clé d'une lecture anti
phrastique, elle permet de comprendre que tous les argu
ments qui suivent ne se prononcent pas en faveur de
l'esclavage, mais contre lui, en soulignant son absurdité.
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de
rendre les nègres 1 esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de
l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de
s l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres 2•
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler
la plante qui le produit par des esclaves.
l.
Nègres: au XVIII' siècle, le mot n'est pas encore péjoratif.
2.
Allusion ironique au trafic triangulaire : des navires partaient
de France chargés de pacotilles qu'ils échangeaient en Afrique
contre des esclaves.
Ils repartaient aussitôt vers l'Amérique (les
Caraïbes), où ils vendaient leurs esclaves et achetaient du sucre
et du rhum, qu'ils revendaient en France.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jus
qu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque
impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui
est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme
bonne, dans un corps tout noir 1•
Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui
constitue l'essence de l'humanité, que les peuples
d'Asie qui font les eunuques 2, privent toujours les
noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus
marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle
des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande consé
quence, qu'ils faisaient mo?rir tous les hommes roux
qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens com
mun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre,
que de l'or, qui, chez des nations policées 3, est d'une
si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces genslà soient des hommes; parce que, si nous les suppo
sions des hommes, on commencerait à croire que
nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on
fait aux Africains.
Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne
serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui
font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire
une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?
1.
La couleur des noirs intriguait beaucoup les savants et l'opi
nion publique du siècle.
2.
Eunuques: hommes châtrés qui gardaient les femmes dans les
harems orientaux.
3.
Policées : civilisées.
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3.
Contre la monarchie de droit divin
Montesquieu, Lettres Persanes, XXIV, 1721.
Les Lettres Persanes constituent un roman épistolaire ori
ginal par le procédé mis en œuvre pour critiquer la société
française : Montesquieu imagine les lettres qu'Usbek et Rica,
deux Persans en voyage en France, écrivent à leurs compa
triotes pour leur livrer leurs impressions.
Leur regard, très
critique, est étranger aux us et coutumes des Français, et
Montesquieu peut donc remettre en cause ce que ses
contemporains considèrent comme de simples habitudes.
Ce
procédé est d'autant plus habile qu'il permet à l'auteur de
contourner la censur� : les mauvais esprits ne verront que
stupidité des Persans, là où il faudrait plutôt constater leur
lucidité.
La première lettre envoyée de Paris porte sur la
monarchie absolue et sur la pratique du pouvoir exercé par
Louis XIV: d'emblée, Montesquieu dirige ses attaques contre
l'incarnation même de l'autorité politique.
Il va plus loin
encore par la suite, en s'attaquant au Pape et à l'Église catholique.
RICAAIBBEN
À Smyrne
[ ...
] Le roi de France est le plus puissant prince de
l'Europe.
Il n'a point de mines d'or comme le roi
d'Espagne son voisin 1; mais il a plus de richesses que
lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus
s inépuisable que les mines.
On hµ a vu entreprendre
ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds
que des titres d'honneur à vendre , et, par un prodige
L Les Espagnols avaient des mines d'or au Pérou.
de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées,
ses places munies 1, et ses flottes équipées 2•
D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce 10
son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait
penser comme il veut.
S'il n'a qu'un million d'écus
dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a
qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux , et ils le
croient 3• S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il 15
n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête
qu'un morceau de papier est de l'argent 4, et ils en
sont aussitôt convaincus.
Il va même jusqu'à leur faire
croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les
touchant 5, tant est grande la force et la puissance qu'il 20
a sur les esprits.
Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t'étonner
il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas
moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de
celui des autres.
Ce magicien s'appelle le pape.
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il lui fait croire que trois ne sont qu'un 6, que le pain
qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on
boit n'est pas du vin 7, et mille autres choses de cette
espèce.
I.
Munies : fortifiées.
2.
Pendant les guerres de la Ligue d'Augsbourg (ou guerre de
dix ans, 1688-1697) et de la Succession d'Espagne (1659-1700),
Louis XIV vendit des offices plus ou moins inutiles et des titres
de noblesse pour trouver les ressources nécessaires à l'entretien
de ses armées.
3.
Allusion aux quarante-trois dévaluations qui intervinrent
entre 1689 et 1715.
4.
En 1706 et 1707, Louis XIV obligea les créanciers à accepter
des « billets de monnaie» en paiement des dettes.
5.
Le roi de France est réputé thaumaturge : il aurait le pouvoir
de guérir les écrouelles par imposition des mains.
6.
Allusion au dogme de la Trinité.
7.
Allusion à la pratique de !'Eucharistie.
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Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui
laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de
temps en temps, pour l'exercer;de certains articles de
croyance.
Il y a deux ans qu'il lui envoya un grand
écrit, qu'il appela Constitution I et voulut obliger, sous
de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout
ce qui y était contenu.
Il réussit à l'égard du prince,
qui se soumit aussitôt et donna l'exemple à ses sujets.
Mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent
qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans
cet écrit.
Ce sont les femmes qui ont été les motrices
de toute cette révolte, qui divise toute la cour, tout le
royaume et toutes les familles.
Cette Constitution leur
défend de lire un livre que tous les chrétiens disent
avoir été apporté du ciel 2 : c'est proprement leur
Alcoran 3• Les femmes, indignées de l'outrage fait à
leur sexe, soulèvent tout contre la Constitution : elles
ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège.
On doit pourtant avouer que ce moµfti 4 ne raisonne pas mal, et, par
le grand Hali, il faut qu'il ait été instruit des principes
de notre sainte loi.
Car, puisque les femmes sont d'une
création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes
nous disent qu'elles" n'entre�ont point dans le Paradis,
1.
Il s'agit de la bulle Unigenitus, promulguée le 8 septembre
1713: les «deux ans» dont parle Rica ne renvoient donc pas à
l'époque (fictive) de l'histoire (la lettre est censée avoir été
écrite en 1712) mais à l'époque (réelle) de l'écriture.
2.
Cette bulle défendait aux femmes la lecture de la Bible.
3.
Alcoran: variante sortie d'usage de «Coran».
4.
Moufti: jurisconsulte musulman qui donne des avis sur des
questions juridiques et religieuses; par ce mot appartenant à sa
propre culture religieuse, Rica désigne le Pape.
pourquoi faut-il qu'elles se mêlent de lire un livre qui
n'est fait que pour apprendre le chemin du
Paradis 1 [ •..
] ?
De Paris, le 4 de la lune de Rebiab, 2, 1712.
4.
Contre le pouvoir de la religion
Diderot, Discours d'un philosophe à un roi, l ?74.
Le Discours d'un philosophe à un roi témoigne chez Diderot
d'une véritable violence anticléricale : la religion et l'Église,
généralement perçues comme des obstacles aux Lumières,
sont d'autant plus combattues par le directeur de l'Encyclopédie
qu'il considère qu'elles reçoivent l'appui du pouvoir politique.
L'enjeu,....
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